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      Katalin Kariko sauveuse de l’humanité : 5 leçons d’innovation

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 12 February, 2021 - 04:35 · 10 minutes

    Katalin Kariko

    Par Philippe Silberzahn.

    Retenez bien ce nom, si vous ne le connaissez pas déjà : Katalin Kariko. De façon sans doute un peu exagérée par des journalistes qui aiment les belles histoires, elle a été qualifiée de « femme qui allait sauver l’humanité » , mais il y a beaucoup de vrai néanmoins.

    Katalin Kariko, une histoire peu banale

    Chercheuse brillante, elle fuit sa Hongrie natale en 1985 car elle manque de moyens et atterrit aux États-Unis. Aujourd’hui à l’Université de Pennsylvanie, elle est l’inventeur du vaccin à ARN messager (ARNm), celui qui va probablement sauver des millions de vies menacées par la Covid.

    C’est une belle histoire comme on aime à les conter, celle de l’inventeur parti de rien, seul contre tous, qui manque de tomber plusieurs fois mais qui se relève et réussit finalement à triompher et connaît enfin la gloire.

    Mais plus prosaïquement, c’est aussi une histoire dont nous pouvons tirer des leçons utiles pour l’innovation, et singulièrement pour notre pays, qui en a bien besoin.

    Good girls go to heaven ; other girls go wherever they want.

    Quelles leçons tirer de l’incroyable aventure de Katalin Kariko ? Bien sûr, celle-ci ne sauve pas l’humanité à elle toute seule. Le vaccin sauve des vies parce que tout un système socio-technico-économique a été mobilisé pour le mettre au point, le financer, le tester, le fabriquer, le distribuer et l’administrer.

    Ce système mobilise des centaines de milliers d’acteurs. Il n’empêche, sans sa détermination et sa conviction chevillée au corps que la technologie à base d’ARN messager était prometteuse, nous serions aujourd’hui démunis face à l’épidémie.

    J’identifie pour ma part cinq leçons.

    Ce n’est pas l’idée qui compte, mais son acceptation

    L’important n’est pas d’avoir une bonne idée, mais de faire accepter cette idée. Katalin Kariko a eu très tôt l’intuition que l’ARN messager était une technologie prometteuse, sans forcément savoir où l’appliquer.

    Cette idée était minoritaire. À l’époque les chercheurs travaillaient sur les modifications d’ADN, solution que Kariko trouvait compliquée et dangereuse. Son opposition lui vaut d’être quasiment licenciée de l’université de Pennsylvanie.

    Heureusement un responsable de la faculté de médecine de la même université la connaît et lui fait confiance ; il lui trouve un poste où elle peut reprendre ses recherches.

    Plus tard, elle s’associera avec la startup allemande BioNTech pour mettre au point le vaccin. Lorsqu’on parle d’entrepreneuriat, mais aussi de découverte scientifique, qui correspondent aux mêmes logiques, on raisonne souvent en termes d’idées : est-ce que mon idée est bonne ? En pensant qu’il suffit d’avoir une bonne idée pour que tout le monde l’accepte.

    C’est une erreur très fréquente, notamment chez ceux qui ont eu une formation scientifique. Ce que cette histoire montre c’est qu’avoir une bonne idée ne suffit pas ; ce qu’il faut c’est convaincre les autres qu’elle vaut la peine d’être poursuivie. Comme disent les Américains : « Salesmanship is part of the game » (la vente fait partie du jeu). Autrement dit, la science, tout comme l’entrepreneuriat, est un exercice social.

    La carrière de nombreux innovateurs a été brisée pour avoir ignoré ce précepte fondamental. Katalin Kariko a réussi parce son travail et sa personnalité ont suscité la confiance d’acteurs-clés, et les a amenés à s’engager dans son projet d’une façon ou d’une autre pour le faire avancer.

    Offrir des voies multiples de succès

    Ce qui a sauvé Katalin Kariko est que face à l’hostilité de ses collègues de l’Université de Pennsylvanie, il s’est trouvé un service dont le responsable croyait en elle et lui a trouvé un job. Un système devient ainsi robuste lorsqu’il offre de multiples portes de sortie ou voies de rattrapage à ceux qui ne cadrent pas avec les croyances du moment.

    Ce fut l’une des grandes forces de l’Europe de l’après XVIIe siècle. Quand un homme, philosophe ou scientifique, était persécuté chez un prince, il pouvait toujours partir trouver refuge chez un autre prince. L’Europe a ainsi constitué une grande foire des idées et des croyances, qui fut source d’innovation et de robustesse, en empêchant une croyance dans un domaine de s’imposer totalement.

    Tous les grands innovateurs questionnent des modèles mentaux dominants, ces croyances profondes qui sont vues par ceux qui les ont comme des évidences, des vérités ne pouvant être questionnées. Sans voies alternatives d’avancée, les innovateurs sont condamnés à aller attaquer ces modèles frontalement, sans pratiquement aucune chance de succès. Les dindes ne votent pas pour Noël.

    Je pense à tous ces innovateurs qui participent aux concours internes de leur entreprise et doivent passer devant un jury de sages, c’est-à-dire de personnes qui doivent leur carrière au système en place, système que les innovateurs viennent questionner.

    Avoir conscience de la limite des grands programmes

    Cette leçon est directement liée à la leçon précédente.

    Il existe un courant important qui prône le développement de grands programmes dits moonshot (viser la Lune), inspiré du fameux programme Apollo de Kennedy.

    Ce courant est très prisé en France. Dès que nous connaissons un échec quelque part, il est question de lancer un grand programme. Nous avons donc pu entendre certains évoquer un Airbus du vaccin .

    Et pourtant, si la réussite de Katalin Kariko montre une chose c’est qu’elle n’est pas le produit d’un grand moonshot mais d’une détermination individuelle à poursuivre une idée.

    Dans son domaine, les grands programmes des années 1990 se basaient sur l’ADN, et c’est sa contestation de ces programmes qui lui a valu ses ennuis. Le principe de ces programmes est d’identifier un problème clair avec une solution tout aussi claire, puis de miser massivement sur sa résolution.

    C’est le propre d’une démarche causale : on fixe un objectif, on choisit une solution, puis on mobilise les moyens pour mettre cette solution en œuvre. Cette approche fonctionne relativement bien pour des objectifs simples et surtout dans un environnement stable.

    Elle est risquée face aux problèmes complexes dans lesquels les paramètres sont si nombreux qu’on ne sait pas à l’avance d’où la solution peut émerger, en l’occurrence dans des situations de rupture où on avance dans l’inconnu. Le programme Airbus tant vanté a réussi parce qu’il ne consistait qu’en un rattrapage de Boeing. Ce n’était pas facile, loin de là, mais la référence d’un tel programme pour des situations de rupture est contre-indiquée.

    Les grands programmes sont également inadaptés lorsqu’on part d’une solution et qu’on cherche un problème. En d’autres termes, lorsque l’objectif n’est pas connu à l’avance, comme ce fut le cas des travaux de Katalin Kariko. Mais au-delà, les grands programmes moonshot ont aussi le défaut de figer a priori à la fois la définition du problème et la solution recherchée, c’est-à-dire de s’enfermer dans un modèle mental figé.

    Ils éliminent de facto toute pensée alternative et ignorent que la révolution industrielle a résulté de l’expérimentation et de la démarche entrepreneuriale par petites victoires menées par des individus en marge du système. Autrement dit, les grands programmes pensent « science dirigée » alors que la réussite de l’ARNm traduit une pensée entrepreneuriale.

    L’incroyable pouvoir de l’intelligence humaine

    Est-il besoin de le préciser, la mise au point et la fabrication du vaccin (en fait de plusieurs vaccins) en un temps record est une prouesse extraordinaire . L’être humain a une incroyable capacité d’innovation pour résoudre les problèmes auxquels il est confronté, même si parfois ceux-ci semblent immenses.

    Faisons ici une sorte de pari de Pascal : plutôt que céder au pessimisme, qui ne nous fait rien gagner, parions sur cette capacité en regardant l’avenir comme infiniment ouvert. Il ne s’agit pas d’être naïvement optimiste – les défis sont nombreux et de taille – mais de reconnaître que le pessimisme nous enferme. Parier sur le génie humain et tout faire pour qu’il s’épanouisse est raisonnable.

    Questionner les modèles mentaux français

    La cinquième leçon est spécifiquement française. Beaucoup a été écrit récemment sur l’échec des entreprises françaises à développer un vaccin. Trop peut-être : un pays ne peut pas tout faire, et tout programme de recherche d’un vaccin ou d’un médicament peut échouer ; ce sont des choses qui arrivent, c’est même le lot des industries pharmaceutiques.

