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      « L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi les enfants de la bourgeoisie » – Entretien avec Maurice Midena

      Leo Rosell · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 10 February, 2021 - 20:11 · 28 minutes

    Dans Entrez rêveurs, sortez manageurs. Formation et formatage en école de commerce (La Découverte, 2021), le journaliste Maurice Midena étudie le processus de transformation de ces étudiants, bons élèves consacrés par le système scolaire, en futurs manageurs efficaces. Des excès de l’entre-soi festif au sein du campus à l’indigence intellectuelle des cours proposés, il montre que les failles de ce système des grandes écoles de commerce répondent en fait à une fonction bien précise : l’intégration des impératifs de l’entreprise par ces futures élites, qui incarnent l’esprit du capitalisme néolibéral. Au détriment de tout esprit critique ? Entretien réalisé par Léo Rosell.

    LVSL Vous avez vécu de l’intérieur l’« expérience étudiante » des écoles de commerce, à Audencia Nantes. L’avant-école est un moment important selon vous car il permet à la fois d’envisager la particularité française de la classe préparatoire, les attentes voire le « non-choix » des étudiants qui arrivent un peu par défaut dans ce milieu, ou encore les stratégies publicitaires des écoles pour attirer le plus de clients possibles. Comment êtes-vous arrivé dans ce monde que vous analysez aujourd’hui de façon critique ?

    Maurice Midena J’ai été, et je pense qu’il est nécessaire d’insister là-dessus, en bien des points un étudiant classique d’école de commerce, tant par mes modes de pensée que par mes comportements au sein de l’école. De la même façon, le parcours qui m’a conduit à intégrer Audencia en septembre 2013 ne diffère guère du commun des étudiants d’école de commerce, avec les petites variations liées à ma socialisation et mes affects personnels.

    Je parle sans précision de mon parcours dans le livre alors je vais me permettre d’être ici un peu plus exhaustif. J’ai toujours été un élève d’une studiosité pour ainsi dire remarquable, toujours dans les deux premiers de ma classe de la sixième jusqu’en dernière année de prépa, toujours plus ou moins assis au premier rang. J’ai grandi en Champagne-Ardenne, avec un père cadre chez Areva et une mère comptable dans une petite maison de Champagne, typiques « classe moyenne supérieure », avec un bon capital économique, un capital culturel moyen, mais un capital social très faible, et symbolique nul.

    J’ai été scolarisé dans un collège de campagne, à Anglure dans la Marne, puis j’ai fait mon lycée à Romilly-sur-Seine, dans l’Aube, ancienne petite gloire du textile français, dont la santé économique a été saccagée par la désindustrialisation. J’avais toujours rêvé de journalisme, depuis mes 10 ans, mais on m’avait assez répété que c’était une profession difficile à intégrer, un « rêve » presque inaccessible, d’autant que personne autour de moi, famille et enseignants compris, ne savait vraiment quelle était la meilleure voie d’orientation pour me mener à bon port. Ayant toujours été consacré par le système scolaire, mes professeurs de seconde m’ont poussé à aller en filière scientifique, comme il est de coutume pour les bons élèves perdus au milieu les brochures de l’Onisep [Office national d’information sur les enseignements et les professions, spécialisé dans l’orientation des lycéens, NDLR].

    En terminale, j’ai opté pour intégrer une prépa, voie prestigieuse et qui « ouvrait toutes les portes » comme on dit. Étant absolument réfractaire à une carrière scientifique, voulant conserver les humanités tout en gardant un peu de maths, critère de sécurisation là encore, j’ai donc « choisi » une prépa économique et commerciale qui me paraissait être un bon entre-deux. Je suis donc entré en 2010 au lycée Roosevelt de Reims, petite prépa sans prétention, qui intégrait un étudiant tous les trois ans dans une parisienne, là où certaines prépas d’élite y intègrent trois quarts de leurs effectifs chaque année.

    Rapidement happé par l’émulation intellectuelle, la bonne ambiance générale, la grande bienveillance de nos professeurs, j’ai été habité par ce désir moteur en prépa : celui de briller aux concours. Désir qui écrase toute réflexion sur « l’après », sur le projet de vie que l’on veut mener, sur nos aspirations profondes. Et une fois les résultats du concours tombés, tout nous pousse – et par « tout », j’entends les sacrifices consentis pendant les deux à trois années de prépa, et les stratégies de séduction bien rodées des écoles –, à intégrer la meilleure de celle où on a été admis, Audencia à Nantes me concernant.

