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      « L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi les enfants de la bourgeoisie » – Entretien avec Maurice Midena

      Leo Rosell · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 10 February, 2021 - 20:11 · 28 minutes

    Dans Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte, 2021), le journaliste Maurice Midena étudie le processus de transformation de ces étudiants, bons élèves consacrés par le système scolaire, en futurs manageurs efficaces. Des excès de l’entre-soi festif au sein du campus à l’indigence intellectuelle des cours proposés, il montre que les failles de ce système des grandes écoles de commerce répondent en fait à une fonction bien précise : l’intégration des impératifs de l’entreprise par ces futures élites, qui incarnent l’esprit du capitalisme néolibéral. Au détriment de tout esprit critique ? Entretien réalisé par Léo Rosell.

    LVSL Vous avez vécu de l’intérieur l’« expérience étudiante » des écoles de commerce, à Audencia Nantes. L’avant-école est un moment important selon vous car il permet à la fois d’envisager la particularité française de la classe préparatoire, les attentes voire le « non-choix » des étudiants qui arrivent un peu par défaut dans ce milieu, ou encore les stratégies publicitaires des écoles pour attirer le plus de clients possibles. Comment êtes-vous arrivé dans ce monde que vous analysez aujourd’hui de façon critique ?

    Maurice Midena J’ai été, et je pense qu’il est nécessaire d’insister là-dessus, en bien des points un étudiant classique d’école de commerce, tant par mes modes de pensée que par mes comportements au sein de l’école. De la même façon, le parcours qui m’a conduit à intégrer Audencia en septembre 2013 ne diffère guère du commun des étudiants d’école de commerce, avec les petites variations liées à ma socialisation et mes affects personnels.

    Je parle sans précision de mon parcours dans le livre alors je vais me permettre d’être ici un peu plus exhaustif. J’ai toujours été un élève d’une studiosité pour ainsi dire remarquable, toujours dans les deux premiers de ma classe de la sixième jusqu’en dernière année de prépa, toujours plus ou moins assis au premier rang. J’ai grandi en Champagne-Ardenne, avec un père cadre chez Areva et une mère comptable dans une petite maison de Champagne, typiques « classe moyenne supérieure », avec un bon capital économique, un capital culturel moyen, mais un capital social très faible, et symbolique nul.

    J’ai été scolarisé dans un collège de campagne, à Anglure dans la Marne, puis j’ai fait mon lycée à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, ancienne petite gloire du textile français, dont la santé économique a été saccagée par la désindustrialisation. J’avais toujours rêvé de journalisme, depuis mes 10 ans, mais on m’avait assez répété que c’était une profession difficile à intégrer, un « rêve » presque inaccessible, d’autant que personne autour de moi, famille et enseignants compris, ne savait vraiment quelle était la meilleure voie d’orientation pour me mener à bon port. Ayant toujours été consacré par le système scolaire, mes professeurs de seconde m’ont poussé à aller en filière scientifique, comme il est de coutume pour les bons élèves perdus au milieu les brochures de l’Onisep [Office national d’information sur les enseignements et les professions, spécialisé dans l’orientation des lycéens, NDLR].

    En terminale, j’ai opté pour intégrer une prépa, voie prestigieuse et qui « ouvrait toutes les portes » comme on dit. Étant absolument réfractaire à une carrière scientifique, voulant conserver les humanités tout en gardant un peu de maths, critère de sécurisation là encore, j’ai donc « choisi » une prépa économique et commerciale qui me paraissait être un bon entre-deux. Je suis donc entré en 2010 au lycée Roosevelt de Reims, petite prépa sans prétention, qui intégrait un étudiant tous les trois ans dans une parisienne, là où certaines prépas d’élite y intègrent trois quarts de leurs effectifs chaque année.

    Rapidement happé par l’émulation intellectuelle, la bonne ambiance générale, la grande bienveillance de nos professeurs, j’ai été habité par ce désir moteur en prépa : celui de briller aux concours. Désir qui écrase toute réflexion sur « l’après », sur le projet de vie que l’on veut mener, sur nos aspirations profondes. Et une fois les résultats du concours tombés, tout nous pousse – et par « tout », j’entends les sacrifices consentis pendant les deux à trois années de prépa, et les stratégies de séduction bien rodées des écoles –, à intégrer la meilleure de celle où on a été admis, Audencia à Nantes me concernant.

    Mais ce sentiment de « non-choix », de « choix par défaut » quant à rentrer en école de management n’est pas l’apanage des étudiants qui viennent de province comme moi : il est aussi prégnant, à des degrés certes divers, comme je le montre dans le livre, chez les jeunes issus des classes très aisés des grandes villes ayant eux-mêmes des proches passés par ces écoles. Même si ces derniers sont en général un peu mieux renseignés sur ce qui les attend en école.

    LVSL Étiez-vous conscient, déjà à l’époque, des défauts de ce système des écoles de commerce ?

    M. M. Si par défauts on entend ceux que je dépeins dans le livre comme les résultats d’un formatage comportemental et intellectuel configurés par le capitalisme, alors non, pas du tout. En revanche, j’étais très accablé par l’indigence intellectuelle des cours, l’absence d’exigence académique attendue des élèves et la piètre curiosité intellectuelle dont ces derniers faisaient preuve.

    Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

    Mais je me suis vite fondu dans la masse : je me suis engagé dans une « liste » assez tôt, j’ai eu plusieurs engagements associatifs, j’ai multiplié les activités parascolaires, et j’ai aussi œuvré à me constituer une certaine reconnaissance sociale. Le sexisme latent et l’ignominie de certains de mes congénères m’apparaissaient, comme à beaucoup d’autres, mais en filigrane, sans vraiment pouvoir le penser clairement et l’analyser finement. Et sans jamais m’y opposer.

    En tout cas je n’étais pas une sorte de pourfendeur de ces institutions quand j’y étais. J’avais même tendance à les défendre – l’esprit de corps, n’est-ce pas ? –, quand une voix extérieure se risquait à critiquer les écoles de commerce sans n’y avoir jamais mis les pieds. J’ai allègrement participé à tout son folklore, sans jamais être un parangon de vertu, et j’ai tâché de m’y faire une place au chaud. Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

    LVSL Comment vous est venue l’idée d’écrire cette synthèse sur le processus de formation – et de formatage – des étudiants dans les grandes écoles de commerce ? Vous parliez par ailleurs d’un « esprit de corps » qui empêchent certains étudiants de développer un esprit critique vis-à-vis de leur école. Avez-vous eu du mal à obtenir les témoignages d’élèves de ces établissements ?

    M. M. L’idée de ce livre est le fruit d’une double ambition. La première, celle de faire un travail journalistique de documentation précise et le plus exhaustif possible sur ce qu’on fait vraiment , ce qu’on apprend en école de commerce. Un travail d’enquête en somme, pour le grand public, mais pas au sens de révéler des scandales, plutôt de repositionner des éléments factuels, des témoignages, des récits, dans la dynamique idéologique, politique, économique et sociale qui les régit, à savoir le capitalisme dans sa configuration néolibérale.

    Je convoque d’ailleurs de nombreux travaux de sciences sociales, peu connus du grand public, pour donner à penser ce processus de formation comme un système, un tout cohérent, et pas comme un cursus qui aurait des « mauvais côtés ». Montrer que les « limites », que ce soit le bizutage ou la médiocrité des enseignements, sont en fait institutionnalisés, me paraissait primordial.

    Ensuite, j’avais plusieurs réflexions, interrogations, hypothèses personnelles, qui d’ailleurs transparaissent dans mon texte, auxquelles je voulais trouver des réponses, pour mieux comprendre ce que j’avais vécu pendant deux ans. Je me disais, à juste titre vu les premiers retours de lecteurs que j’ai reçus , que ces questionnements devaient être partagés par bon nombre de personnes qui sont passées par ces écoles. Ce livre tente de leur donner des réponses.

    Pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement.

    Je n’ai pas eu trop de difficultés à trouver des témoignages. J’ai d’abord commencé à interroger des gens avec qui je partageais des amis communs, pour finir par contacter des personnes qui m’étaient complètement étrangères. Le fait d’être moi-même passé par une école de commerce a rassuré mes sources, tout comme le fait que je les anonymisais, en commun accord avec ma maison d’édition.

    En effet, pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement. D’une part, critiquer son école, s’accompagne d’une peur de déprécier son image et donc la valeur de son diplôme. Ensuite, l’esprit de corps n’épargnant personne, même les personnes qui ont des propos très durs envers leur école gardent un très fort attachement envers ces institutions, notamment parce qu’ils ont encore beaucoup d’amis rencontrés sur leur ancien campus : il n’est pas très agréable d’écrire un livre critique sur des écoles dont sont issus les trois quarts des gens avec qui vous partez en vacances.

    D’autre part, les étudiants ont souvent peur de passer pour des gens qui « crachent dans la soupe ». L’esprit de corps de ces écoles est peu tendre avec ses renégats. Il est très difficile de porter un discours fondamentalement alternatif dans ces écoles, tant l’esprit collectif est tourné vers l’adoubement de tous ses principes, et demeure rétif à l’esprit critique.

    LVSL Vous avez intitulé ce livre Entrez rêveurs, sortez manageurs , reprenant ainsi un slogan de l’Inseec en 2018, dont se souviennent peut-être les utilisateurs du métro ou les observateurs des réseaux sociaux, qui avaient tourné en dérision cette campagne publicitaire. En quoi cette formule est-elle révélatrice selon vous de la « métamorphose » qui s’opère dans les écoles de commerces, à l’issue de laquelle l’étudiant devient un « produit fini », pour reprendre l’expression significative d’un directeur d’école ?

    M. M. Ce slogan est plutôt significatif de ce que les écoles pensent, ou veulent donner à penser d’elles-mêmes : on entre en école avec ses rêves et ses vocations et on les concrétise en une carrière professionnelle épanouissante, à la fois rémunératrice, statutairement enviable, et en accord avec nos aspirations profondes.

    Couverture de l’ouvrage de Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs, Formation et formatage en école de commerce,Paris, La Découverte, 2021, 310 p., 20€.

    En vérité, l’école de commerce agit comme un mode d’assimilation des attentes du « réel ». Vos rêves – si vous en avez, car il ne faut pas sous-estimer le nombre de jeunes gens qui arrivent en école de commerce sans vocation du tout –,vous devrez les remiser au placard. Ce qui vous attend, c’est une conversion aux lois de l’entreprise : rentabilité, efficacité, subordination.