    Néanmoins, il ne fait aucun doute que cet échec devrait être l’occasion d’une prise de conscience de notre pays à propos de l’innovation. Comme en juin 1940, nous pouvons nous complaire dans une recherche de fautes passées et de coupables (version Maréchal Pétain), ou nous pouvons au contraire prendre acte de l’échec et regarder vers l’avenir (version de Gaulle) en nous demandant que faire pour que la prochaine Katalin Kariko soit française, ou à tout le moins qu’elle émerge et réussisse en France ? On pourrait intituler ce travail « opération Marie Curie »: qu’est-ce qui fait que nous avons réussi Marie Curie mais pas Katalin Kariko ?

    Beaucoup d’observateurs ont proposé des pistes d’explication au premier chef desquelles le fameux principe de précaution . Il est certain que celui-ci nous enferme dans une logique infernale dans laquelle le risque estimé est toujours supérieur au bénéfice possible.

    On a évoqué aussi, à juste titre, le salaire misérable des chercheurs en science. Je me souviens d’un ami chasseur de tête, spécialisé dans le débauchage de chercheurs français au profit d’entreprises et d’universités américaines. Il était effaré que ses cibles gagnent moins que son assistante, mais surtout de leur manque criant de moyens financiers et humains et de la stupidité bureaucratique.

    Il y a beaucoup d’autres raisons au marasme français, mais derrière tout cela se sont au final des modèles mentaux bien spécifiques, c’est-à-dire des croyances profondes, qu’il faut aujourd’hui questionner : essentiellement notre pessimisme, notre réflexe systématique à voir le mauvais côté d’une innovation, très souvent fantasmé.

    J’en fais régulièrement l’expérience.

    Lorsque j’évoque les progrès de la robotique, on me répond systématiquement qu’ elle va créer du chômage alors qu’on a depuis longtemps montré le contraire.

    Lorsque j’évoque les progrès de la génétique et de la biologie synthétique, on me répond Frankenstein.

    Nous sommes prisonniers d’un énorme modèle mental de peur du futur, et d’une nostalgie d’une époque dorée qui n’a jamais existé (on pense ainsi que l’on se nourrissait mieux avant). Plus précisément, le futur nous fait peur, et il nous dégoûte. Il ne nous intéresse pas, ou plus.

    Quand j’évoque les incroyables pistes de croissance économique possibles, qui tireront des millions de gens de la pauvreté, on me répond que cela épuise la planète , alors que plus un pays est riche, plus il est écologiste. Il s’agit de changer la façon dont nous voyons l’avenir et dont ceux qui contribuent à le créer sont considérés et reconnus dans la société.

    En bref, l’échec face au vaccin devrait être l’occasion d’un sérieux examen de conscience, mais comme l’a montré le traumatisme de 1940, cet examen peut nous conduire dans des directions fort différentes, le repli ou le sursaut. Nous n’avons aucun péché à expier ni traître à démasquer et à punir.

    Nous avons à tirer les leçons d’une situation regrettable, et nous convaincre que le futur est à nous si nous savons nous en emparer. Faute de quoi ce sont les autres qui le feront et il nous restera plus qu’à devenir un grand parc de conservation de la vie d’avant.

    Sur le web

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      Jeff Bezos, l’entrepreneur qui réussit

      Nathalie MP Meyer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 6 February, 2021 - 04:30 · 10 minutes

    Jeff Bezos

    Par Nathalie MP Meyer.

    Aux yeux des anticapitalistes de tout poil, le patron et fondateur du géant du commerce en ligne Amazon Jeff Bezos est la preuve vivante et définitive que l’accumulation de la richesse ne peut se faire qu’au détriment de la justice sociale et de la nouvelle variante que la « convergence des luttes » a adjoint à cette dernière, à savoir la justice climatique.

    Pour eux, l’affaire est des plus simples.

    Jeff Bezos n’est épargné par aucun cliché

    D’un côté, vous avez l’homme le plus riche du monde . Son patrimoine personnel tourne autour des 180 milliards de dollars en fonction des mouvements de la bourse, son entreprise figure parmi les plus grosses capitalisations boursières de la planète et elle vient d’annoncer un chiffre d’affaires de 386 milliards de dollars, soit 38 % de plus qu’en 2019, et un bénéfice net de 21,3 milliards de dollars – un record en cette année 2020 marquée par les confinements anti-Covid où l’on a vu tant d’autres entreprises recourir aux plans sociaux (voir annexe en fin d’article).

    Et de l’autre, vous avez un patron tellement implacable qu’il parvient sans peine à dépasser dans l’horreur tous les clichés du genre. Pas la moindre petite trace de « responsabilité sociale des entreprises » chez lui, mais un culte du profit insolent qui se traduit concrètement par l’exploitation des salariés, la ruine des petits commerces et la désertification des centres-villes, la disparition des surfaces cultivées pour installer des entrepôts géants, la destruction de la planète via le manège incessant des véhicules polluants qui assurent les livraisons et, comble de l’outrecuidance, une fiscalité absolument dérisoire.

    Bref, pour le dire avec la finesse de notre ministre de la Culture Roselyne Bachelot à l’époque où le gouvernement français s’est retrouvé pris au piège de ses listes de biens essentiels et non essentiels, « Amazon se gave » et il serait fort peu social et solidaire de laisser la situation empirer.

    C’est ainsi qu’à l’approche des fêtes de fin d’année dernière, saison traditionnellement faste pour le commerce en ligne, on a vu apparaître moult pétitions hautement conscientisées demandant en substance de boycotter Amazon et/ou de le taxer plus .

    De quoi conforter le ministre de l’Économie Bruno Le Maire dans son grand projet d’aller chercher l’argent là où il est, c’est-à-dire « chez les géants du numérique » .

    Cette diatribe fort courante souffre néanmoins d’une bonne dose d’approximations , couplée à un fort relent de militantisme décroissant qui s’encombre fort peu des réalités. Fondamentalement, c’est un mode de vie qui est en cause, ce sont les idées même de consommation et de croissance qui sont violemment rejetées. Pour les détracteurs d’Amazon, il existe une façon citoyenne de consommer qui passe exclusivement par l’économie circulaire et les acteurs de l’économie sociale et solidaire.

    Tout le reste n’est qu’injure faite à l’humanité et à la planète, comme en témoignait la farouche manifestation de samedi dernier contre l’implantation d’un nouvel entrepôt Amazon dans le Gard (photo de gauche).

    Mais des employés plutôt contents

    Et pourtant, allez faire un petit tour du côté du double entrepôt de Lauwin-Planque près de Douai dans le département du Nord (photo de droite) et vous rencontrerez des employés plutôt contents de leur emploi chez Amazon et passablement chagrinés par les critiques adressées à leur employeur.

    Séverine, par exemple. Méfiante au départ, comme tout le monde tant la contre-propagande marche bien, elle est entrée dans la gueule du loup comme intérimaire et ne rêve plus que d’y être embauchée :

    « Ce n’est pas dégradant de bosser pour Amazon. Et puis, qu’est-ce qui est mieux ? Travailler à la chaîne chez Renault ? J’étais diplômée en coiffure, j’ai travaillé chez SFR en tant que chargée de clientèle où on m’en a fait voir de toutes les couleurs, dans la logistique chez Kiabi, j’ai fait des ménages… Et c’est ici que je me sens bien. »

    Exception qui confirme la sinistre règle ? Eh bien, même pas : dans le baromètre Forbes 2020 des meilleurs employeurs mondiaux, Amazon arrive… en seconde position ! Le premier groupe français de ce classement est Dassault Systèmes qui obtient la 33 ème place et on passe ensuite à Safran et Michelin qui occupent respectivement les rangs 52 et 59.

    L’exigence de Bezos : la satisfaction du client

    Il est certain que le contexte de la pandémie de Covid-19 a donné des ailes au commerce en ligne en 2020. Mais l’engouement des consommateurs pour Amazon avait commencé bien avant cela car le client, la satisfaction du client, le service au client sont justement au cœur de la stratégie et de la réussite de Jeff Bezos.

    Anecdote rapportée récemment par le journaliste Brian Dumaine dans son livre Bezonomics : chaque fois que Bezos voit passer un email d’un client mécontent, il le réexpédie accompagné d’un « ? » des plus explicites au responsable concerné. Ce dernier abandonne sur le champ tout ce qu’il était en train de faire pour se consacrer exclusivement à la résolution du problème du consommateur. C’est pratiquement devenu un réflexe pavlovien au sein d’Amazon.