    Mais ce sentiment de « non-choix », de « choix par défaut » quant à rentrer en école de management n’est pas l’apanage des étudiants qui viennent de province comme moi : il est aussi prégnant, à des degrés certes divers, comme je le montre dans le livre, chez les jeunes issus des classes très aisés des grandes villes ayant eux-mêmes des proches passés par ces écoles. Même si ces derniers sont en général un peu mieux renseignés sur ce qui les attend en école.

    LVSL Étiez-vous conscient, déjà à l’époque, des défauts de ce système des écoles de commerce ?

    M. M. Si par défauts on entend ceux que je dépeins dans le livre comme les résultats d’un formatage comportemental et intellectuel configurés par le capitalisme, alors non, pas du tout. En revanche, j’étais très accablé par l’indigence intellectuelle des cours, l’absence d’exigence académique attendue des élèves et la piètre curiosité intellectuelle dont ces derniers faisaient preuve.

    Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

    Mais je me suis vite fondu dans la masse : je me suis engagé dans une « liste » assez tôt, j’ai eu plusieurs engagements associatifs, j’ai multiplié les activités parascolaires, et j’ai aussi œuvré à me constituer une certaine reconnaissance sociale. Le sexisme latent et l’ignominie de certains de mes congénères m’apparaissaient, comme à beaucoup d’autres, mais en filigrane, sans vraiment pouvoir le penser clairement et l’analyser finement. Et sans jamais m’y opposer.

    En tout cas je n’étais pas une sorte de pourfendeur de ces institutions quand j’y étais. J’avais même tendance à les défendre – l’esprit de corps, n’est-ce pas ? –, quand une voix extérieure se risquait à critiquer les écoles de commerce sans n’y avoir jamais mis les pieds. J’ai allègrement participé à tout son folklore, sans jamais être un parangon de vertu, et j’ai tâché de m’y faire une place au chaud. Peu importent mes atermoiements individuels. C’est tout le nœud de la dynamique collective : tout ce qui n’entre pas dans son système, elle le fait disparaître.

    LVSL Comment vous est venue l’idée d’écrire cette synthèse sur le processus de formation – et de formatage – des étudiants dans les grandes écoles de commerce ? Vous parliez par ailleurs d’un « esprit de corps » qui empêchent certains étudiants de développer un esprit critique vis-à-vis de leur école. Avez-vous eu du mal à obtenir les témoignages d’élèves de ces établissements ?

    M. M. L’idée de ce livre est le fruit d’une double ambition. La première, celle de faire un travail journalistique de documentation précise et le plus exhaustif possible sur ce qu’on fait vraiment , ce qu’on apprend en école de commerce. Un travail d’enquête en somme, pour le grand public, mais pas au sens de révéler des scandales, plutôt de repositionner des éléments factuels, des témoignages, des récits, dans la dynamique idéologique, politique, économique et sociale qui les régit, à savoir le capitalisme dans sa configuration néolibérale.

    Je convoque d’ailleurs de nombreux travaux de sciences sociales, peu connus du grand public, pour donner à penser ce processus de formation comme un système, un tout cohérent, et pas comme un cursus qui aurait des « mauvais côtés ». Montrer que les « limites », que ce soit le bizutage ou la médiocrité des enseignements, sont en fait institutionnalisés, me paraissait primordial.

    Ensuite, j’avais plusieurs réflexions, interrogations, hypothèses personnelles, qui d’ailleurs transparaissent dans mon texte, auxquelles je voulais trouver des réponses, pour mieux comprendre ce que j’avais vécu pendant deux ans. Je me disais, à juste titre vu les premiers retours de lecteurs que j’ai reçus , que ces questionnements devaient être partagés par bon nombre de personnes qui sont passées par ces écoles. Ce livre tente de leur donner des réponses.

    Pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement.

    Je n’ai pas eu trop de difficultés à trouver des témoignages. J’ai d’abord commencé à interroger des gens avec qui je partageais des amis communs, pour finir par contacter des personnes qui m’étaient complètement étrangères. Le fait d’être moi-même passé par une école de commerce a rassuré mes sources, tout comme le fait que je les anonymisais, en commun accord avec ma maison d’édition.