    Tout cela est depuis quelques années recouvert du vernis de l’épanouissement au travail, où se mêlent des questions de « sens » et de culture d’entreprise. Cela comprime le feu pour faire passer la pilule, mais le « produit fini » est moins le résultat de ses vocations, que celui d’un apprentissage intellectuel et comportemental, au bout duquel, s’il a un peu de chance et beaucoup d’abnégation, ce produit fini aura une petite marge de manœuvre pour rêver de temps à autres.

    Du reste, l’école de commerce est pour beaucoup pourvoyeuse d’un certain type de rêve : le rêve d’une grande carrière, de responsabilités, de hautes rémunérations, d’accomplissement de soi par et pour l’entreprise, la réussite de cette dernière étant présentée et perçue comme l’alpha et l’oméga d’un monde qui se porte bien.

    LVSL Dans plusieurs passages, vous raillez « l’esprit critique » que ces écoles assurent développer chez leurs élèves. Vous citez notamment les travaux du sociologue Yves-Marie Abraham sur la « déscolarisation » des étudiants d’écoles de commerce, à travers une sorte de conversion « du souci scolaire au sérieux managérial ». Ces travaux insistent sur l’indigence intellectuelle des enseignements dans ces écoles, qui peut désenchanter d’ailleurs les anciens élèves de classes préparatoires. Quelles formes prennent les enseignements dans ces écoles, et quelle est la fonction de ce processus qui ne doit rien au hasard selon vous, et qui n’est pas non plus sans rappeler la « crétinisation des élites » analysée par Emmanuel Todd ?

    M. M. Le « concept » que vous évoquez de « crétinisation des élites » de Todd, qu’il n’a pas, il me semble, développé outre mesure dans ses textes, m’a beaucoup accompagné dans la rédaction de l’ouvrage. Toutefois je parlerais davantage d’un phénomène « d’abrutissement intellectuel » des étudiants.

    Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça »

    D’une part, leurs stimulations intellectuelles se réduisent comme peau de chagrin : l’exigence des cours est quasi nulle, leurs contenus sont d’une faiblesse intellectuelle affligeante, ce qui favorise le désengagement des étudiants de la sphère académique, d’où le phénomène de déscolarisation que je dépeins, selon les termes d’Yves-Marie Abraham. Happés par la « vie de l’école » et la bulle du campus, les étudiants affirment aussi se désintéresser de l’actualité, de ce qui se passe dans le monde, des grands enjeux contemporains.

    Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça », entendre, « penser », débattre, perdre du temps avec une quête de savoirs « gratuits ». Dans les discussions, les ragots encombrent toutes les lèvres, et les circonvolutions politiques n’effleurent que de rares langues.

    La disparition de presque toute forme embryonnaire d’intellectualité – je me souviens tout de même avoir eu un débat étonnamment dense à 4h du matin et un peu trop alcoolisé avec mon colocataire sur la rivalité Sartre-Camus en retour d’OB [soirée open bar , NDLR] –, s’accompagne d’une prolifération de comportements abrutissants, entre jeux d’alcools permanents, bizutages variables, et de fracassages de glaçons avec le crâne. L’institution est conçue de telle sorte qu’on s’y amuse beaucoup, et qu’on passe plus de temps à tâcher de soigner son image qu’à faire acte de réflexion.

    Pendant ce temps, les écoles affirment développer « l’esprit critique » de leurs étudiants, sous prétexte de deux cours de géopolitique par-ci et d’une option d’économie des médias par-là. La prépa aussi fait son office : elle a un rôle de légitimation de l’esprit critique. Sous prétexte d’avoir étudié six heures de philosophie et six heures d’économie par semaine, pendant deux ans, dans un cadre programmatique très restreint, on s’imagine facilement être un érudit de premier plan.

    Surtout, c’est très performatif : nombreux sont les étudiants qui affirment avoir une « opinion critique », ce qui ne veut strictement rien dire. Cela conforte tout de même les uns dans leurs positions assumées de futurs cadres, et soulage les autres du fardeau de devoir embrasser un projet de vie qui tend à les répugner. Que le savoir dispensé en prépa soit nécessaire pour développer un esprit critique, soit. Considérer qu’il est suffisant, c’est la négation même de l’esprit critique.

    Une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe.

    Pour autant, il serait faux de dire que les cours ne servent à rien. Ils permettent aux étudiants de développer une « culture générale » de l’entreprise privée, en finance, en marketing ou encore en ressources humaines. Ils sont aussi le lieu premier du développement d’un « habitus de manageur », en proposant ateliers et jeux de rôle, mais aussi par le mode de rendus des devoirs, qui prend souvent la forme de Powerpoints à présenter à l’oral, ce qui par ailleurs joue dans l’abrutissement intellectuel, tant la forme prime sur le fond, jamais très élevé.

    Ceci étant, une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe. Nombre d’étudiants peu investis en première et en deuxième année reviennent de leur stage de césure avec des intentions plus studieuses lors de leur semestre de spécialisation. Preuve parmi tant d’autres de leur conversion.

    LVSL Vous étudiez les opinions politiques des étudiants des écoles de commerce, à l’aune des invitations de personnalités politiques à des débats, des références intellectuelles partagées par ces étudiants ou des simulations du premier tour des élections présidentielles de 2017. Si Emmanuel Macron et François Fillon étaient largement en tête, totalisant à eux deux près de 75% des suffrages, Jean-Luc Mélenchon arrivait tout de même troisième, avec près de 12%. Quels enseignements en tirez-vous sur la vision que les étudiants en école de commerce portent sur la politique ?

    M. M. Je consacre en effet tout un chapitre à la « dépolitisation politisée » qui s’opère dans ces écoles. D’un côté, les étudiants ne s’intéressent que peu à la chose publique. De l’autre, pourtant, leurs opinions politiques sont hyper polarisées à la droite de l’échiquier politique, certains se disant de centre-droit voire de centre-gauche en ce qui concerne Macron. C’est évidemment la conséquence de leur socialisation, à dominante bourgeoise, à fort capital économique.

    Mais ce n’est pas tout. La dominante « macroniste » a beaucoup à dire, étant donné qu’Emmanuel Macron était crédité dans le sondage à près de 50% des voix. Évidemment, dans des écoles qui vous présentent le cadre de fonctionnement de l’entreprise, la propriété privée lucrative, l’impératif de rentabilité et le désengagement de l’État du monde des affaires comme des horizons naturels, souhaitables et indépassables, voter pour le candidat qui, avec François Fillon, incarne le mieux ces principes, n’est pas une surprise.

    Le sentiment d’identification est puissant vis-à-vis de Macron. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

    En outre, Emmanuel Macron en 2017, il ne faut pas l’oublier, tenait un discours qui pouvait séduire une grande partie de ces étudiants, à savoir dépasser le clivage gauche-droite, réconcilier la réussite des entreprises et le « progrès » social. Il apparaissait « modéré », ce qui colle bien avec ces étudiants qui réfutent tout « populisme », et tous les « extrêmes », sans jamais s’interroger sur le caractère radical et pour le coup « extrême » qui sous-tend toutes les dynamiques du capitalisme néolibéral dont Macron est l’alpha et l’oméga.

    La figure macronienne est aussi pourvoyeuse d’affects auprès de ces étudiants : Macron, c’est l’ancien préparationnaire, un énarque (faussement) érudit, qui a fait des allers-retours entre le public le privé. Le sentiment d’identification est puissant. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

    De l’autre côté, le vote Mélenchon, outre le fait qu’il aspire toutes les voix de gauche, comme à la vraie présidentielle, avec un Benoît Hamon peu fédérateur, est la preuve de la présence d’esprits hérétiques en école de commerce. De gens qui cherchent des idées qui vont en dehors du cadre idéologique imposé par le néolibéralisme, qui ont une critique souvent plus construite et affirmée du capitalisme. Des étudiants qui malgré tout conservent un esprit critique – sans faire de Jean-Luc Mélenchon le parangon de la pensée critique, que l’on s’entende – et qui conçoivent fermement l’incompatibilité des impératifs de la propriété privée lucrative avec ceux de la justice sociale et de la transition écologique.

    C’est ce dernier point qui manque à bon nombre d’étudiants qui ont voté Macron, en pensant sincèrement qu’il était de gauche, ou qu’en tout cas son programme et ses idées étaient compatibles avec davantage d’égalité et de respect de l’environnement. C’est sur ces mêmes dynamiques que nombre d’entre eux ont voté « écolo » aux municipales. Mais tout ceci est compréhensible : il leur est impossible de réaliser ce saut intellectuel tant leur affect commun les conduit en premier lieu à défendre le cadre idéologique et l’ordre social dans lesquels les entreprises sont les réponses à tous les maux du monde, tout en étant aussi leurs causes, bien entendu.

    LVSL D’ailleurs, le profil sociologique du recrutement des écoles de commerce leur donne souvent l’image d’écoles pour « fils à papa ». Cette réputation est-elle selon vous justifiée ?

    M. M. Il y a derrière cette expression une facilité de jugement que je trouve, sinon abusive, au moins contre-performative. Tout en considérant que je la comprends assez bien. Les étudiants des écoles de commerce sont très majoritairement des enfants de cadres supérieurs, un peu plus de 50%, et sont largement surreprésentés par rapport à leur part dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de près de 20 points.

    Une bonne partie de ces étudiants n’a tout simplement jamais travaillé avant de rentrer en école de commerce, et passait ses étés à faire des voyages avec ses parents aux quatre coins du monde. Dans le même temps, les enfants d’ouvriers et étudiants boursiers sont très largement sous-représentés.

    Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

    Collectivement, les étudiants issus de milieux favorisés dégagent en effet une certaine forme d’arrogance et de condescendance vis-à-vis de ce qui n’est pas « eux » ou « avec eux ». Ce côté « fils à papa » s’affiche d’autant plus quand on voit ces diplômés à la tête de grandes entreprises, dans les médias, ou lorsqu’ils obtiennent des responsabilités politiques d’importance. L’apothéose se situe lorsqu’ils jouent aux start-uppers innovants, alors qu’ils ne deviennent que des produits financiers comme les autres. Quand ils sont en école, ils se prennent déjà pour les rois du monde.