    Le client, donc, mais également l’innovation, la curiosité et même un brin de folie. Et aussi cette idée forte que chaque jour de l’entreprise doit être vécu comme s’il était le premier jour d’une nouvelle entreprise légère, agile et inventive. Pas question chez Amazon de voir la réussite s’encroûter dans la bureaucratie et la routine.

    C’est le fameux « Day 1 », concept qui revient en permanence dans les discours de Jeff Bezos et sur lequel il a conclu l’email envoyé mardi 2 février dernier à ses 1,3 million de salariés dans le monde pour annoncer qu’il quitterait prochainement la Direction générale du groupe pour ne conserver que la présidence du Conseil d’administration.

    Objectif : accorder plus d’attention à ses autres « passions » – l’aéronautique et l’espace avec Blue Origin, la presse avec le Washington Post , l’aide aux sans-abris et aux enfants déscolarisés avec le Day 1 Fund et l’environnement et le climat avec le tout nouveau Bezos Earth Fund inauguré l’an dernier.

    Peut-être est-ce sa façon de répondre à ses nombreux détracteurs, alors qu’il avait refusé de signer The Giving Pledge initié par Bill Gates et Warren Buffet il y a une dizaine d’années afin d’engager les milliardaires à consacrer leur fortune à la philanthropie.

    L’enfance de Jeff Bezos

    Mais avant d’être milliardaire, il faut le devenir. Pour Jeff Bezos, tout a commencé 57 ans plus tôt à Albuquerque au Nouveau-Mexique. Le futur homme le plus riche du monde est né en 1964 sous le nom de Jeffrey Jorgensen dans un couple à peine sorti de l’adolescence dont le père s’évapore peu après dans la nature. Sa mère se remarie quelques années plus tard avec Miguel Bezos, réfugié cubain qui adopte l’enfant et lui donne son nom.

    Le jeune Jeff manifeste rapidement une grande précocité intellectuelle. Toujours premier en tout à l’école, il devient inventeur, bricoleur et ingénieur dès qu’il rentre chez lui. Il se raconte qu’à 3 ans, il a démonté et remonté au tournevis les barreaux de son lit. À 8 ans, c’est le tracteur de son grand-père qui subissait le même sort. Il adore calculer tout ce qui se présente à son esprit : la consommation d’essence au kilomètre quand il voyage en voiture et même le nombre d’années de vie que sa grand-mère n’aura pas si elle continue à fumer comme elle le fait.

    D’habitude, ses talents en arithmétique lui attirent les félicitations de ses proches. Mais ce dernier épisode qui a fait pleurer sa grand-mère lui vaut une remontrance si profondément fondatrice qu’il en a fait part en 2010 aux étudiants de l’Université de Princeton dans une allocution articulée autour des talents qu’on a et des choix que l’on fait : « Jeff, un jour tu comprendras qu’il est plus difficile d’être gentil qu’intelligent » , lui assène son grand-père.

    L’anecdote se voulait tremplin vers une morale humaniste, mais elle aura surtout eu l’effet collatéral de consolider sa réputation de dureté dans l’esprit de ses contradicteurs.

    Des idées encore et toujours

    En 1986, Jeff Bezos sort de Princeton avec un diplôme en sciences de l’informatique. Il travaille dans plusieurs sociétés financières de Wall Street jusqu’en 1994, année de ses 30 ans où il réalise que les utilisations d’internet sont en train de croître à un rythme prodigieux de 2300 % par an.

    Du jamais vu qui lui donne l’idée folle et palpitante de lancer une librairie en ligne capable de commercialiser des millions de titres, prouesse qu’aucune librairie du monde physique ne serait capable de réaliser. Le tournant, radical, est typiquement technologique.

    Il quitte son (excellent) job et démarre le projet Amazon à Seattle dans son garage, bien conscient qu’il prend un risque énorme, mais bien conscient aussi qu’il pourrait regretter un jour de n’avoir rien tenté. Dès le départ, il recherche des collaborateurs doués en informatique, motivés, durs à la tâche et extrêmement rapides – comme lui, en fait. En contrepartie, la rémunération comprendra une participation significative au capital de l’entreprise.

    Dans sa première annonce de recrutement datée du 22 août 1994, il précise que les candidats retenus devront être capables de faire leur travail en un tiers du temps jugé nécessaire par les gens les plus compétents du domaine !

    Au fil du temps et de la technologie, la librairie en ligne de Seattle s’étend au vaste monde et se met à distribuer toute la gamme que l’on trouve habituellement dans les hypermarchés, produits alimentaires et pharmaceutiques compris, entraînant dans son sillage une profonde transformation du secteur de la distribution. Amazon propose en outre une market place où des entreprises indépendantes peuvent écouler leurs produits, ainsi qu’un service Prime de livraison hyper-rapide, le tout pour des tarifs hyper-concurrentiels. Jeff Bezos :

    « Dans dix ans, verra-t-on un client débarquer ici pour me dire ‘Salut, Jeff, j’adore Amazon, j’aimerais juste que les prix soient un peu plus élevés’ ou ‘j’aimerais juste que la livraison soit un peu plus lente’ ? Impossible ! » (cité dans Bezonomics )

    L’aventure est loin d’être terminée. En nommant le dirigeant du cloud d’Amazon Andy Jassy pour le remplacer au poste de Directeur général, Jeff Bezos nous dit que le e-commerce, c’est presque de l’histoire ancienne. Ce qui était crazy en 1994 est devenu normal en 2021.

    L’avenir passe maintenant par Amazon Web Services, l’entité qui représente déjà plus de la moitié des résultats du groupe pour 12 % du chiffre d’affaires et qui loue des logiciels et des espaces de stockage à des entreprises aussi importantes que Netflix, Engie ou Axa.

    L’impulsion du « Day 1 », une impulsion typique de l’entrepreneur, est plus que jamais à l’ordre du jour.

    Annexe : Résultats d’Amazon de 2018 à 2020

    Chiffre d’affaires des 3 branches – Résultat opérationnel – Résultat net et Impôts (12,7 % du résultat opérationnel en 2020) – Source : Form 10-K .

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      Doit-on bâtir une cathédrale pour donner un sens à son travail ?

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Wednesday, 20 January, 2021 - 03:30 · 9 minutes

    cathédrale

    Par Philippe Silberzahn.

    C’est entendu, notre époque est en recherche de sens , du moins c’est ce qu’on répète à l’envi aussi bien dans les entreprises que dans la société dans son ensemble. L’absence de sens conduit au désengagement et les directions des ressources humaines des grandes entreprises sont lancées dans une grande course pour recréer du sens sous la houlette de dirigeants visionnaires.

    L’idée est qu’une vision ambitieuse, une noble raison d’être, un grand récit, donneront un sens aux âmes en errance. Cette idée est bien traduite par une fable fameuse, celle du tailleur de pierres qui construit une cathédrale, motivé par quelque chose de plus grand que lui.

    Toute séduisante qu’elle soit, cette fable joue pourtant sur des ressorts très contestables et le fait qu’elle soit devenue une référence obligée des séminaires de motivation est regrettable. Non, il n’est pas nécessaire de bâtir une cathédrale pour donner un sens à son travail.

    La fable est connue : un voyageur arrive sur le chantier d’une cathédrale. Il avise un ouvrier et lui demande ce qu’il fait. « Je taille des pierres » répond-il sans enthousiasme. Il avise un second ouvrier et lui pose la même question. « Je construis un mur » répond celui-ci. Enfin, il pose aussi la question à un troisième ouvrier. « Je bâtis une cathédrale ! » répond-il avec enthousiasme.

    Cette fable est une légende urbaine, faussement attribuée à Charles Péguy. Elle est devenue une référence de tous les programmes de motivation et de nombreux coaches. Elle aussi évoquée par le neuropsychiatre Boris Cyrulnik dans son ouvrage Parler d’amour au bord du gouffre qui en fait la lecture suivante :

    « Le caillou dépourvu de sens soumet le malheureux au réel, à l’immédiat qui ne donne rien d’autre à comprendre que le poids du maillet et la souffrance du coup. Alors que celui qui a une cathédrale dans la tête transfigure le caillou, il éprouve un sentiment d’élévation et de beauté que provoque l’image de la cathédrale dont il est déjà fier. »

    Un dualisme irréel

    Étrange pensée dualiste qui veut qu’entre le caillou et la cathédrale il n’y ait rien.

    Que le caillou soit dépourvu de sens, c’est une évidence ; mais ce n’est pas de caillou dont il est question ici, c’est du travail de l’homme sur le caillou. Un ouvrier peut évidemment éprouver « un sentiment d’élévation et de beauté que provoque l’image de la cathédrale dont il est déjà fier » mais est-ce nécessaire pour qu’il donne un sens à son travail ? Rien n’est moins sûr, car pourquoi ce travail ne pourrait-il pas avoir un sens en lui-même ? Pourquoi le sens de notre travail devrait-il nécessairement venir de l’extérieur, comme une sorte de supplément d’âme ?