    En effet, pour les étudiants les plus critiques, il est difficile d’oser porter sa voix publiquement. D’une part, critiquer son école, s’accompagne d’une peur de déprécier son image et donc la valeur de son diplôme. Ensuite, l’esprit de corps n’épargnant personne, même les personnes qui ont des propos très durs envers leur école gardent un très fort attachement envers ces institutions, notamment parce qu’ils ont encore beaucoup d’amis rencontrés sur leur ancien campus : il n’est pas très agréable d’écrire un livre critique sur des écoles dont sont issus les trois quarts des gens avec qui vous partez en vacances.

    D’autre part, les étudiants ont souvent peur de passer pour des gens qui « crachent dans la soupe ». L’esprit de corps de ces écoles est peu tendre avec ses renégats. Il est très difficile de porter un discours fondamentalement alternatif dans ces écoles, tant l’esprit collectif est tourné vers l’adoubement de tous ses principes, et demeure rétif à l’esprit critique.

    LVSL Vous avez intitulé ce livre Entrez rêveurs, sortez manageurs , reprenant ainsi un slogan de l’Inseec en 2018, dont se souviennent peut-être les utilisateurs du métro ou les observateurs des réseaux sociaux, qui avaient tourné en dérision cette campagne publicitaire. En quoi cette formule est-elle révélatrice selon vous de la « métamorphose » qui s’opère dans les écoles de commerces, à l’issue de laquelle l’étudiant devient un « produit fini », pour reprendre l’expression significative d’un directeur d’école ?

    M. M. Ce slogan est plutôt significatif de ce que les écoles pensent, ou veulent donner à penser d’elles-mêmes : on entre en école avec ses rêves et ses vocations et on les concrétise en une carrière professionnelle épanouissante, à la fois rémunératrice, statutairement enviable, et en accord avec nos aspirations profondes.

    Couverture de l’ouvrage de Maurice Midena, Entrez rêveurs, sortez manageurs, Formation et formatage en école de commerce,Paris, La Découverte, 2021, 310 p., 20€.

    En vérité, l’école de commerce agit comme un mode d’assimilation des attentes du « réel ». Vos rêves – si vous en avez, car il ne faut pas sous-estimer le nombre de jeunes gens qui arrivent en école de commerce sans vocation du tout –,vous devrez les remiser au placard. Ce qui vous attend, c’est une conversion aux lois de l’entreprise : rentabilité, efficacité, subordination.

    Tout cela est depuis quelques années recouvert du vernis de l’épanouissement au travail, où se mêlent des questions de « sens » et de culture d’entreprise. Cela comprime le feu pour faire passer la pilule, mais le « produit fini » est moins le résultat de ses vocations, que celui d’un apprentissage intellectuel et comportemental, au bout duquel, s’il a un peu de chance et beaucoup d’abnégation, ce produit fini aura une petite marge de manœuvre pour rêver de temps à autres.

    Du reste, l’école de commerce est pour beaucoup pourvoyeuse d’un certain type de rêve : le rêve d’une grande carrière, de responsabilités, de hautes rémunérations, d’accomplissement de soi par et pour l’entreprise, la réussite de cette dernière étant présentée et perçue comme l’alpha et l’oméga d’un monde qui se porte bien.

    LVSL Dans plusieurs passages, vous raillez « l’esprit critique » que ces écoles assurent développer chez leurs élèves. Vous citez notamment les travaux du sociologue Yves-Marie Abraham sur la « déscolarisation » des étudiants d’écoles de commerce, à travers une sorte de conversion « du souci scolaire au sérieux managérial ». Ces travaux insistent sur l’indigence intellectuelle des enseignements dans ces écoles, qui peut désenchanter d’ailleurs les anciens élèves de classes préparatoires. Quelles formes prennent les enseignements dans ces écoles, et quelle est la fonction de ce processus qui ne doit rien au hasard selon vous, et qui n’est pas non plus sans rappeler la « crétinisation des élites » analysée par Emmanuel Todd ?

    M. M. Le « concept » que vous évoquez de « crétinisation des élites » de Todd, qu’il n’a pas, il me semble, développé outre mesure dans ses textes, m’a beaucoup accompagné dans la rédaction de l’ouvrage. Toutefois je parlerais davantage d’un phénomène « d’abrutissement intellectuel » des étudiants.

    Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça »

    D’une part, leurs stimulations intellectuelles se réduisent comme peau de chagrin : l’exigence des cours est quasi nulle, leurs contenus sont d’une faiblesse intellectuelle affligeante, ce qui favorise le désengagement des étudiants de la sphère académique, d’où le phénomène de déscolarisation que je dépeins, selon les termes d’Yves-Marie Abraham. Happés par la « vie de l’école » et la bulle du campus, les étudiants affirment aussi se désintéresser de l’actualité, de ce qui se passe dans le monde, des grands enjeux contemporains.

    Tout discours intellectuel voire politisé y est rejeté, selon la formule du « on n’est pas là pour ça », entendre, « penser », débattre, perdre du temps avec une quête de savoirs « gratuits ». Dans les discussions, les ragots encombrent toutes les lèvres, et les circonvolutions politiques n’effleurent que de rares langues.

    La disparition de presque toute forme embryonnaire d’intellectualité – je me souviens tout de même avoir eu un débat étonnamment dense à 4h du matin et un peu trop alcoolisé avec mon colocataire sur la rivalité Sartre-Camus en retour d’OB [soirée open bar , NDLR] –, s’accompagne d’une prolifération de comportements abrutissants, entre jeux d’alcools permanents, bizutages variables, et de fracassages de glaçons avec le crâne. L’institution est conçue de telle sorte qu’on s’y amuse beaucoup, et qu’on passe plus de temps à tâcher de soigner son image qu’à faire acte de réflexion.

    Pendant ce temps, les écoles affirment développer « l’esprit critique » de leurs étudiants, sous prétexte de deux cours de géopolitique par-ci et d’une option d’économie des médias par-là. La prépa aussi fait son office : elle a un rôle de légitimation de l’esprit critique. Sous prétexte d’avoir étudié six heures de philosophie et six heures d’économie par semaine, pendant deux ans, dans un cadre programmatique très restreint, on s’imagine facilement être un érudit de premier plan.

    Surtout, c’est très performatif : nombreux sont les étudiants qui affirment avoir une « opinion critique », ce qui ne veut strictement rien dire. Cela conforte tout de même les uns dans leurs positions assumées de futurs cadres, et soulage les autres du fardeau de devoir embrasser un projet de vie qui tend à les répugner. Que le savoir dispensé en prépa soit nécessaire pour développer un esprit critique, soit. Considérer qu’il est suffisant, c’est la négation même de l’esprit critique.

    Une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe.

    Pour autant, il serait faux de dire que les cours ne servent à rien. Ils permettent aux étudiants de développer une « culture générale » de l’entreprise privée, en finance, en marketing ou encore en ressources humaines. Ils sont aussi le lieu premier du développement d’un « habitus de manageur », en proposant ateliers et jeux de rôle, mais aussi par le mode de rendus des devoirs, qui prend souvent la forme de Powerpoints à présenter à l’oral, ce qui par ailleurs joue dans l’abrutissement intellectuel, tant la forme prime sur le fond, jamais très élevé.

    Ceci étant, une fois que les étudiants ont intégré le fait que les cours n’étaient plus un lieu de réception de savoirs « gratuits », et donc émancipateurs, mais de savoirs opérationnels, dès lors régis par des impératifs de rentabilité, le phénomène de déscolarisation s’estompe. Nombre d’étudiants peu investis en première et en deuxième année reviennent de leur stage de césure avec des intentions plus studieuses lors de leur semestre de spécialisation. Preuve parmi tant d’autres de leur conversion.

    LVSL Vous étudiez les opinions politiques des étudiants des écoles de commerce, à l’aune des invitations de personnalités politiques à des débats, des références intellectuelles partagées par ces étudiants ou des simulations du premier tour des élections présidentielles de 2017. Si Emmanuel Macron et François Fillon étaient largement en tête, totalisant à eux deux près de 75% des suffrages, Jean-Luc Mélenchon arrivait tout de même troisième, avec près de 12%. Quels enseignements en tirez-vous sur la vision que les étudiants en école de commerce portent sur la politique ?

    M. M. Je consacre en effet tout un chapitre à la « dépolitisation politisée » qui s’opère dans ces écoles. D’un côté, les étudiants ne s’intéressent que peu à la chose publique. De l’autre, pourtant, leurs opinions politiques sont hyper polarisées à la droite de l’échiquier politique, certains se disant de centre-droit voire de centre-gauche en ce qui concerne Macron. C’est évidemment la conséquence de leur socialisation, à dominante bourgeoise, à fort capital économique.