    Toutefois, on ne peut les limiter individuellement à ce genre de registres. Beaucoup des jeunes diplômés ont une conscience, même si celle-ci reste parfois très diffuse, de la violence du monde social capitaliste, et de la place qu’ils tiennent dans cet ordre social. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

    Avant d’être des fils à papa qui se comportent comme tel collectivement, ces étudiants forment une masse de jeunes gens qui sortent d’une adolescence tardive, corsetée bien souvent par la prépa, que l’on lâche dans une fosse de débauche du jour au lendemain en les sommant de devenir des manageurs en quatre ans. Il faut en être arrivé au dernier degré de la bêtise pour les tenir comme hautement responsables de ce qu’ils deviennent.

    L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi de plein fouet les enfants de la bourgeoisie, à ceci près évidemment que la place du manageur est matériellement et politiquement plus enviable que celle du travailleur à la chaîne. Ce qui, de fait, offre des perspectives politiques qui me semblent jusqu’ici peu exploitées par une certaine gauche : faire adhérer à son projet les cadres du secteur privé.

    Alors bien entendu, une bonne partie d’entre eux, sans doute entre 50 et 60%, sont pour ainsi dire perdus pour la cause. Mais il reste une masse non négligeable de cette « caste » de jeunes diplômés et travailleurs supérieurs à convaincre : ceux qui sont entrés en école de commerce sans vocation, et qui œuvrent dans les métiers du management sans réel engouement. Ils sont nombreux, très nombreux. Ces gens-là n’attendent qu’une chose : qu’on leur tende la main, qu’on ait quelque chose à leur offrir, qu’on les persuade qu’autre chose est possible et que cette autre chose est en tout point préférable à la mélasse qu’on nous sert chaque matin.

    Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

    Cela ne veut pas dire qu’il faudrait se limiter à un projet de « gauche de gouvernement ». Ils sont foncièrement capables d’entendre et d’apprécier la « radicalité », même si on leur a mis le contraire dans la tête. Encore faut-il la rendre hautement désirable, mais là est tout l’enjeu du politique. Regardez seulement tous les témoignages qui sortent sur les comptes @balancetastartup ou @balancetoncabinet [de conseil] : parmi ces jeunes gens, beaucoup n’en peuvent plus.

    Ils se rendent compte de plus en plus que l’idéal de réussite professionnelle – et de vie – qu’on leur a servi n’était que mensonge et pacotille, violences morales et finalement physiques. Si vous les faites venir à vous, vous atteignez en plus une couche de la société primordiale : certes assez faible en effectif, mais qui par sa position si particulière entre classes moyennes et les « 1% », peut ouvrir des perspectives électorales et politiques rarement envisagées. C’est sans doute une des limites du populisme. Opposer les « élites » au « peuple », c’est in fine se priver d’un potentiel instrument de bascule au sein même de ces « élites ». Même, et sans doute surtout, lorsque l’on souhaite proposer un projet politique radical, et entre nous, radicalement de gauche. Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

    LVSL Outre cette relative homogénéité sociale, le campus des écoles de commerce constitue selon vous une véritable « bulle locale » dans laquelle se reproduit une forme d’entre-soi avec des codes plus ou moins implicites. Quels sont les effets de cette socialisation particulière, et comment s’exprime concrètement la « vie de l’école » ?

    M. M. La vie de l’école s’articule autour d’un folklore extrêmement codifié, qui passe par le langage, les vêtements, les hiérarchies entre associations, la consommation d’alcool, les relations interpersonnelles et les multiples formes que revêt le bizutage, de ses degrés les plus « doux » et acceptés par la majorité, à ses degrés les plus violents, qui peuvent causer de sévères dommages à l’intégrité morale voire physique des étudiants.

    Le sentiment d’appartenance […] catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

    L’école de commerce consistant en un basculement brutal des habitus – du scolaire au managérial –, il faut pour cela un environnement clos, qui pousse ceux qui y évoluent à adopter rapidement des codes puissamment enracinés. En les adoptant, on montre « qu’on en est », d’autant « qu’en être » est rendu désirable par l’institution.

    On ne transforme pas un jeune étudiant taillé à rester quatre heures assis sur une chaise à disserter sur l’ontologie de l’espace en un jeune cadre dynamique prêt à présenter des axes de déploiement stratégiques à un comex sans mettre en branle de puissants moteurs affectifs. Le sentiment d’appartenance en est un, parmi de nombreux autres en école de commerce. Cela catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

    LVSL Pour autant, cette posture au cœur de l’habitus managérial cache souvent un « bullshit », assumé par certains témoignages qui s’en amusent parfois même, quand d’autres, en quête d’épanouissement, font davantage écho à la critique des « bullshit jobs » par David Graeber. Comment expliquer cet attrait du vide et comment se concilie-t-il à la question du « sens » ?

    M. M. Cela mériterait un long développement, mais il me semble qu’il faut cesser d’en appeler à ce livre de Graeber. D’ailleurs, quand on voit l’utilisation qui en est parfois faite, on se rend compte que peu de gens l’ont lu. Certes, l’anthropologue a capté quelque chose de l’époque, mais ce travail présente trop de défauts. Il mélange dans ce concept des réalités très disparates, propose une méthodologie discutable, et s’appuie sur des données statistiques extrêmement faibles.

    Avec le mot « bullshit », on sous-entend « l’absence de sens » comme si le « sens » avait quelque chose de foncièrement absolu, naturel, évident. Le « bullshit » dépeint par les élèves pour qualifier leurs cours, c’est d’abord le manque d’exigence intellectuelle des enseignements et des attentes de l’école en termes académiques. La question du « sens » au travail, quant à elle, qui apparait dans l’expression « bullshit jobs », pour les étudiants d’école de commerce, se répond aisément : le sens de leur boulot, c’est de se plier aux impératifs du capitalisme néolibéral en servant le bon fonctionnement des entreprises privées, en œuvrant dans leurs fonctions de supports ou de services. C’est précisément à ça que servent les cours.

    Il reste ensuite que les vicissitudes existentielles liées au sens des étudiants ne se posent qu’individuellement, et dans les interstices laissés vacants par la nécessité de mener à bien un projet professionnel dans les clous enfoncés par le cursus de formation.

    La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble .

    Le problème de Graeber, et de la place du « sens » dans la logorrhée managériale, c’est qu’elle se cantonne à sa dimension individualiste sans jamais se poser en termes collectifs ou très peu chez Graeber en tout cas : quel sens, en termes tant de signification que de direction, voulons-nous donner au travail, à la production, à la consommation, à l’organisation de la cité ? Voilà l’enjeu, et l’enjeu seul, d’autant plus dans un monde organisé autour de la division du travail. D’ailleurs, au fond, derrière le sens, transparaît souvent un mal-être lié aux conditions de travail, c’est-à-dire à la subordination salariale, et à l’impression de ne pas participer au bien commun.

    Entre nous, les individus qui trouvent dans leur travail les jouissances nécessaires se plaignent rarement du sens de leur job, ou en tout cas en dernière instance seulement, quand il faut bien avoir quelque chose à dire sur le sujet car tout le monde est sommé de se poser la question, mais à soi, et rien qu’à soi. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble .

    Partis comme ça, on continuera à se tailler le bout de gras devant les consultants et traders qui vont pêle-mêle élever des chèvres dans le Larzac ou monter leur micro-brasserie à Barbès, au lieu de s’interroger sur la pertinence pour le bien commun de laisser à des intérêts privés le luxe de décider de la marche du monde. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui est pour le coup un formidable « bullshit ».

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    POURQUOI L’EXISTENCE DES BULLSHIT JOBS EST UNE ABSURDITÉ ÉCOLOGIQUE

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      Covid-19 : apprenons à vivre avec pour avancer

      Rafael Guenoun · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 30 January, 2021 - 03:40 · 4 minutes

    Par Rafael Guenoun.

    Aujourd’hui, alors que j’allais acheter des planches de bois à mon magasin de bricolage local afin de réparer des étagères, j’ai été frappé par les produits placés en tête de gondole dès le premier rayon : des masques de différentes tailles, couleurs, design, ainsi que du gel hydroalcoolique et d’autres produits utiles dans la période actuelle ; au cas où vous auriez été plongés dans un coma il y a un an et venez à peine de vous réveiller, nous entrons bientôt dans la deuxième année d’une pandémie tout droit venue de chez nos amis communistes chinois .

    Sur le chemin du retour, petit arrêt dans une épicerie pour y acheter du lait pour mon fils. Masques obligatoires et disponibles à l’entrée pour les personnes n’en possédant pas, distributeurs automatiques de gel hydroalcoolique dernier cri, et joli balisage au sol pour rappeler aux clients les distances socialement appropriées.

    Pizzeria et ordre spontané

    À trois minutes de la maison, j’ai l’opportunité de voir la toute nouvelle fenêtre de ramassage installée par la pizzeria locale sur la façade est de l’établissement, qui permet aux clients de récupérer leur repas commandé par téléphone, depuis leur voiture, en quelques secondes à peine. Dans le silence de l’habitacle de ma Jeep, je bénis le capitalisme et ce que Hayek a nommé l’ordre spontané .

    En effet, ici, tous ces établissements privés ont recueilli une information de terrain (qu’attendent d’eux les consommateurs pour continuer à venir acheter leurs produits) et l’ont utilisée pour trouver des solutions à la frilosité des clients, en pleine pandémie.

    Certes, là où j’habite, le port de masque en espace clos est obligatoire. Cependant, toutes ces entreprises ont effectué des investissements durables, dont la fenêtre de pick-up est la plus parlante, et qui dépassent largement les obligations réglementaires.

    Pourquoi ? Hé bien, simplement parce que, d’une certaine manière, l’absence de visibilité économique actuelle est une forme de visibilité. Les hommes politiques feraient d’ailleurs bien de s’en inspirer. Pour faire simple : nous pouvons parler d’un monde d’avant le Covid, mais pas du monde d’après, car le monde d’après est le monde de maintenant .

    Ce qu’a compris Mélenchon

    Alors que Bruno Le Maire claironne depuis l’année dernière que reviendront les beaux jours et la croissance après la crise, il est triste de voir que seul un Jean-Luc Mélenchon semble avoir compris que le virus est là pour rester et qu’il s’agit maintenant d’apprendre à vivre en parallèle de lui.

    Au passage, il profite de l’occasion pour nous vendre une sorte de planisme sous stéroïdes, la « société de roulement », qui ferait sans doute pâlir d’envie les mêmes gouvernants chinois qui nous ont mis dans cette panade.