    Ce sens peut parfaitement venir du travail lui-même : le plaisir du geste, la satisfaction de réussir le découpage de la pierre, de s’améliorer de jour en jour, de maîtriser une technique complexe, d’être reconnu par ses pairs ou ses clients pour la qualité de son travail, le plaisir de travailler au sein d’une équipe et de la voir fonctionner et accomplir un résultat collectif, si bassement matériel qu’il soit jugé par les professeurs de morale.

    J’ai moi-même souvent éprouvé ce sentiment indéfinissable de grande satisfaction dans des tâches par ailleurs assez prosaïques. Et donc, entre le caillou dépourvu de sens et la cathédrale qui peut en fournir un se trouve le travail qui en fournit de par sa nature même. L’homme n’est donc pas condamné à choisir entre la misère du caillou et l’exaltation de la cathédrale.

    D’ailleurs on se rappelle sans doute une citation qui ressemble fort à notre fable. Elle est attribuée à Saint-Exupéry (mais probablement apocryphe) :

    « Si tu veux construire un bateau, ne rassemble pas tes hommes et femmes pour leur donner des ordres, pour expliquer chaque détail, pour leur dire où trouver chaque chose. Si tu veux construire un bateau, fais naître dans le cœur de tes hommes et femmes le désir de la mer. »

    C’est joli mais c’est incompréhensible. Si tu veux construire un bateau, trouve de bons ouvriers et un bon architecte, pas des rêveurs. La naïveté romantique est certainement plaisante, la phrase est jolie, et le poète a le droit de glorifier les rêveurs, mais retrouver ce type de citation dans des écrits de management est pour le moins inquiétant. Celui qui veut construire un bateau serait bien avisé de ne pas s’en inspirer sinon je ne monterais pas dans celui-ci.

    La cathédrale : une hiérarchie de valeurs anti-humaniste

    Il y a une seconde dimension problématique dans la fable de la cathédrale. C’est que bien évidemment on parle d’une cathédrale, et pas d’une boulangerie ou d’un égout.

    Imaginez qu’elle se termine avec un ouvrier qui énonce fièrement : « Moi, Monsieur, je construis un égout ! » Elle tomberait sans doute à plat. On ne peut être fier de construire un égout enfin voyons ! Elle fonctionne parce qu’implicitement, nous avons une hiérarchie de valeurs qui place une cathédrale très haut au-dessus d’autres bâtiments, notamment ceux du monde dit matériel comme une boulangerie, ou pire encore des égouts ou des urinoirs.

    Il y a ici un vilain petit modèle mental sous-jacent d’une hiérarchie des respectabilités : bâtir une cathédrale c’est plus noble que bâtir une boulangerie, et ce parce que le spirituel est supérieur au matériel. Plus que cela, le monde marchand et matériel ne peut aucunement être spirituel, il est donc moralement inférieur.

    Le modèle mental qui sépare les deux, et les hiérarchise, n’est pourtant rien d’autre que cela, un modèle mental, c’est-à-dire une croyance. Elle est légitime, mais elle n’est pas universelle, elle est donc contestable.

    D’ailleurs quiconque le connaît sait que le monde marchand et matériel est très spirituel. Avec son air de fausse évidence, ce qu’on essaie de nous imposer avec cette fable, c’est une façon hiérarchisée et moralisante de voir le monde.

    C’est une vision héritée de l’ancien régime, un régime d’ordre et de castes, de nobles et d’ignobles. Le malheureux ouvrier serait soumis au réel, mais est-ce pire que d’être soumis à l’irréel, à supposer qu’il soit soumis à quelque chose ?

    Misère du constructeur de cathédrale

    La troisième dimension problématique de cette fable c’est qu’on peut œuvrer à la construction d’une cathédrale et pourtant être misérable, notamment si les conditions de travail sont mauvaises.

    Je ne crois pas que les esclaves qui ont construit le pont du Gard, une des merveilles du monde, aient éprouvé un sentiment d’élévation et de beauté dans leur travail, et si ça avait été un édifice religieux ça n’aurait rien changé à leur misère.

    Nombre de mes étudiants sont partis rejoindre des ONG, pleins de nobles ambitions, de belles cathédrales en construction, pour en revenir dégoûtés par ce qu’ils ont vu sur le terrain, et nous connaissons tous des cadres travaillant dans de belles entreprises à la raison d’être évangéliquement irréprochable qui pourtant ne sont pas heureux.

    À l’inverse, Morning Star, l’entreprise citée en exemple par Frédéric Laloux dans son ouvrage Reinventing organizations comme un modèle où l’engagement des collaborateurs est très élevé et la satisfaction au travail très forte, produit… de la purée de tomates.

    On peut être un tailleur de pierres, voire un casseur de cailloux ou un producteur de purée de tomates heureux et épanoui, avec un travail ayant un véritable sens, sans avoir de cathédrale en tête. Construire un mur pour garder des vaches peut avoir autant de sens que construire une cathédrale.

    Il n’y a aucune raison de penser que l’un est nécessairement moralement supérieur à l’autre, même si nous avons été formés et déformés à penser le contraire.

    Il ne s’agit pas de dire qu’il ne faut jamais mobiliser les gens sur un projet ambitieux, sur quelque chose qui les dépasse. Il existe bien sûr des cas où la cathédrale peut être vecteur d’ambition.

    On l’a vu avec l’engagement dans la Résistance ou avec la mobilisation des personnels soignants au plus fort de la crise de la Covid. Sans doute, avoir « une cathédrale dans la tête transfigure le caillou » , mais il est faux de dire que seul l’objectif de la cathédrale donne un sens au travail sur le caillou ou que cette transfiguration est nécessaire pour créer du sens.

    Mais tout le monde n’est pas motivé par la même chose. Certains rejoindront une organisation en raison du noble but qu’elle poursuit, c’est notamment le cas du secteur associatif. Vous vous engagez avec les Restaurants du cœur parce que distribuer des repas à des personnes qui ont faim a un sens pour vous, c’est votre cathédrale.

    D’autres s’épanouiront dans une équipe commerciale où règne une forte émulation et où l’obtention d’un contrat procure joie et fierté, sans que le produit ou service vendu ne soit considéré comme ayant la moindre valeur métaphysique.

    Les légions de responsables de ressources humaines qui se débattent pour créer une noble raison d’être, une cathédrale, en pensant que cela résoudra le problème du désengagement de leurs collaborateurs doivent s’attendre à de cruelles désillusions.

    Retour vers soi-même

    Le sens de notre travail est important mais il n’est pas nécessaire d’aller le chercher à l’extérieur de nous-mêmes par une recherche transcendantale, un supplément d’âme.

    Penser que notre travail ne peut avoir de sens que lorsqu’on bâtit une cathédrale c’est nous condamner à la misère morale car il se construit peu de cathédrales. C’est un impératif épuisant, un idéal inatteignable et donc destructeur.

    C’est voir l’homme comme un simple moyen d’atteindre une fin idéale au lieu de le voir comme une fin. C’est une vision anti-humaniste. Et comme l’humanisme, il faut au contraire opérer un grand retour de l’extérieur vers l’intérieur et permettre à chacun de donner le sens qu’il souhaite à son action, et de cocréer ce sens collectivement, sans considérer comme une nécessité que cela passe par une cathédrale.

    Sur le web

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      Vaccination : la lenteur n’est pas un problème de logistique

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 14 January, 2021 - 03:50 · 16 minutes

    vaccination

    Par Aurélien Rouquet.
    Un article de The Conversation

    Est-ce que le début chaotique de la campagne de vaccination française contre la Covid-19 s’explique principalement par des problèmes logistiques ? Par le fait que le gouvernement n’aurait pas prévu les moyens et ressources logistiques nécessaires ? Pas vraiment.

    Les problèmes initiaux tiennent plutôt à la stratégie retenue, dont on va voir que mécaniquement, elle induisait une logistique complexe et une vaccination plus lente à démarrer.

    Ce qui est donc ici en cause, c’est ainsi le fait qu’en amont, le gouvernement n’a pas intégré suffisamment les contraintes logistiques, et qu’en aval, il n’a pas réussi à expliquer au grand public pourquoi la logistique vaccinale démarrait plus lentement que chez nos voisins, et notamment en Allemagne. Bref, ce n’est pas tant un problème logistique, qu’un problème de stratégie et de marketing !