    Imaginez un instant vivre dans un monde où vous pouvez vous rendre chez le boulanger de 16 h 15 à 16 h 30, mais que les portes vous seraient fermées dès 16 h 31. Et quid du petit, qui avait école de 15 h 12 à 17 h 27, mais que vous n’avez pas pu récupérer, car vous n’avez pas le droit de circuler en voiture, sauf entre 15 h 32 et 16 h 08… Je caricature, mais vous comprendrez que l’idée, mise en pratique, tend à une imbuvable expansion des pouvoirs publics. Si le confinement est une prison, la société par roulement est une prison plus grande encore, et à ciel ouvert.

    Cela étant dit, même Stéphane Bancel, le PDG de Moderna, l’admet : ce virus est là pour longtemps (voire pour toujours), et l’inéluctable apparition de variants successifs doit nous amener à penser la vie avec le Covid, plutôt que cachés de ce dernier. Le prochain confinement, qui semble arriver à grands pas, sera vraisemblablement le dernier, car – je reconnais à Mélenchon ce point – on ne peut pas continuer à vivre en stop-and-go .

    Comme je le précisais dans mon dernier billet , je fais partie des personnes les plus précautionneuses en temps de pandémie, et je m’auto-confine volontiers, notamment du fait de comorbidités dans ma petite famille.

    Pourtant, je reconnais aux autres l’envie de sortir le bout de leur nez, et je pense qu’il serait dès à présent préférable que nous apprenions à vivre maintenant, peut-être masqués, de préférence vaccinés, certes à distance, mais – en tout état de cause – que nous nous adaptions à la nouvelle situation, plutôt que d’attendre une résolution magique ou providentielle du problème.

    Comme le dit Stéphane Bancel (peut-être aussi pour prêcher pour sa paroisse) : nous allons « vivre avec ce virus comme on vit avec la grippe » . Une fois la vaccination mise en place efficacement, il faudra multiplier les rappels, en fonction des nouvelles souches, chaque année. Oubliez donc l’après-Covid.

    Bref, il est temps pour toutes et tous de construire sa propre fenêtre à pizza.

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      Le socialiste d’aujourd’hui n’est pas le socialiste d’antan

      Finn Andreen · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 28 January, 2021 - 04:00 · 9 minutes

    le socialiste

    Par Finn Andreen.

    Les libertariens se demandent souvent pourquoi le socialisme continue à être si populaire, alors qu’il s’est avéré être un tel échec en tant qu’idéologie politique et système économique. Bien que l’idéologie de l’éducation publique et des médias traditionnels soient des raisons importantes qui expliquent cela, la persévérance obstinée du socialisme est aussi quelque peu fictive, car le socialisme a évolué : le socialiste d’aujourd’hui n’est pas le socialiste d’antan.

    Cette distinction est importante à garder en tête lors de l’élaboration d’une éducation libertarienne pour contrer cette évolution.

    La différence entre le socialiste traditionnel et le socialiste moderne

    La différence entre le socialiste traditionnel et le socialiste moderne correspond à la distinction que Ludwig von Mises a proposée entre le socialisme et l’intervention de l’État dans le libre marché. Les socialistes traditionnels, d’influence marxiste directe, ont presque disparu, en même temps que les expériences socialistes ont échoué, l’une après l’autre, au cours du XXe siècle. Personne se qualifiant aujourd’hui de socialiste ou de gauche ne pense que la nationalisation des moyens de production est la meilleure façon d’organiser la société. Aucun socialiste moderne ne justifie l’oppression politique et l’étouffement économique typiques de l’État socialiste.

    Cependant, les socialistes modernes ferment toujours les yeux sur les preuves, maintenant irréfutables, montrant que le marché libre est le plus grand créateur de richesse de l’ histoire , même quand il est entravé par l’intervention de l’État. Ils refusent toujours d’accepter que des milliards de personnes ont été sauvées de la pauvreté par le capitalisme – en version dégradée – et que des centaines de millions de personnes aient rejoint la classe moyenne grâce à la libéralisation du commerce international et à l’ouverture de larges pans des économies des pays en développement.

    Le socialiste moderne est donc une créature paradoxale

    Il accepte le libre marché et en même temps le rejette. Croire au libre marché dans certains cas mais pas dans d’autres est une position idéologique pour le moins ambiguë, qui semble intellectuellement intenable et qui devrait au moins être défendue. Mais les socialistes modernes n’ont généralement pas cette incohérence intellectuelle. Ils considèrent plutôt, souvent sans donner de précisions, que le libre marché fonctionne dans une certaine mesure et qu’il doit être limité et contrôlé.

    Ils sont convaincus que l’État doit jouer un rôle fondamental dans la société, pour protéger les travailleurs contre le capitalisme sauvage, qui autrement non seulement continuera à les opprimer, mais détruira la civilisation elle-même.

    Parmi les socialistes modernes on trouve évidemment la gauche radicale et les sociaux-démocrates, ainsi que les élites libérales et la droite, mais aussi tous les conservateurs ayant abandonné le libéralisme classique pour s’adapter au temps. Les socialistes modernes représentent donc une grande et hétérogène majorité, mais ils ont une chose en commun : leur confiance dans l’État.

    Suivant la dichotomie de Mises ci-dessus, les socialistes modernes peuvent donc aussi être appelés étatistes . Comme le nom l’indique, les étatistes estiment que l’État doit intervenir sur le marché pour corriger ses nombreux excès imaginés et fournir un cadre réglementaire sans lequel, ils sont convaincus, il partirait en vrille. De vastes secteurs de l’économie (comme l’éducation ou la santé) doivent être placés sous le contrôle de l’État, s’ils ne le sont pas déjà.

    Les secteurs qui peuvent, selon eux, rester dans le domaine privé, doivent néanmoins être réglementés par l’État et protégés, si nécessaire, par des subventions, des tarifs , et d’autres types de redistribution . Les étatistes aimeraient souvent, même s’ils ne l’admettent pas toujours ouvertement, que les valeurs sociales et culturelles considérées comme inappropriées, comme le consumérisme ou le conservatisme, soient étouffées par l’État.

    La popularité de ces idées a eu de graves conséquences économiques, politiques et sociales au cours des dernières décennies, en France comme ailleurs. La plupart des étatistes ont de bonnes intentions, mais ils ont été éduqués avec une idéologie souvent basée sur des convictions erronées, des malentendus, et franchement, de l’ignorance.

    Le socialiste moderne et le capitalisme

    L’erreur la plus fondamentale que font les étatistes, et qui trahit leur manque de connaissance libertarienne, est peut-être la façon dont ils définissent le capitalisme. Ce qu’ils nomment capitalisme est en fait capitalisme d’État . C’est le capitalisme en tant que corporatisme, avec ses abus de pouvoir, ses monopoles artificiels, ses stratégies industrielles, et sa capture réglementaire.

    Les libertariens ont depuis longtemps dénoncé ces pratiques injustes et précisé qu’elles sont inévitables lorsque l’État s’immisce dans la vie économique de la société. En d’autres termes, ce que beaucoup d’étatistes pensent confusément être du capitalisme débridé, est en fait l’économie de marché bridée par l’État. Ils confondent cause et effet, puisque c’est l’implémentation de leurs propres idées étatiques qui ont créé les conditions politiques et économiques qu’ils critiquent aujourd’hui.

    Autrement dit, ils sont convaincus que l’État doit intervenir dans la société pour corriger les problèmes dont il est lui-même largement responsable.

    La plupart des étatistes ne sont pas conscients de cette contradiction, ni des conséquences néfastes de leurs convictions politiques. Ceci n’est pas surprenant, car ils n’ont pas appris comment fonctionne réellement l’économie de marché et les nombreuses façons dont l’intervention de l’État la déforme. Ils adhèrent simplement aux idées et valeurs étatistes qu’ils ont reçues dès leur très jeune âge par l’éducation publique, les média s, et souvent involontairement, par la famille et les amis.

    L’écrasante majorité de la population n’a malheureusement jamais été initiée au libertarianisme, et ne possède donc pas les outils conceptuels pour comprendre pourquoi cette doctrine étatiste de la société est erronée.

    Un besoin urgent d’éducation libertarienne

    Il y a donc un besoin criant pour un autre type d’éducation – une éducation aux piliers économiques et politiques du libertarianisme ; respectivement, l’ économie autrichienne et le droit naturel . Il peut sembler présomptueux, voire condescendant, de suggérer que les socialistes modernes ont besoin d’être éduqués. Il serait en effet présomptueux de proposer une éducation alternative à celle que reçoit la grande majorité si la société moderne était libre, pacifique, harmonieuse et riche. Mais ceci n’est pas le cas, comme la plupart des étatistes le reconnaissent immédiatement.

    En outre, les libertariens gardent souvent une certaine humilité, car la plupart étaient eux-mêmes étatistes avant de recevoir cette même éducation de la liberté. D’ailleurs, c’est peut-être pour cela que les libertariens comprennent si bien les étatistes, alors que l’inverse n’est presque jamais le cas.

    La distinction entre les socialistes traditionnels et modernes est pertinente pour l’élaboration d’une telle éducation libertarienne. Puisque les socialistes modernes interprètent et expriment le socialisme différemment des socialistes traditionnels, l’éducation nécessaire pour convaincre les étatistes de la folie de leurs idées politiques et économiques ne peut pas être la même que celle utilisée dans le passé.

    Les socialistes traditionnels devaient être sensibilisés avant tout à la définition de la liberté, aux conséquences désastreuses de la planification centralisée, et au rôle essentiel des prix dans la société. C’est pourquoi ils devaient apprendre la critique du marxisme de Böhm-Bawerk, la critique de Mises sur le calcul en économie socialiste, l ’avertissement de Hayek contre le collectivisme, ainsi que sa théorie non moins connue sur l’ utilisation de la connaissance dans la société.

    Cette éducation, bien que toujours fondamentale, n’est plus aussi importante qu’elle ne l’était autrefois, car les socialistes modernes ont déjà implicitement appris ces leçons. Ils se rendent compte que la théorie de la plus-value de Marx est erronée, qu’une économie planifiée et la tentative d’abolir la propriété privée conduisent à l’effondrement de la société. Les étatistes ont plutôt besoin de recevoir une éducation aux causes et conséquences de l’intervention de l’État dans une société libre.

    L’éducation du socialiste moderne devrait donc contenir des concepts clés tels que l’ effet Cantillon, la loi de Say, le sophisme de la vitre cassée de Bastiat, l’ analyse de l’État par Rothbard, et la critique de la taxation par Hoppe.

    Ces lois économiques et ces principes libertariens sont essentiels pour comprendre pourquoi une société basée sur le capitalisme d’État devient insoutenable et instable à long terme. Une telle société ne peut plus s’améliorer et s’engage alors inévitablement dans un déclin économique, social et culturel.

    L’éducation libertarienne est fondamentale pour renverser cette tendance, pour apprendre aux jeunes générations que le socialisme moderne est intrinsèquement décadent, car elle génère une diminution de l’épargne individuelle, un affaiblissement des liens familiaux, une disparition de la responsabilité personnelle, et une crise de confiance dans le système politique. Ce sont des conséquences prévisibles du socialisme moderne.

    La faillite morale et économique du système politique actuel, et avec celle-ci la réalisation que ce système arrive maintenant au bout du rouleau, pourrait rendre de nombreux étatistes plus réceptifs qu’avant aux réponses que le libertarianisme propose. L’éducation du socialiste moderne devrait aussi être plus simple que la conversion d’un socialiste traditionnel au libertarianisme.

    Ce dernier était souvent armé d’une dialectique solide basée sur les textes de Hegel, Marx, Engels et Lénine. Mais la plupart des socialistes modernes n’ont jamais lu ces auteurs et ne connaissent au mieux que vaguement leurs idées, aussi erronées et dangereuses soient-elles. Les étatistes n’ont pas réellement d’idéologie à proprement parler ; leurs convictions politiques sont souvent basées davantage sur des émotions que sur des principes. Un exemple typique est celui où payer ses impôts est fièrement considéré comme un acte de solidarité.

    L’éducation du socialiste moderne doit donc aussi inclure la moralité. Les étatistes ont besoin d’être convaincus que l’adoption des idées libertariennes fera d’eux de meilleures personnes. S’ils s’embarquent dans cette éducation avec un esprit ouvert, s’ils prennent le temps de vraiment comprendre les arguments politiques et économiques du libertarianisme, ils verront que le capitalisme, correctement définie, conduit à la société la plus pacifique, stable et juste.

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      Carrefour/Couche-Tard : Bruno Le Maire s’empêtre dans ses contradictions

      Michel Albouy · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 18 January, 2021 - 04:15 · 5 minutes

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    Par Michel Albouy.

    Suite à l’annonce le 13 janvier 2021 du groupe canadien Couche-Tard de son intérêt pour prendre le contrôle de Carrefour , le microcosme politico-économique français s’est enflammé. Notre ministre de l’Économie s’est même étranglé d’horreur et a vaillamment déclaré, comme un vrai résistant courageux face à l’envahisseur, lors de l’émission C à Vous : « A priori, je ne suis pas favorable à cette opération ».

    Pour lui, Carrefour est un « chaînon essentiel dans la sécurité alimentaire des Français, dans la souveraineté alimentaire ». « Le jour où vous allez chez Carrefour et qu’il n’y a plus de pâtes, plus de riz, plus de biens essentiels, vous faites comment ? », a-t-il expliqué dans une belle envolée lyrique.

    Le jeudi matin suivant, l’action Carrefour, qui avait fortement progressé avec l’annonce de l’offre, refluait de plus de 5 % à l’ouverture de la Bourse. Chacun pourra apprécier la rigueur économique de notre ministre de l’Économie dont la formation littéraire ne l’a jamais préparé à de tels évènements.

    Carrefour : une entreprise encore française ?

    Qu’est-ce qu’une entreprise française ? La question hante les débats académiques en sciences de gestion. Mais deux indicateurs semblent s’imposer : le lieu de l’activité (chiffre d’affaires) et la composition du capital de la société.

    Selon les statistiques connues, Carrefour réalise moins de 50 % de son chiffre d’affaires en France (46,9 %) comme le tableau ci-dessous le montre. Au passage on note la forte présence du groupe au Brésil et en Espagne, deux pays qui n’ont jamais eu à se plaindre de la distribution de pâtes et de riz par Carrefour.

    La répartition très dispersée du capital de la société Carrefour ne témoigne pas également d’une prépondérance française. Certes, la famille Moulin 1 possède 9,74 % du capital de la société et associée aux familles Diniz et Arnault elles ne totalisent que 22,64 % du capital. Le reste est dispersé chez des investisseurs institutionnels étrangers et ou privés. Bref, pas de quoi considérer Carrefour comme un champion national.

    Clairement, au vu de ces chiffres (origine du chiffre d’affaires et répartition du capital), on peut légitimement s’interroger sur la nationalité du groupe Carrefour et sur la légitimité du ministre de l’Économie français Bruno Le Maire à s’opposer à la démarche du groupe canadien Couche-tard.

    Carrefour : un chaînon essentiel de la souveraineté nationale ?

    La question porterait à la dérision si ce n’était l’avis d’un ministre de la République française. On sait depuis longtemps qu’en France le patriotisme économique et la souveraineté économique sont des concepts à géométrie variable, sans véritable assise scientifique autre que celle du protectionnisme économique.

    D’une façon générale, nos dirigeants applaudissent lorsque nos entreprises prennent le contrôle d’entreprises étrangères mais sont farouchement opposés aux opérations inverses. C’est le « libéralisme » à sens unique. Une version édulcorée de celle de Lénine : « ce qui est à vous et à moi et ce qui est à moi est à moi » . Or, tous ceux qui connaissent le monde des affaires savent qu’il n’est pas possible de faire longtemps des affaires à sens unique.

    À supposer que Couche-Tard prenne le contrôle de Carrefour, qui peut raisonnablement penser (sauf Bruno Le Maire) que ses dirigeants voudraient priver les Français et les autres pays de pâtes, de riz et de yaourts ? Leur objectif sera sûrement, bien au contraire, de développer le chiffre d’affaires et peut-être d’améliorer la gestion de ce groupe de distribution.

    En réalité, Bruno Le Maire se trompe encore une fois de combat, comme dans le cas des dividendes. En prenant connaissances de ces déclarations, on ne peut que lui recommander de prendre un bon cours de gestion financière d’entreprise. En fait, le problème n’est pas le contrôle capitalistique d’un groupe de distribution, mais bel et bien la question des filières de production agricoles françaises. Mieux vaudrait s’intéresser, de façon intelligente, aux conditions de survie de nos producteurs agricoles, pour le coup bien français, eux.

    Carrefour : une entreprise responsable ?

    La mode est à la responsabilité sociale des entreprises . Dans le contexte exceptionnel de pandémie et dans une démarche d’entreprise responsable, Alexandre Bompard, le PDG, a fait part au Conseil d’administration de sa décision de renoncer à 25 % de sa rémunération fixe pour une période de deux mois (vous avez bien lu : deux mois sur douze que compte une année !).

    Et dans un souci de responsabilité sociale et sociétale, le Conseil d’administration a également décidé de réduire de 50 % le dividende proposé au titre de l’exercice 2019, qui s’élève ainsi à 0,23 euro par action. Chacun appréciera ce green washing à sa juste mesure qui est dans l’air du temps et qui devrait sanctuariser nos dirigeants bien-aimés, mais dont fâcheusement Couche-Tard, qui poursuit ses objectifs de croissance, avait l’air d’en avoir rien à faire de cette responsabilité sociale chère à Bruno Le Maire.

    Carrefour : épilogue trois jours après

    Est-ce la pression de nos autorités bien aimées, mais le 16 janvier 2021 Carrefour et le groupe canadien Alimentation Couche-Tard ont annoncé avoir interrompu leurs discussions préliminaires en vue d’un rapprochement entre les deux groupes. Dans un communiqué conjoint, Carrefour et Couche-Tard disent en revanche prolonger leurs discussions pour « examiner des opportunités de partenariats opérationnels ». Quand on connait le chevauchement géographique pratiquement inexistant entre les deux groupes, on devine ce qu’une telle déclaration signifie.

    Les dirigeants de la France, qui chaque année, accueillent à grands frais, à Versailles, de grands groupes internationaux pour les inciter à miser sur notre territoire et qui cherchent à attirer les investisseurs étrangers, ont un double discours.

    Dans la pratique, en repoussant les avances préliminaires d’un groupe québécois prêt à investir dans une entreprise française (sur le papier), Bruno Le Maire rappelle au reste de la planète que la France est un pays qui pratique le capitalisme à sens unique. Or, une telle pratique est incompatible avec les règles du jeu de l’économie de marché. Mais est-ce que Bruno Le Maire le sait ?

    1. Ginette Moulin est l’actionnaire majoritaire du groupe Galeries Lafayette. La fortune de la famille Moulin est estimée en 2018 à 3,9 milliard d’euros selon Wikipédia.
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      Pour la Chine, le capitalisme est un outil, rien de plus

      Yves Montenay · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 14 January, 2021 - 04:00 · 13 minutes

    la Chine

    Par Yves Montenay.

    La Chine fascine et effraie à la fois. C’est une grande puissance inquiétante, mais aussi un modèle pour certains. Comme toujours, l’histoire éclaire le présent.

    Un peu d’histoire pour commencer

    Il faut d’abord se souvenir que la Chine sort de plus d’un siècle de soubresauts et d’humiliations puis d’un naufrage presque total sous Mao. Cet empire millénaire qui enseigne à ses enfants une haute image de lui-même cherche à prendre sa revanche. Comme l’Allemagne d’Hitler, la Russie de Poutine et la Turquie d’Erdogan, mais avec le poids de 1,4 milliard d’habitants.

    C’est dans ce contexte, pour survivre d’abord, pour prendre sa revanche ensuite que la Chine utilise le capitalisme. Comme un outil, pas par conviction. L’actualité symbolisée par les attaques contre le groupe privé de Jack Ma semble montrer que cet outil peut être jeté maintenant que l’on estime ne plus en avoir besoin.

    Commençons par ces humiliations et ce naufrage.

    Plus d’un siècle de troubles profonds

    La Chine avait été envahie et battue par les Anglais en 1839 lors de la première guerre de l’opium, puis par l’ensemble des Occidentaux, Japonais compris ensuite. Elle était pratiquement devenue une colonie et tous les pays développés qui disposaient de concessions (quartiers sous leur administration)

    En 1911, la république chinoise est proclamée après le règne catastrophique de l’impératrice traditionaliste Cixi , au pouvoir de 1860 à 1908 avant de laisser la place à l’empereur-enfant Puyi.