    Premier temps : la conception de la stratégie de vaccination

    Pour le comprendre, il faut repartir du point de départ, qui est l’élaboration de la stratégie vaccinale. Au cours de la deuxième moitié de l’année 2020, la Haute Autorité de Santé charge un groupe de travail de formuler des recommandations. Composé de plusieurs médecins et d’un sociologue, celui-ci passe en revue la littérature médicale pour élaborer sa stratégie .

    Alors que l’on sait par définition que les quantités de doses seront initialement limitées, l’enjeu principal est de déterminer qui vacciner en priorité. Pour cela, les experts se fondent sur deux critères de priorisation : « le risque de faire une forme grave de la Covid-19 et le risque d’exposition au virus ». Cela les conduit à proposer une stratégie fondée sur cinq phases successives.

    La première doit selon eux cibler les résidents et personnels des Établissements d’hébergement pour personnes âgées dépendantes (Ehpad), ce qui représente environ un million de personnes. La seconde phase prévoit ensuite d’étendre la vaccination aux plus de 75 ans, aux personnes de 65 à 74 ans, ainsi qu’à certains soignants.

    Enfin, trois autres phases sont prévues afin d’étendre peu à peu la vaccination, qui devrait se conclure avec le public le moins à risque : les plus de 18 ans sans comorbidité. De manière générale, ce phasage répond à un objectif explicitement formulé par les experts, qui est de se servir de la vaccination d’abord pour diminuer les formes graves et faire baisser la pression sur les hospitalisations.

    À ce stade, on peut noter qu’aucune considération logistique ne semble avoir été prise en compte par les experts, qui s’appuient sur une stricte vision médicale. Le terme n’est ainsi mentionné qu’une fois, et encore, pour souligner que des clusters ont pu se développer dans des « services logistiques ». Les experts ont cependant intégré dans leur stratégie le rapport difficile des Français à la vaccination, et insistent sur la « nécessité d’une information claire et accessible ».

    Deuxième temps : la logistique après la stratégie

    Partant des recommandations de la Haute Autorité de Santé, le gouvernement va alors travailler à la mise en place de la logistique qui permet de soutenir la stratégie définie. Quel est ici l’enjeu ? Amener le vaccin dans les milliers d’Ehpad qui sont disséminés partout en France, car on ne peut évidemment pas demander aux résidents de se déplacer dans des centres de vaccination.

    Pour les approvisionner, deux flux sont alors prévus, qui s’appuient sur les circuits logistiques traditionnels. Environ 25 % des Ehpad sont approvisionnés par une centaine de pharmacies d’hôpitaux dont elles dépendent. Il est donc décidé de charger ces pharmacies hospitalières d’organiser la livraison des vaccins. Pour cela, il est prévu de doter celles-ci, quand elles n’en possèdent pas, de congélateurs pour stocker le seul vaccin disponible : celui de Pfizer/BioNtech qui doit être conservé à – 70 °C.

    Par ailleurs, 75 % des Ehpad sont approvisionnés par une pharmacie référente. Sachant qu’il est matériellement impossible de doter ces milliers de pharmacies des fameux congélateurs, l’État choisit alors logiquement de passer par des dépositaires. Six plateformes logistiques sont prévues pour centraliser les stocks et toucher toute la France.

    Ces plateformes, qui disposeront elles aussi de congélateurs en vue de stocker les vaccins de Pfizer/BioNtech, auront ensuite la charge dans un second temps d’approvisionner par le biais de tournées les pharmacies référentes situées dans leur zone, qui elles-mêmes pourront enfin approvisionner les Ehpad.

    vaccination Legifrance.gouv.fr

    Pour ce qui est du calendrier, le gouvernement, alors qu’une incertitude existe sur la date de validation par l’Agence européenne du médicament du vaccin Pfizer/BioNTech, qui doit intervenir entre fin décembre et début janvier, prévoit un démarrage réel de la campagne début janvier.

    Troisième temps : le lent déploiement de la logistique de vaccination

    Cependant, sous la pression de l’Allemagne, l’Europe autorise le déploiement de la vaccination avec une semaine d’avance, dès le 21 décembre, et la présidente de la Commission européenne lance officiellement la campagne européenne le 27 décembre. Ces annonces prennent alors un peu de court la France, qui n’est alors pas tout à fait prête : comme l’a révélé Mediapart , les congélateurs, s’ils ont été livrés avant Noël, ne sont pas encore tous installés et qualifiés.

    De plus, cette période des fêtes n’est évidemment pas très propice pour lancer les vaccinations dans les Ehpad. Entre Noël et le jour de l’An, alors que le nombre de vaccinés augmente rapidement chez la plupart de nos voisins européens, le compteur reste ainsi bloqué à quelques centaines en France. Alors qu’ils ont commencé en même temps que nous, ce retard sur nos voisins suscite l’incompréhension et conduit beaucoup de commentateurs à pointer du doigt la logistique.

    La cause de ce retard à l’allumage tient d’une part, comme on vient de le souligner, à l’accélération du calendrier européen, qui prend de court la France. Mais comme on va le voir, elle s’explique d’autre part aussi et surtout par le fait que nos voisins ont choisi d’autres stratégies vaccinales, qui ont induit des logistiques distinctes !

    vaccination Extrait d’un document de programmation du ministère de la Santé en date du 23 décembre.
    Document Mediapart

    Ainsi de l’Allemagne, qui dans une première phase, a prévu à la fois de toucher les résidents et personnels des Ehpad, comme la France, mais aussi le public à risque : les personnes très âgées, les personnels soignants et les personnes atteintes de pathologies à risque. Pour cela, au côté d’une logistique ciblant ses Ehpad, dont on peut supposer qu’elle suit peu ou prou les mêmes étapes que la logistique mise en place en France, l’Allemagne a dès l’origine prévu le déploiement de « vaccinodromes ». Par nature, ce second schéma logistique permet aux Allemands de très vite augmenter le nombre de personnes vaccinées.

    Avec ces vaccinodromes, on supprime d’abord certains maillons qui sont nécessaires pour atteindre les Ehpad. Ce sont en effet ici les personnes qui viennent au vaccin, et on comprend que le temps d’écoulement entre le moment où un vaccin entre dans la chaîne logistique, et le moment où il atteint le patient est ici plus court.

    Par ailleurs, pour vacciner en Ehpad, la difficulté est de déterminer avant l’expédition depuis les lieux de stockage, combien il faut exactement envoyer de doses de vaccins dans chaque Ehpad, ce qui est loin d’être simple.

    Il faut en effet obtenir en amont le consentement des résidents, ce qui suppose de se coordonner avec les médecins des Ehpad (sachant que tous les Ehpad n’en ont pas), d’interagir éventuellement avec la famille de ces résidents (cas des résidents ayant Alzheimer, pour lequel il faut parler à la tutelle, etc.), dans une période des fêtes qui est peu propice (absence éventuelle de certains soignants en vacances, difficulté à joindre les familles de certains résidents sous tutelle, etc.).

    L’enjeu est pourtant crucial, car il ne faut surtout pas décongeler trop de doses, au risque de les perdre et alors qu’on en possède un nombre limité ! À l’inverse, un tel problème ne se pose évidemment pas dans le cadre d’un vaccinodrome. En effet, s’il y a des anti-vaccins, il y a aussi de très nombreuses personnes désirant être vaccinées, et la demande dans ces lieux est pour l’instant très supérieure au nombre de doses disponibles, comme l’illustrent les queues que l’on peut constater un peu partout dans le monde.

    Il y a d’autant moins de risque de perdre des doses, que les vaccins sont soit stockés sur place dans les congélateurs, soit livrés plusieurs fois par semaine depuis un stock qui n’est pas très loin, et qu’on peut dans ces structures bien plus facilement ajuster la quantité nécessaire à la demande. Au bilan, la logistique qui sous-tend un vaccinodrome est donc bien plus rapide à démarrer !

    Quatrième temps : un déficit de pédagogie logistique

    Alors que ce retard au démarrage peut notamment s’expliquer par l’accélération du calendrier et le choix stratégique qui a été fait de cibler d’abord les seules Ehpad, face aux critiques qui se multiplient, le gouvernement tente entre Noël et le jour de l’An de défendre sa stratégie. Il explique que son objectif consistant à cibler en priorité les résidents des Ehpad se justifie par le fait que les résidents représentent 30 % des morts.