    Mais le remplacement de l’empire par la république ne résout rien. C’est le temps de l’anarchie et des seigneurs de la guerre qui règnent sur certaines régions. Un capitalisme spontané se met en place notamment à Shanghai. Après Sun Yat-sen, premier président, arrive Tchang Kaï-chek qui doit faire face à la dissidence communiste menée par Mao et à l’invasion japonaise dès 1934… et je simplifie énormément une période complexe et troublée.

    Les Américains vont aider Tchang Kaï-chek à battre les Japonais qui capitulent en 1945. Mais le pays est épuisé et les communistes contrôlent le continent en 1949, tandis que Tchang Kaï-chek et son armée se réfugient à Formose, aujourd’hui Taïwan. L’élite économique de Shanghai se réfugie à Hong Kong, alors colonie britannique libérale et ouverte sur le monde.

    La catastrophe communiste

    Le régime communiste multiplie les erreurs économiques et les répressions. Il commence par l’exécution de 5 millions de propriétaires terriens, mais au lieu de distribuer les terres aux paysans comme promis, il crée l’équivalent des kolkhozes soviétiques. Le résultat est le même : la famine .

    Parallèlement les entreprises privées sont nationalisées.

    Deux crises aggravent la situation :

    • « Le grand bond en avant » de 1958 avec la création de super-kolkhozes sommés d’avoir une production industrielle. C’est un échec, avec 30 millions de personnes mortes de faim.
    • Puis la « révolution culturelle » en 1966, une guerre civile par laquelle Mao reprend le pouvoir qu’il avait perdu à la suite de l’échec du « grand bond en avant ». C’est la casse de ce qui reste de la culture traditionnelle avec la destruction des livres, objets d’art et monuments…

    À la mort de Mao en 1976, le pays est plus misérable que jamais, l’enseignement supérieur a été détruit et un grand nombre de cadres tués ou démis.

    La Chine actuelle : rattrapage et capitalisme

    Deng Xiaoping réforme profondément le pays. Il rétablit d’abord la situation alimentaire en donnant la jouissance, mais non la propriété, de la terre aux paysans. Il ouvre la Chine aux investissements étrangers et autorise un secteur privé national, qui va se développer rapidement, mais en conservant les entreprises publiques.

    Ce secteur privé comprendra des PME aux activités artisanales ou très locales, comme partout ailleurs dans le monde, et des sous-traitants ou des associés (parfois obligatoires) des entreprises étrangères. Ces dernières devaient leur transférer leur technologie en contrepartie de l’autorisation d’implantation.

    Remarquons que le régime prend soin de répéter que le régime est « le socialisme de marché », et non le libéralisme ou le capitalisme. L’OMC vient d’ailleurs de nier à la Chine la qualification d’économie de marché, car elle fausse la concurrence en privilégiant et subventionnant ses entreprises nationales par rapport aux étrangères. Il ne reste donc que le socialisme !

    L’économie chinoise se développe donc, mais en partant de très bas. C’est le rattrapage , comme pour les autres pays de la région. Malgré des taux de croissance très remarqués, le niveau de vie n’est en 2019 que le sixième de celui des États-Unis, avec de très fortes inégalités entre les villes de l’est du pays et les campagnes. Beaucoup de leurs habitants n’y survivent que par les envois des travailleurs migrants qui travaillent en ville mais restent administrativement rattachés à leur village d’origine, et en particulier ne bénéficient pas des droits sociaux des urbains.

    En 2010, la Chine devient la seconde puissance économique mondiale et commence à investir à l’étranger . Elle proclame qu’elle sera bientôt la première.

    La chine en comparaison avec le Japon et Taïwan

    La comparaison entre la Chine et le Japon est parlante. Les deux pays avaient plusieurs siècles de retard sur l’Occident, mais étaient convaincus de leur supériorité sur les barbares que nous étions. Il a fallu la force des armes pour qu’ils acceptent de s’ouvrir, les guerres de l’opium pour la Chine et l’arrivée de la flotte américaine en 1853 pour le Japon. Dans les deux cas il y a ensuite eu de féroces luttes intérieures entre modernistes prenant acte de supériorité occidentale et voulant s’en inspirer, d’une part, et traditionalistes d’autre part.

    Les deux pays ont été ensuite la destination de très importants investissements de la part d’entreprises occidentales. Ces dernières ont bénéficié de la relative alphabétisation de la population, contrairement à celle de l’Afrique. Par contre l’ordre public qui a régné à partir de 1868 au Japon a donné de l’avance à ce pays sur la Chine qui est restée presque toujours anarchique jusqu’à la mort de Mao, donc a décollé un siècle plus tard !

    Encore une fois, le rattrapage de l’Occident n’est pas du tout un miracle. Ce qui interpelle c’est que peu de pays l’aient réussi. Il s’agit principalement du Japon, de Taïwan , de la Corée du Sud , de Singapour et de feu Hong Kong , tous de civilisation chinoise ou très proches… et qui sont des démocraties… et qui n’ont pas bloqué l’apport libéral, dont le capitalisme…

    Je risque une hypothèse : ces pays ont attiré des étrangers non pas seulement par leurs bas salaires comme on dit habituellement, mais par l’ordre public qui y règne bien davantage que dans bien d’autres pays où les salaires sont encore plus bas.

    Cet ordre public doit assurer d’abord la sécurité physique, mais aussi la sécurité juridique, et c’est là que le comportement chinois détonne.

    Un changement de direction avec Xi

    En effet, en Chine, cet ordre juridique est en fait une tolérance très variable dans le temps et selon les entreprises. Et cette tolérance régresse considérablement actuellement.

    Alors que pendant longtemps, on espérait que le développement apporterait la démocratisation , cet espoir a été déçu avec l’arrivée au pouvoir du président Xi, puis avec les réformes constitutionnelles qui ont pérennisé ce pouvoir.

    Il s’agit aujourd’hui d’un pouvoir personnel, qui se consolide en permanence avec le perfectionnement du contrôle social et le retour du parti dans les entreprises, même étrangères .

    Une dernière étape est apparue récemment, avec la répression des témoins du début de la pandémie à Wuhan et avec le blocage des grandes réussites industrielles privées. C’est ce dernier point qui a ému la presse économique qui, jusqu’à présent, accueillait assez passivement les informations sur les multiples répressions.

    L’énorme goutte d’eau qui a fait déborder le vase est le blocage, 24 heures avant son lancement, du grand projet d’augmentation de capital lancée en bourse par la société Ant spécialisée dans une sorte de courtage de crédits. Quelques jours plus tard, c’est sa maison-mère, Alibaba , géant mondial des paiements par son application Alipay qui était critiquée.

    La presse réalisa alors que le patron de ce groupe, le célébrissime Jack Ma n’avait plus été vu depuis trois mois alors qu’il est en général médiatiquement très actif. Et qu’il s’était fait notamment remarquer par une critique des banques d’État, jugées très passives en matière de crédit… ce qui avait laissé supposer qu’il s’apprêtait à les concurrencer. Or les banques d’État sont non seulement à la fois le symbole et le moyen d’action de l’État communiste, mais de plus sont dirigées par des « princes rouges » politiquement puissants.

    La presse se souvint alors d’autres affaires un peu brutales. Il y a quelques années une jeune entrepreneuse s’était fait condamner à mort pour avoir court-circuité les banques en se finançant sur un marché financier de gré à gré. D’autres ont suivi, et aujourd’hui le dernier condamné à mort est Lai Xiaomin , patron de la plus grande société chinoise de gestion d’actifs.

    Tout cela a sonné le réveil des grands patrons occidentaux qui continuaient à rêver au « vaste marché chinois » dans lequel il fallait à tout prix s’implanter quel que soit le contexte politique : « les États peuvent se fâcher, mais qu’ils ne bloquent pas les affaires ! À chacun son boulot ».

    On trouve un exemple de cette attitude dans la signature fin décembre 2020 du projet d’accord entre l’Union européenne et la Chine, où cette dernière promet d’ouvrir aux entreprises occidentales l’accès de quelques marchés jusqu’à présent réservés aux entreprises chinoises. Ce projet n’enthousiasme pas les politiques au gouvernement français et au Parlement européen.

    Tout cela, s’ajoutant à l’apparition du virus, n’est pas bon, et la Chine a lancé une offensive médiatique pour redorer son image.

    Une légende dorée et sa critique

    Une série de témoignages chinois, mais aussi d’Occidentaux vivant en Chine, décrivent un pays quasi idéal avec une sécurité totale, un régime aux petits soins pour les populations confinées pour cause de virus, comme le dépôt de repas à leur porte par les comités de quartier, ce qui, au passage, rappelle l’encadrement de la population tel que je l’ai connu dans les pays communistes d’Europe. Les témoins évoquent également les équipements collectifs qui illustrent le soin que l’on prend de la population, comme le métro, les aires de jeux pour enfants…

    Mais cette légende dorée est accueillie avec un scepticisme croissant.

    Nous avons vu que le niveau de vie moyenn était médiocre et très inégal entre les groupes sociaux, ce qui veut dire que ceux en dessous de la moyenne sont encore très bas.

    Et la campagne de promotion de la Chine à l’international a des résultats inégaux. Les sondages tout autour de la planète montrent que l’image du pays s’est fortement dégradée.

    Prenons l’exemple de l’Afrique.

    La coopération entre la Chine et l’Afrique tourne à l’aigre

    La Chine a décidé d’intensifier sa coopération sanitaire avec l’Afrique. Après l’envoi de vaccins insuffisamment testés selon les normes occidentales, elle entreprend la construction d’un immeuble de 40 000 m² destiné à être le siège de l’organisation panafricaine de contrôle et de prévention des maladies. Les mauvaises langues disent que, comme le précédent immeuble offert par la Chine pour le siège de l’Union africaine, cet immeuble est truffé de caméras et de micros.

    Mais surtout sa construction n’a pas attendu son autorisation par l’Union africaine, alors que d’autres pays sont en compétition pour ce siège. Le Maroc a notamment l’appui des États-Unis et de la France. Bref, la Chine s’impose, ce qui n’est pas toujours bien vu, mais de là à refuser une aide…

    On sent également un désenchantement des pays « bénéficiaires » des « routes de la soie », cette pluie d’investissements en infrastructures promises par la Chine. On note des surcoûts vertigineux laissant supposer une importante corruption des gouvernements locaux et de responsables chinois, on voit avec inquiétude arriver le remboursement des dettes et la saisie en cas de défaut des infrastructures ou des mines.

    Mais si les peuples grognent, les gouvernants semblent apprécier les coups de main discrets que les Occidentaux ne peuvent plus donner, sauf à se faire condamner en France aux États-Unis et probablement ailleurs pour « corruption à l’étranger ».

    Conclusion : « plus riche que Xi, tu meurs »

    Tout cela est très loin du capitalisme libéral qui a développé l’Occident, puis les pays l’ayant imité. Ce ne devrait pas être une surprise, car le régime n’a jamais renié le communisme. Rappelons qu’en langage marxiste le socialisme est le stade qui précède communisme et son « avenir radieux » et que l’engrenage de l’histoire est irréversible.

    S’il a évoqué « le socialisme de marché », le gouvernement chinois n’a pas renié son objectif. Le marché était un moyen de réparer les dégâts du maoïsme. Xi s’estime maintenant assez fort pour abandonner ce moyen qui n’avait jamais été mis complètement place, comme vient de le constater l’OMC . L’heure de la revanche a sonné, mais c’est proclamé tellement fort que cela indispose le reste du monde.

    Et puis, jeter « l’outil capitaliste », n’est-ce pas scier la branche sur laquelle on est assis ? Ce sont des capitalistes chinois qui financent et font tourner matériellement le reste de l’économie !

    Enfin, un régime, ce n’est pas une abstraction désincarnée. Il y a des hommes qui veulent le pouvoir, puis qui veulent le conserver. Ces hommes n’ont rien de libéraux ni économiquement, ni politiquement, ni socialement. Il faut les révérer sinon on risque sa carrière et peut-être sa vie. En France on dit « la parole est d’argent mais le silence est d’or » . En Chine on n’évoque même plus la parole, et on se borne à dire « le silence est un ami qui ne trahit pas » . Jack Ma semble l’avoir oublié.

    Et peut-être a-t-il commis une autre maladresse, être plus riche en argent ou en influence, que le chef ! C’est impardonnable ! Fouquet défiant involontairement Louis XIV et bien d’autres l’ont appris à leur dépens.

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      Comment le capitalisme a libéré les femmes

      Chelsea Follett · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 29 December, 2020 - 03:30 · 5 minutes

    capitalisme

    Par Chelsea Follett, depuis les États-Unis.

    Y a-t-il quelque chose qui a davantage transformé le monde qu’Internet ? L’économiste sud-coréen Ha-Joon Chang le pense. Il soutient l’idée qu’une invention, un vecteur de libération , a eu un impact bien plus important dans notre quotidien : la machine à laver ! Machine que le regretté Hans Rosling considérait comme la plus grande invention de la révolution industrielle. Parce qu’elle a libéré les femmes de la corvée du linge, ou du moins d’y consacrer une journée entière par semaine .

    Résultat : les Américaines perdent à présent moins de 2 heures par semaine en moyenne pour cette tâche, et, aujourd’hui aux États-Unis, une plus grande proportion des ménagères défavorisées possède des machines à laver que n’en possédait la classe moyenne durant les années 1970. Même si la machine à laver est loin d’être la seule cause de l’émancipation des femmes en Occident, elle y a contribué à sa manière. « Sans la machine à laver, l’ampleur de la transformation du rôle des femmes dans la société et dans les dynamiques familiales n’aurait pas eu autant d’importance » avance Chang.

    Temps consacré à la lessive (en nombre d’heures par semaine)

    Source : Econweb and BLS

    Et le changement se poursuit. Grâce à la croissance économique et à la rapide diminution de la pauvreté dans le monde, davantage de femmes possèdent ou ont accès à une machine à laver. Ainsi, une étude de 2013 estimait à 46,9 % le nombre de ménagères en possédant une à travers le monde en 2010. Cela signifie que le marché des machines à laver a des marges importantes de croissance – et qu’il existe là un grand potentiel humain, prêt à se déployer.

    Prenez la Chine, le pays qui a connu la plus spectaculaire sortie de pauvreté, depuis que la libéralisation économique a permis à des centaines de millions d’individus de s’extraire de la misère. L’activité économique a été multipliée par 31 entre 1978, quand le pays a abandonné ses politiques économiques communistes, et 2016.

    En 1981, moins de 10 % des Chinoises citadines possédaient une machine à laver, tandis qu’en 2011, le chiffre s’élevait à 97,05 % . En 1985, moins de 5 % des ménages ruraux possédaient une machine à laver, en partie à cause du coût, mais aussi parce qu’ils n’avaient pas accès à l’électricité. En 2011, le taux montait à 62,57 %. La possession d’une machine à laver est donc un indicateur utile pour apprécier les formidables progrès de la Chine ainsi que la réduction des écarts entre la ville et la campagne.

    Taux d’équipement en machine à laver des ménages chinois

    Source : Laili Wang, Xuemei Ding, Rui Huang and Xiongying Wu, “Choices and using of washing machines in Chinese households”, International Journal of Consumer Studies (38) 2014, pp. 104-109.

    C’est une situation quelque peu différente en Inde, où les réformes économiques libérales n’ont débuté qu’en 1992, bien plus tard qu’ en Chine . De 1992 à 2016, l’activité économique du pays a été multipliée par 4 . Seulement 11 % des ménages possédaient une machine à laver en 2016.

    Comme en Chine, c’est dans les zones urbaines que l’on compte le plus grand nombre de ménages possédant une machine à laver, jusqu’à 20 % dans les villes les plus peuplées. Cela signifie que beaucoup de femmes continuent de faire la lessive à la main, frottant et battant le linge des heures durant, parfois sans avoir accès à l’eau courante. Néanmoins, les choses s’orientent dans la bonne direction. À mesure que l’économie de l’Inde croît et que la pauvreté régresse, davantage de femmes pourront se libérer de cette sale corvée.

    Que de chemin parcouru depuis le brevet déposé en 1937 par l’entreprise Bendix pour la première machine à laver automatique à usage domestique. Comme l’indiquait leur publicité dans le magazine Life de 1950, « l’esclavage de la corvée de lessive a disparu en seulement 13 ans » pour les femmes américaines. En 2007, Panasonic a lancé une machine à laver avec système de stérilisation, conçu spécifiquement pour répondre aux attentes des ménagères chinoises, et a grandement augmenté sa part de marché dans le pays.

    Il est important de comprendre ce qui est à la racine de ce progrès. Non seulement la concurrence et la recherche du profit ont été nécessaires à l’invention de la machine à laver, mais c’est surtout l’élan capitaliste qui a favorisé le développement continu des marchés à destination de nouveaux clients dans les pays en voie de développement. Tandis que l’innovation marquait le pas dans les systèmes socialistes, le capitalisme a contribué à l’émergence d’innovations, bouleversant bien plus le quotidien des individus que n’importe quel autre système économique et permettant la plus forte hausse de niveau de vie de l’Histoire.

    L’Afrique est le continent qui enregistre les pires records en matière de liberté économique, de pauvreté ainsi que d’accès aux technologies permettant d’économiser du temps. Mais même sur ce continent, le cercle vicieux tend à se briser, et le capitalisme aide, petit à petit, à réduire la pauvreté . Le nombre de personnes possédant une machine à laver reste faible, mais la plupart des Africains restent optimistes quant à leur avenir et leurs opportunités économiques.

    Aujourd’hui, les machines à laver réalisent toujours les mêmes tâches qu’il y a 80 ans – tâches qui ne se limitent pas au nettoyage du linge. Ces machines ont transformé le quotidien des ménagères, permettant aux femmes d’utiliser leur temps et leurs ressources à des choses beaucoup plus constructives. Et via le taux d’équipement en machine à laver à travers le monde, on peut suivre les progrès des libertés économiques.

    Un article publié initialement en mai 2017.


    Sur le web .

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      La Chine et l’Occident : des relations en danger

      Yves Montenay · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 26 December, 2020 - 04:45 · 12 minutes

    chine

    Par Yves Montenay.

    En quelques années les perceptions réciproques de la Chine et de l’Occident se sont transformées.

    Il y a encore peu, les deux se voyaient complémentaires. La Chine absorbait à toute vitesse l’argent, les hommes, les méthodes et les techniques occidentales pour se développer, et ce développement donnait aux entreprises occidentales l’accès à un eldorado. C’était à la fois l’usine du monde, ce qui a largement profité à Apple, et un marché fantastique, actuellement le plus important de la planète.

    La perception actuelle est presque opposée : son développement a fait de la Chine la deuxième puissance mondiale et bientôt la première. Cette puissance est de plus en plus orgueilleuse et hostile, les entreprises étrangères y sont bridées et pillées de mille façons, tandis que les coûts salariaux sont de moins en moins compétitifs.

    Et par-dessus tout la Chine prend plaisir à attaquer les démocraties dans leur essence même, en promouvant un système politique bien agréable pour les dirigeants notamment africains, mais pas forcément pour les populations, et encore moins pour celles de l’Occident habituées à la démocratie.

    C’est le divorce.

    Un divorce politique, qui n’est certes pas nouveau, mais qui s’accentue alors qu’on imaginait qu’il disparaîtrait avec le développement. Mais aussi un divorce économique avec une remise en cause du capitalisme qui avait pourtant tant apporté à ce pays.

    Ce divorce est difficile parce que tant la Chine que l’Occident continuent à avoir de mille façons besoin de cette complémentarité qui a maintenant plus de 30 ans.

    Bref, on avait oublié le divorce politique, le divorce économique pointe, mais pour l’instant chacun garde deux fers au feu.

    Fin de l’espoir de la démocratisation par le développement

    Souvenez-vous des discours du genre :

    « Quand on est pauvre, on ne pense qu’à la nourriture. En cultivant si on est paysan, sinon en gagnant quatre sous pour en acheter. Et il faut sans cesse veiller à ne pas se faire violenter ou tuer par ceux qui veulent vous prendre le peu que vous avez. L’autorité, même rude, est bienvenue.

    Quand on commence à être à l’aise et assuré de pouvoir se payer ses repas, on commence à penser à autre chose. On constate que l’autorité peut être prédatrice et de toute façon gêne notre liberté. On devient démocrate . »

    Ainsi George W. Bush déclarait, en 1999, que « la liberté économique crée des habitudes de liberté. Et les habitudes de liberté créent des désirs de démocratie… ».

    Et en 2000, on faisait entrer la Chine à l’OMC au nom des libertés économiques, pensant promouvoir à cette occasion les libertés politiques.