    Cependant, une telle explication ne peut pas suffire pour faire comprendre le retard au démarrage. Pour y parvenir, il faut entrer dans les détails logistiques, et suivre le long déroulé que je viens de présenter plus haut. Ce long déroulé reste peu compatible avec le temps médiatique, les critiques des différents partis politiques qui tous s’engouffrent dans la brèche, et surtout avec les cartes qui circulent sur Twitter et comparent le nombre de personnes vaccinées dans les différents pays avec la France qui n’aurait vacciné jusqu’à présent que Mauricette.

    La communication est d’autant plus difficile que dans les médias, personne ne connaît grand-chose à la logistique, et qu’au sein du gouvernement, nul n’est capable de venir donner de telles explications. Pire, le monsieur Vaccin du gouvernement a même reconnu dans une interview accordée à LCI qu’il ne connaissait rien à la logistique !

    Cinquième temps : une révision de la stratégie vaccinale

    Alors qu’à la suite du cas des masques, puis des tests, la logistique étatique derrière la gestion de l’épidémie a fait l’objet de nombreuses critiques, et que la confiance dans les capacités logistiques de l’État reste bien faible, la bataille de la communication apparaît comme clairement perdue. Le gouvernement n’a alors d’autre choix que de remettre en cause toute sa stratégie vaccinale et de chercher par tous les moyens à faire augmenter rapidement le nombre de personnes vaccinées.

    Pour cela, le ministre de la Santé Olivier Véran étend dès le 31 décembre la vaccination aux soignants de plus de 50 ans, puis le 5 janvier annonce qu’elle sera bientôt ouverte à toutes les personnes de plus de 75 ans. Alors qu’il avait exprimé ses réserves sur les vaccinodromes, au vu du désir fort de vaccin d’une partie de la population, il annonce également l’ouverture de centres de vaccinations.

    Sur le plan opérationnel, il est demandé aux hôpitaux pivots qui disposent de congélateurs de mettre rapidement sur pied des centres de vaccination pour pouvoir commencer à vacciner les soignants de plus de 50 ans. Progressivement, ces centres et d’autres qui sont mis en place en lien avec des collectivités locales se déploient un peu partout dans toute la France. Cela permet ainsi dès la première semaine de janvier de faire augmenter le nombre de personnes vaccinés. Le vendredi 8 janvier, ce sont ainsi selon le site Vaccin Tracker 34 305 personnes qui ont été vaccinées en une journée.

    Construire la stratégie de vaccination avec la logistique

    Que retenir finalement de cette séquence et quelles leçons le gouvernement doit-il en tirer ? Que dans cette crise, les éléments et contraintes logistiques sont déterminants et doivent être pris en compte en amont (formulation des stratégies) et en aval (communication).

    Ainsi, ce dont est coupable le gouvernement, c’est d’avoir pensé sa stratégie vaccinale d’abord, puis d’avoir organisé ensuite la logistique de cette stratégie. Cela a été une erreur car, comme je viens de l’expliquer, cela a conduit à opter pour la stratégie qui était la plus complexe logistiquement à mettre en place. Cette stratégie induisait nécessairement un démarrage lent, alors pourtant que de nombreux Français qui croient aux vaccins n’attendent qu’une chose : que cela aille vite. En termes d’image, un tel choix était ainsi mauvais politiquement.

    Covidtracker.fr

    L’erreur a été d’autant plus remarquée que le gouvernement, alors pourtant que la lenteur du départ était parfaitement prévisible, n’a pas réussi à communiquer sur le sujet. La faute au fait qu’en dépit du rôle clef de la logistique dans cette crise, le gouvernement n’a pas jugé bon de mettre en avant une personne chargée de la logistique capable d’en faire la pédagogie auprès du grand public (on peut cependant noter que le gouvernement a nommé à la suite de cette crise un nouveau responsable de la logistique de la vaccination ).

    La performance logistique, un impact sanitaire

    Mais sur le fond ce qui reste pour moi le principal problème de cette logique séquentielle (1) élaboration de la stratégie vaccinale puis 2) mise en place de la logistique, tient au fait qu’elle a conduit le gouvernement à ne pas considérer dans sa stratégie le critère de la « performance logistique », alors pourtant que ce critère me semble clef sur le plan sanitaire.

    Dans un contexte où les doses de vaccin sont reçues au compte-gouttes et au fil de l’eau, du fait des capacités de production limitées, l’enjeu sur le plan médical est non seulement de déterminer qui en priorité doit recevoir les vaccins, mais aussi d’être capable d’administrer le plus vite, sans perdre de doses, les vaccins dès qu’ils sont reçus !

    Plus vite on transforme les doses réceptionnées en personnes vaccinées, plus vite on pourra en effet évidemment faire reculer l’épidémie, diminuer les hospitalisations, les morts, etc., faire repartir l’économie et profiter enfin à nouveau des bars, restaurants, théâtres et cinémas !

    Pour cela, il s’agit d’une part sur le plan logistique de perdre le minimum de doses de vaccins, et d’avoir d’autre part une stratégie vaccinale en flux tendus qui permette que le temps d’écoulement entre le moment où l’on reçoit les doses et le moment où elles sont injectées soit le plus court possible. La stratégie développée par la Haute Autorité de Santé aurait ainsi clairement du prendre en compte ces aspects qui ont été totalement oubliés…

    S’ils avaient été intégrés, une conclusion logique aurait alors été qu’il fallait dès le départ, en plus du flux à destination des Ehpad, mettre en place des vaccinodromes pour pouvoir au plus vite utiliser les doses disponibles. Car au vu du temps nécessaire pour démarrer la campagne dans les Ehpad, il y avait bien suffisamment de doses en stock pour dans le même temps commencer à vacciner d’autres segments de la population. Ainsi, rien ne légitimait que les doses dorment dans les congélateurs sur des plateformes !

    De plus, s’appuyer d’entrée de jeu sur deux circuits logistiques aurait permis d’avoir plus d’agilité logistique. Or une telle agilité parait ici cruciale, au vu des incertitudes qui existent tant sur les approvisionnements (quels vaccins vont finalement être autorisés et quand ? Combien de doses les fabricants vont-ils pouvoir livrer ?), que sur les bonnes pratiques en termes de vaccination (faut-il deux doses espacées de 3 semaines ? De six semaines ? Une seule dose ? faut-il utiliser le flacon pour faire six doses au lieu des cinq prévues ?).

    Quelle évaluation ?

    Pour conclure, si l’on sort du temps présent et qu’on se projette dans les prochains mois, un enjeu va être d’évaluer collectivement et sereinement la stratégie vaccinale française. Pour cela, il est clair qu’il faut absolument aller au-delà du seul indicateur simple actuellement utilisé consistant à compter le nombre de personnes vaccinées.

    Précisément, un enjeu va être de regarder deux indicateurs qui sont familiers de tous les responsables logistiques et autres supply chain managers : les délais et la qualité. Combien de temps en moyenne met la France, une fois que des vaccins ont été livrés par les usines pharmaceutiques dans ses plateformes logistiques, pour vacciner la population ? Quelle est la proportion de doses reçues que l’on perd, parce que l’on n’a pas respecté la chaîne du froid, cassé un flacon, etc. ?

    Il serait dans cet esprit intéressant que les journalistes qui suivent le sujet demandent des comptes au gouvernement, et que les indicateurs correspondants puissent faire l’objet d’une communication. Dans le même ordre d’idée, l’État devrait aussi communiquer sur le nombre de personnes qu’il a vacciné au sein de chacune des tranches prioritaires de population qui avaient été identifiées dans sa stratégie vaccinale.

    Car l’urgence est bien sûr de vacciner d’abord certaines personnes en priorité, urgence qui semble elle aussi avoir été oubliée par la folie médiatique consistant simplement à compter le nombre de personnes vaccinées ! Quoi qu’il arrive, il est clair que l’on va continuer de parler de logistique dans les mois prochains…

    Aurélien Rouquet , Professeur de logistique et supply chain, Neoma Business School

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

    The Conversation

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      Profit et société à mission : le « en même temps » est-il possible ?

      Philippe Silberzahn · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 14 January, 2021 - 03:40 · 8 minutes

    profit

    Par Philippe Silberzahn.

    La question de la mission de l’entreprise semble être sur toutes les lèvres. Elle a surgi avec éclat au premier plan de l’actualité lorsque Danone , la première entreprise du CAC40 à avoir adopté le statut d’entreprise à mission, en juin 2020, a annoncé quelques mois plus tard un plan social pour améliorer sa compétitivité , suscitant ainsi les critiques de tous bords.

    Gagner de l’argent ou changer le monde, il semble plus que jamais qu’on ne puisse faire les deux et qu’il faille choisir. Et pourtant ce n’est pas nécessairement vrai. Le modèle mental qui oppose les deux nous enferme dans des controverses stériles et nous empêche de moderniser à la fois notre économie et notre système social.