    Le raisonnement était même parfois géopolitique : « les guerres, c’est bon pour les pauvres, les pays civilisés commercent et constatent que c’est bénéfique aux deux parties. »

    Bien entendu, ceux qui tenaient ces discours oubliaient les guerres entre pays riches pourtant très nombreuses en Europe occidentale. Ils oubliaient aussi les dictatures acceptées par « les classes moyennes inférieures » qui réprimaient les élites politiquement libérales et les classes « dangereuses » pauvres.

    C’est le cas du fascisme, du nazisme et des innombrables populismes, mais ils sont souvent présentés soit comme des exceptions à la règle générale de démocratisation par le développement, soit comme une réaction à un événement exceptionnel, comme l’hyperinflation allemande des années 1921-1923 qui expliquerait la montée du nazisme. Rappelons que pour une base de 1 en 1914, l’indice des prix était à 10 après la guerre et à 1000 milliards en novembre 1923.

    Cette théorie sympathique de la démocratisation spontanée oubliait que la prise de pouvoir autoritaire ou dictatoriale venait souvent de l’action d’un petit groupe, tels les bolcheviques dans la Russie de 1917. Certes, ils exploitaient une situation nationale difficile, la Première Guerre mondiale en l’occurrence, mais qui avait bien d’autres solutions possibles comme en ont témoigné les autres pays européens et aujourd’hui les pays asiatiques…

    Bref, une fois de plus, les optimistes furent désavoués.

    La « désillusion Xi » et l’évolution vers la dictature en Chine

    Nous avons vu dans mes articles précédents la dérive dictatoriale de Xi, avec le durcissement du contrôle social : généralisation de la reconnaissance faciale pour les actes courants, contrôle des réseaux sociaux, contrôle politique, dont celui de Hong Kong, et celui de la pensée et du travail des Ouighours…

    La plus récente des innombrables victimes a été Ren Zhiqiang. Ce dernier, membre du PCC et magnat de l’immobilier chinois, fut accusé en 2016 de « salir l’image du Parti et de la Chine » , officiellement pour des faits de corruption, mais en fait pour avoir critiqué la censure croissante que le Président Xi Jinping faisait subir aux médias chinois. Il a ajouté à ses premiers torts celui de critiquer la gestion du Covid-19. Il fut condamné en septembre à 18 ans de prison.

    Nous avons vu également que si le développement économique de la Chine n’avait rien de miraculeux , car tous les pays sérieux font de même (hélas, ils ne sont pas nombreux). Il est néanmoins impressionnant de voir un pays de 1,4 milliard d’habitants prendre sa place normale, c’est-à-dire 20 % de la planète à tous les points de vue, militaire compris… et même davantage car la moyenne planétaire est tirée par le bas, justement par les pays qui ne sont pas sérieux.

    C’est ce développement impressionnant qui a nourri l’orgueil de Xi, et probablement celui d’une majorité de Chinois. Cet orgueil semble l’avoir convaincu que son système était le meilleur, ou du moins qu’il pouvait s’appuyer sur ses résultats pour consolider son pouvoir ; et ce d’’autant plus qu’il aurait ressenti un mécontentement et des menaces.

    Cette répression rappelle la méthode maoïste de jauger chacun à partir de son adhésion à « la pensée de Xi », maintenant enseignée partout. Il s’y ajoute le retour des cellules du Parti communiste au sein des entreprises privées , et le président a insisté pour que l’avis de ces cellules soit pris en compte par la direction de l’entreprise.

    Ce qui signifie que l’on change de système économique

    On a remarqué également des actions plus directes comme l’arme du crédit et l’exigence d’adapter l’activité de l’entreprise aux objectifs du pouvoir. Bref, « les entreprises privées sont placées sous la direction du parti ».

    Et le parti va les juger en permanence par le Corporate credit system : l’entreprise sera dégradée si le système repère un manquement à l’un des 300 critères parmi lesquels l’impôt, la qualité et le respect des réglementations, non seulement par elle-même mais aussi par ses partenaires commerciaux

    Xi Jinping a fini par intervenir lui-même pour empêcher l’introduction en Bourse d’ Ant Group , une opération à 34 milliards de dollars. Son patron, X, aurait alors eu une puissance financière lui permettant de remplacer des banques d’État , ce qui était son objectif affiché que l’on peut résumer par : « il est temps de remplacer ce système bancaire bureaucratique et inefficace ». Bref le politique semble préférer le pouvoir par le système bancaire en place à l’efficacité économique.

    Le président Xi semble donc se rapprocher de son aile gauche maoïste, alors que cette période a été une catastrophe pour la Chine et que c’est en devenant capitaliste qu’elle a pu s’en sortir !

    Dans cette hypothèse, adieu l’innovation, l’esprit de compétition et l’énergie frénétique qui ont sauvé le pays. Alors que la Chine était fière de ses entreprises privées devenues parmi les premières mondiales comme Alibaba, Tencent ou Huawei.

    Comment se fermer tout en continuant à bénéficier de l’Occident ?

    Mais le divorce total est difficile. La Chine a bien remarqué l’apport des entreprises occidentales et cherche à s’isoler de possibles représailles tout en continuant à en bénéficier.

    L’accord commercial que vient de signer la Chine avec ses voisins de l’Est et du Sud a fait grand bruit et peut être sommairement résumé par le remplacement des États-Unis par la Chine. Il semble toutefois que ce soit d’abord un succès diplomatique ayant peu de conséquences économiques. Remarquons que cet accord englobe l’Australie, alors qu’elle est en froid avec la Chine.

    C’est peut-être l’occasion de sortir du blocage actuel : l’Australie ayant critiqué la politique de Pékin s’est fait interdire l’accès à son principal marché, tant pour le vin que pour le charbon. Résultat : les centrales thermiques chinoises manquent de combustible et il y a des coupures de courant. Divorcer n’est pas si simple !

    D’où des efforts diplomatiques pour éviter des fâcheries. Nous avons vu les efforts de séduction de la Chine en Afrique . Ils viennent d’être complétés par « la diplomatie du vaccin » : la Chine se dépêche de proposer ses vaccins à prix modique dans les pays émergents sans attendre d’avoir opéré les essais cliniques, afin d’y prendre pied et favoriser ses autres actions.

    Mais le principal allié de la Chine pour continuer à bénéficier de l’apport occidental, ce sont les industriels occidentaux eux-mêmes.

    Et pour l’Occident, comment contenir la Chine tout en profitant de son marché ?

    En effet, les industriels occidentaux ne sont pas prêts à faire une croix sur le marché intérieur chinois.

    Une illustration en est le projet de traité sur la protection réciproque des investissements. Les Européens, qui estiment être plus ouverts aux investissements chinois que l’inverse, veulent sécuriser leur propriété intellectuelle et éviter un dumping interne de la part des sociétés d’État.

    L’Allemagne, qui préside l’Union européenne jusqu’au 31 décembre, a donc poussé à un accord avec la Chine. Celle-ci voulait également traiter rapidement, avant le départ d’Angéla Merkel, mais seulement après avoir eu la certitude du départ de Trump. On n’en est qu’au stade du projet et il faudra intégrer l’avis des États et du Parlement. Finalement la Chine aurait cédé sur l’accès des étrangers à certains marchés mais pas sur la sécurité de leurs investissements.

    Donc les affaires d’abord, pour vraiment contenir, on verra plus tard !

    Une autre illustration, la proclamation de la Chine d’être neutre en carbone en 2060 sert d’abord à soigner son image, mais les mesures qui seront prises dans cet esprit ouvriront des marchés à EDF, Suez, Veolia… Il est urgent de ne pas se fâcher !

    Le secteur français de la culture espère lui aussi profiter du marché chinois pour ses films, mais la censure des contenus est de plus en plus forte et la distribution donne priorité aux films chinois. En 2019 il y a eu 541 films chinois, 43 américains, 21 d’autres pays d’Asie et 11 français. En recettes, cela a fait 0,1 % du marché.

    Mais l’Union européenne fronce quand même les sourcils : le 15 juin 2020 elle a obtenu que l’OMC ne reconnaisse plus la Chine comme une économie de marché, ce qui permettra de lui retirer certains privilèges commerciaux et de surtaxer ses importations.

    En résumé, le divorce est difficile. Mais un acteur longtemps sous-évalué est en train de s’imposer : la démographie.

    Le reflux démographique va imposer des gains de productivité

    On oublie souvent que le succès chinois vient en partie du dividende démographique. Quand la population d’un pays pauvre voit sa fécondité baisser alors qu’il y a peu de personnes âgées (du fait de la pauvreté, voire de la misère et de la désorganisation sanitaire jusque dans les années 1980, dans le cas de la Chine), la proportion de personnes actives est forte pendant quelques décennies, la hausse des salaires est répartie entre moins de personnes et les charges de retraite sont faibles… d’autant qu’une partie de la population ne perçoit pas de pension.

    Mais c’est une période transitoire qui se termine en Chine. Les enfants uniques sont maintenant adultes. Comme dans bien d’autres pays, dont l’Allemagne, la pyramide des âges est de plus en plus gonflée dans les grands âges et se creuse à la base. L’effectif des générations tombe brusquement à partir de 27 ans en 2020, tombera à partir de 28 ans en 2021 etc. Et le phénomène va s’accentuer avec la diminution du nombre de parents.

    Mathématiquement il ne peut pas y avoir de salut par l’immigration, aucun pays au monde n’ayant de quoi boucher les trous de la pyramide des âges d’un pays de 1,4 milliard d’habitants. Sauf, théoriquement, l’Inde, mais c’est impensable des deux côtés pour l’instant. Très accessoirement je signale une importation clandestine de femmes, genre qui manque en Chine, puisqu’à l’époque de l’enfant unique, il fallait un fils et donc on s’arrangeait pour ne pas avoir de fille.

    Pour compenser cette baisse de la population active, il faudra compter sur la productivité pour maintenir le niveau de vie, alors qu’on était habitué à des hausses rapides. Et on s’accorde à dire que c’est cette hausse du niveau de vie qui permet au régime de durer. Or dans quelle mesure un secteur public encore majoritaire et un secteur privé de plus en plus bridé pourront-ils faire face ?

    Le capitalisme pourrait se révéler incontournable.

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      La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

      Jules Brion · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 31 October, 2020 - 12:58 · 10 minutes

    Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement .


    Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir , Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.

    La classe dominante cherche à se démarquer des autres

    Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).

    La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.

    Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir

    L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.

    Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80 % des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85 % pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français , majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.

    La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.

    Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.

    En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.

    De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse

    Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.

    Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».

    L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.

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