    Une entreprise doit-elle gagner de l’argent ou changer le monde ? « Le en même temps est difficile pour les entreprises » estimait ironiquement la journaliste Emma Ducros suite à l’annonce du plan social de Danone.

    L’entreprise française aura réussi à s’attirer les foudres aussi bien de la gauche, qui l’accuse de cynisme et de social washing , que de la droite libérale qui estime, à la suite de l’économiste Milton Friedman , qu’une entreprise devrait faire du profit et ne pas s’aventurer sur le terrain sociétal.

    Une fois encore, nous sommes ici victimes du modèle mental consistant à diviser le monde en deux : d’un côté les entreprises qui font du profit sans avoir d’impact sur la société, et de l’autre celles qui s’intéressent à la société sans se salir avec le profit.

    Et choisis ton camp camarade ! Ce modèle binaire, séparant le profit sans impact sociétal et l’impact sociétal sans profit, semble satisfaire les extrémistes des deux camps, sans doute précisément parce qu’il permet de définir deux camps.

    Cette dichotomie est contre-productive et elle est aussi destructive. Elle renforce une coupure du monde en deux, les gentils qui contribuent à la société sans se salir avec la recherche de profit, et les méchants qui font du profit sans impact sociétal. Tout le monde est perdant si on reste prisonniers de ce modèle.

    Un modèle mental alternatif : l’impact sociétal du profit

    Sur la question du profit et de l’impact sociétal, on peut envisager un autre modèle mental, celui selon lequel la recherche de profit et la contribution sociétale ne s’opposent pas. On peut rechercher le profit et avoir une contribution sociétale majeure.

    En fait, l’idée peut même être défendue qu’on ne peut pas faire de profit sans avoir une contribution sociétale, car il faut être au moins deux pour le faire : on vend quelque chose que l’autre partie achète et cela ne peut se faire sans un système qui le rend possible, avec ses lois, ses règlements, ses valeurs et sa monnaie, entre autres.

    Lorsqu’on parle de mission d’entreprise, on fait souvent référence à l’économiste Milton Friedman qui avait déclaré :

    la mission de l’entreprise c’est de faire du profit.

    De là on conclut qu’il défend l’idée que l’entreprise ne doit avoir aucun impact sociétal, et même qu’elle peut faire ce qu’elle veut, c’est-à-dire qu’elle n’a pas à se préoccuper de valeurs ni d’éthique, caricaturant une vision libérale de la question.

    Or on oublie presque toujours de citer la fin de sa phrase où il précise :

    … en se conformant aux règles de la société, celles incarnées dans la loi et celles incarnées dans les habitudes éthiques.

    Friedman signifie donc très clairement que la recherche du profit ne peut se faire que dans le respect d’un cadre éthique et légal, et donc social. C’est l’opposé de la loi de la jungle ou du tout est permis.

    Mais cela va plus loin. Sans même parler des impôts et contributions sociales qu’elle paie et des gens qu’elle fait vivre, une entreprise qui existe remplit une mission sociale de fait, sinon elle ne pourrait pas vivre. La leçon de 200 ans de Révolution industrielle c’est que la recherche, parfois effrénée, a entraîné une transformation sociétale majeure.

    Dans Au bonheur des dames Zola raconte comment les grands magasins ont changé la vie des gens, et en particulier des femmes.

    Josiah Wedgwood révolutionne la faïence et en fait un symbole d’aspiration sociale au début de la Révolution industrielle.

    La contribution sociétale de James Watt , inventeur de la machine à vapeur, fut tellement importante qu’il y eut une souscription publique pour construire un monument à sa mémoire.

    L’éditeur d’une revue de l’époque écrivait ainsi :

    Il se distingue d’autres bienfaiteurs du public par le fait qu’il n’a jamais fait, ni prétendu faire l’objet de son action au bénéfice du public… Cet homme sans prétentions en réalité a apporté plus au grand public que tous ceux qui depuis des siècles ont fait de leur activité principale le souci du bien public.

    Plus récemment, c’est la grande distribution qui a réussi à nourrir la France au plus fort de la crise de mars-avril 2020 dans des conditions extrêmement difficiles et qui résout la pénurie de masques en une semaine lorsque le gouvernement se décide, enfin, à la laisser faire.

    C’est ce chef d’entreprise qui fait revivre toute une région, redonne une dignité à d’anciens chômeurs, et gère des centres de formation, même si ce n’était pas son but premier.

    Ce sont les sites Internet qui modifient la façon dont les individus se rencontrent et s’aiment. Ce sont les réseaux sociaux qui permettent de tisser de nouveaux liens.

    Et les Français qui (re)découvrent l’importance des commerçants dans leur vie quotidienne.

    Et la liste pourrait continuer ainsi longtemps. Ces entrepreneurs ont gagné beaucoup d’argent, leur entreprise aussi, et ils ont eu une contribution sociétale majeure . Pourquoi faudrait-il choisir entre les deux ? Pourquoi devrions-nous avoir le choix entre l’un et l’autre ? L’innovateur tire un profit de son innovation précisément parce qu’il a saisi une opportunité de changement social.

    Autrement dit, l’innovation et le profit sont indissociables de la notion de transformation sociale. Naturellement, il peut y avoir contribution sociétale sans profit, de nombreuses associations le démontrent chaque jour, mais il ne peut pas y avoir de profit sans contribution sociétale.

    Faire attention à ce que vous voulez vraiment

    Par leur existence même, les entreprises jouent donc un important rôle sociétal de facto . Mais faut-il que celui-ci soit plus important encore ? Rien n’est moins évident et la question est primordiale.

    Le modèle mental que nous évoquions plus haut, opposant la recherche du profit et l’impact sociétal, est pour une large mesure porté par ceux qui sont hostiles au profit (disons pour simplifier, la gauche d’héritage marxiste) ou ceux qui jugent celui-ci moralement problématique (pour simplifier là aussi, nombre de catholiques) et qui étendent cette défiance à l’entreprise privée en général.

    L’implication sociétale des entreprises est conçue par eux comme un supplément d’âme permettant à celles-ci de se faire pardonner leur péché originel. Pour que le profit soit acceptable, il ne doit pas être le but premier, mais être en quelque sorte secondaire à contribution sociétale.

    Nous en arrivons donc à un paradoxe : ceux qui, pour une large mesure, défendent la mission sociétale de l’entreprise privée comme un supplément d’âme parce qu’ils rejettent le profit comme motif premier d’existence, en arrivent à renforcer le rôle des entreprises privées dans la société.

    Il y a là un effet pervers. Il y a de nombreuses années, l’un de mes professeurs disait toujours « Vous devez savoir ce que vous faites. » Autrement dit, ayez bien conscience du mouvement que vous déclenchez.

    Est-ce que la gauche souhaite réellement, par une pression qu’elle voit comme transformatrice du capitalisme , donner davantage de pouvoir et d’impact aux entreprises privées ? Est-ce que la position, dite libérale, qui souhaite au contraire limiter cet engagement pour laisser de la place à d’autres acteurs non économiques, État, individus, associations, n’est pas plus raisonnable ?

    Est-ce que l’enjeu, au lieu de pousser pour un rôle plus important des entreprises, n’est pas plutôt de prendre conscience que cet appel d’air résulte, au moins en partie, d’une déficience de l’État, et que c’est plutôt là qu’il faudrait agir ?

    Chacun apportera les réponses qu’il souhaite à ces questions, selon sa propre sensibilité, mais tout le monde gagnera sans aucun doute à s’affranchir du modèle mental binaire qui ne sert qu’à nourrir des guerres de tranchées.

    Admettre que la recherche du profit dans le respect des lois en vigueur a un important impact sociétal de facto , que cet impact sociétal a été très largement bénéficiaire et qu’il continue de l’être, et qu’à ce titre les entreprises n’ont pas forcément besoin d’ajouter d’autres ambitions sociétales, ce n’est pas nécessairement être ultra-libéral fascisant tueur de petits chats.

    C’est peut-être simplement défendre une position raisonnable que beaucoup partagent, y compris à gauche, et qui peut fournir une base à partir de laquelle une véritable réflexion sur la société moderne peut être conduite.

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      PME : l’archaïsme de l’index de l’égalité

      Alain Goetzmann · news.movim.eu / Contrepoints · Wednesday, 4 March, 2020 - 03:45 · 2 minutes

    PME

    Par Alain Goetzmann.

    Depuis le 1 er mars, les 37 000 PME de 50 à 250 salariés sont censées avoir publié sur leur site Internet leur index de l’égalité professionnelle et l’avoir communiqué à leur comité social et économique ainsi qu’à l’inspection du travail.

    Sur une base de 100, elles auront mesuré les écarts salariaux entre hommes et femmes , l’écart entre les augmentations annuelles, l’écart dans les promotions, les augmentations au retour des congés maternité et la présence des femmes parmi les dix plus gros salaires des entreprises. Si la note est inférieure à 75, l’entreprise devra indiquer les mesures correctives qu’elle adoptera.

    Comment garantir l’égalité des traitements pour les PME ?

    Personnellement, j’ai toujours considéré – et rigoureusement appliqué dans mes entreprises, constituées autant de femmes que d’hommes – que l’égalité salariale, à poste équivalent, allait de soi. Mais cette mesure coercitive me laisse pantois car elle constitue un nouvel exemple de ce que la culture bureaucratique qui unit fonctionnaires et membres du gouvernement peut produire de plus éloigné des réalités du terrain.

    Que dans les assurances, les banques, l’industrie, le grand commerce, les grandes entreprises, en général, qui proposent de nombreux postes aux contenus identiques, on veuille s’assurer que des politiques soient mises en œuvre pour garantir l’égalité des traitements, pourquoi pas.

    Mais dans les petites entreprises, dont les hiérarchies sont quasiment inexistantes parce qu’aujourd’hui organisées en réseaux multipolaires, surtout les plus récentes, issues de l’écosystème des start-ups, on s’interroge.

    Arrêtons de légiférer à tout-va

    Nos législateurs clairvoyants savent-ils que dans ces entreprises, on ne recrute pas des robots stéréotypés et comparables mais des femmes et des hommes, souvent uniques dans leur spécialité, pour assurer une fonction unique, elle aussi.

    Savent-ils que les recrutements aujourd’hui se font davantage sur les qualités humaines – les fameuses soft skills – que sur la compétence technique, beaucoup plus facile à apprendre que l’intelligence émotionnelle. Que les choix se fondent davantage sur la sympathie entre les dirigeants et celle ou celui qui postule que sur un processus mécanique de sélection ?

    Il faut, dans notre pays, arrêter de légiférer à propos de tout et de rien ; arrêter de faire remplir des formulaires idiots à des entrepreneurs dont la vocation est de créer des richesses, pour eux et pour la collectivité ; arrêter de penser que la solution aux grandes questions sociétales viendra des entreprises. Dans les hautes sphères qui nous gouvernent il est de bon ton de regretter, avec des larmes de crocodile, l’écart grandissant entre le dynamisme des entreprises allemandes et celui des françaises .

    Comment l’Allemagne a-t-elle traité le même sujet ?

    D’abord, en limitant la règlementation aux PME à partir de 200 salariés et non de 50. Ensuite, en faisant simple : un employé qui se sent discriminé peut demander par écrit le salaire moyen de six personnes du sexe opposé occupant le même poste. Pas de bureaucratie. On fait confiance aux salariés et aux employeurs pour résoudre les éventuels problèmes.

    Combien de temps faudra-t-il encore à nos élites parisiennes pour comprendre le fonctionnement du monde concret, celui qui prépare demain mais qui leur reste encore totalement étranger ?

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      Leader libérateur : attention danger !

      news.movim.eu / Contrepoints · Tuesday, 3 March, 2020 - 03:30 · 5 minutes

    leader

    Par Bernard Marie Chiquet, fondateur d’ iGi Partners .

    Comme a pu l’écrire David Marquet , auteur du fameux livre Turn the ship around ,  « on n’a jamais vu quelqu’un faire quelque chose de formidable parce qu’on lui avait demandé de le faire » . Pour y parvenir, il convient de permettre à chacun d’exprimer sans frein ses talents et d’assumer ses responsabilités. Et ce qui est vrai pour chaque collaborateur l’est tout autant pour le patron et le manager.

    Pour autant, alors que les tenants de l’entreprise libérée appellent de leurs vœux l’émergence d’un manager héroïque, celui que Isaac Getz appelle le « leader libérateur », il me semble essentiel de mettre la lumière sur une conception du management et de l’organisation qui n’est pas sans comporter quelques dangers pour l’entreprise.

    Indéniablement, l’entreprise doit se réinventer. Pour ce faire, elle doit pouvoir s’appuyer sur un management régénéré, libéré du carcan de l’organisation conventionnelle et, surtout, investi d’un rôle, d’une ambition et d’une envergure inédits. Un management à l’énergie libérée. Un management au service du collectif et du self-management. Un management au service du leadership de chacun plutôt qu’au détriment des autres.

    Renverser le leader libérateur

    La tentation est forte pour beaucoup de patrons de céder aux attraits du management tel que présenté par Frédéric Laloux ou Isaac Getz, les deux figures de proue respectivement de l’entreprise opale et de l’entreprise libérée. Conçu comme un leader libérateur, le patron, porté par son expertise et ses intuitions, est celui que l’on suit, celui qui sait ce qui est bon pour l’organisation et ses collaborateurs. Chacun lui accorde pleinement sa confiance.

    Le message adressé au patron est simple et clair : « transforme-toi et l’entreprise se transformera » , à l’image de l’intuition qui le guide. Libre de tout cadre, de tout contre-pouvoir, tout repose sur son intuition et son talent supposés. Ce leader libérateur devient une sorte de « super-manager » qui n’est, parfois, pas loin de prendre les traits d’un gourou.

    Or, opter pour un management héroïque c’est immanquablement mettre en péril l’existence même de l’entreprise en liant son évolution à la présence de cette figure “héroïque”. Une situation qui ainsi pu être observée dans des entreprises comme Poult ou Harley Davidson . D’incarnation de l’entreprise libérée par l’entremise de leurs patrons, celles-ci se sont vues doublement ébranlées par leurs départs et un retour à l’organisation conventionnelle.

    Le management héroïque est un vrai danger parce qu’il repose sur une double erreur. Pour changer et se réinventer, l’organisation ne peut se passer d’un cadre qui offre des règles claires et explicites à tous. Ensuite, la transmutation qu’implique l’abandon du modèle conventionnel, ne peut être portée et ne concerner que le patron ou le management. Le leader libérateur reste une figure illusoire et seule une organisation qui offre à tous autonomie et responsabilités, des garde-fous évidents, permet de tendre vers une entreprise vraiment libérée. Une entreprise qui saura déraciner les victimes et renverser les héros.

    Vers un management constitutionnel

    Si vouloir faire du patron un leader libérateur est une erreur et préfigure souvent un retour douloureux vers l’organisation conventionnelle, l’intention n’en demeure pas moins intéressante. Mais si le patron doit impérativement être l’instigateur et le moteur de cette organisation qui se réinvente, il ne peut en être l’unique inspiration. Il doit non seulement se mettre au service du collectif, de la raison d’être de l’entreprise mais aussi aider à l’émergence d’une organisation destinée à lui survivre. En somme, il n’est ni héros, ni irremplaçable.

    Alors qu’avec leur leader libérateur, les tenants de l’entreprise libérée font le lit d’un leadership basé sur une illusion et une dépendance au patron libérateur, l’holacratie, fondée sur une Constitution et le management constitutionnel qui en résulte, offre à tous un cadre “autorisateur” et protecteur d’où peut émerger puissance et leadership véritable.

    Construite sur un corpus de règles et de processus explicites et connus de tous, le management constitutionnel de type holacratie donne vie à une organisation où nul n’empiète désormais sur l’autorité ou le rôle de l’autre. Elle invite chacun, l’organisation, au Powershift – un changement de posture dans l’exercice du pouvoir tant des managers que des collaborateurs – plutôt qu’à faire naître un leader libérateur. Appuyée sur une Constitution , elle est source d’un leadership véritable où chacun peut espérer tendre, à son rythme, vers le self-management. Le patron et le manager y ont un rôle majeur. Ils ont vocation à définir et affecter les rôles, prioriser. Ils sont aussi ceux qui modèlent cette nouvelle façon d’exercer le pouvoir induite par les règles constitutionnelles, qui peuvent ainsi accompagner et guider les collaborateurs pour que chacun  progresse à son rythme vers le self-management .

    Alors que dans un cas tout repose sur le développement personnel d’un leader « éclairé », créant ainsi une nouvelle forme de dépendance, dans l’autre, tout est basé sur un système, un management et un self-management constitutionnels c’est-à-dire selon des mécanismes connus, compris et appliqués par tous : dirigeant(s), managers et employés. Car, quand bien même le développement personnel du patron demeure une des clés de réussite du processus de transmutation, opter pour un modèle constitutionnel de type holacratie c’est faire le choix de transformer l’exercice du pouvoir, au profit de chacun et du collectif, qui plus est, de manière durable.