    Mais ce n’est pas tout. La dominante « macroniste » a beaucoup à dire, étant donné qu’Emmanuel Macron était crédité dans le sondage à près de 50% des voix. Évidemment, dans des écoles qui vous présentent le cadre de fonctionnement de l’entreprise, la propriété privée lucrative, l’impératif de rentabilité et le désengagement de l’État du monde des affaires comme des horizons naturels, souhaitables et indépassables, voter pour le candidat qui, avec François Fillon, incarne le mieux ces principes, n’est pas une surprise.

    Le sentiment d’identification est puissant vis-à-vis de Macron. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

    En outre, Emmanuel Macron en 2017, il ne faut pas l’oublier, tenait un discours qui pouvait séduire une grande partie de ces étudiants, à savoir dépasser le clivage gauche-droite, réconcilier la réussite des entreprises et le « progrès » social. Il apparaissait « modéré », ce qui colle bien avec ces étudiants qui réfutent tout « populisme », et tous les « extrêmes », sans jamais s’interroger sur le caractère radical et pour le coup « extrême » qui sous-tend toutes les dynamiques du capitalisme néolibéral dont Macron est l’alpha et l’oméga.

    La figure macronienne est aussi pourvoyeuse d’affects auprès de ces étudiants : Macron, c’est l’ancien préparationnaire, un énarque (faussement) érudit, qui a fait des allers-retours entre le public le privé. Le sentiment d’identification est puissant. Pour les étudiants d’école de commerce, c’était un peu l’élu, celui qui allait réconcilier leurs aspirations progressistes avec leur devenir de cadres du privé.

    De l’autre côté, le vote Mélenchon, outre le fait qu’il aspire toutes les voix de gauche, comme à la vraie présidentielle, avec un Benoît Hamon peu fédérateur, est la preuve de la présence d’esprits hérétiques en école de commerce. De gens qui cherchent des idées qui vont en dehors du cadre idéologique imposé par le néolibéralisme, qui ont une critique souvent plus construite et affirmée du capitalisme. Des étudiants qui malgré tout conservent un esprit critique – sans faire de Jean-Luc Mélenchon le parangon de la pensée critique, que l’on s’entende – et qui conçoivent fermement l’incompatibilité des impératifs de la propriété privée lucrative avec ceux de la justice sociale et de la transition écologique.

    C’est ce dernier point qui manque à bon nombre d’étudiants qui ont voté Macron, en pensant sincèrement qu’il était de gauche, ou qu’en tout cas son programme et ses idées étaient compatibles avec davantage d’égalité et de respect de l’environnement. C’est sur ces mêmes dynamiques que nombre d’entre eux ont voté « écolo » aux municipales. Mais tout ceci est compréhensible : il leur est impossible de réaliser ce saut intellectuel tant leur affect commun les conduit en premier lieu à défendre le cadre idéologique et l’ordre social dans lesquels les entreprises sont les réponses à tous les maux du monde, tout en étant aussi leurs causes, bien entendu.

    LVSL D’ailleurs, le profil sociologique du recrutement des écoles de commerce leur donne souvent l’image d’écoles pour « fils à papa ». Cette réputation est-elle selon vous justifiée ?

    M. M. Il y a derrière cette expression une facilité de jugement que je trouve, sinon abusive, au moins contre-performative. Tout en considérant que je la comprends assez bien. Les étudiants des écoles de commerce sont très majoritairement des enfants de cadres supérieurs, un peu plus de 50%, et sont largement surreprésentés par rapport à leur part dans l’ensemble de l’enseignement supérieur, de près de 20 points.

    Une bonne partie de ces étudiants n’a tout simplement jamais travaillé avant de rentrer en école de commerce, et passait ses étés à faire des voyages avec ses parents aux quatre coins du monde. Dans le même temps, les enfants d’ouvriers et étudiants boursiers sont très largement sous-représentés.

    Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

    Collectivement, les étudiants issus de milieux favorisés dégagent en effet une certaine forme d’arrogance et de condescendance vis-à-vis de ce qui n’est pas « eux » ou « avec eux ». Ce côté « fils à papa » s’affiche d’autant plus quand on voit ces diplômés à la tête de grandes entreprises, dans les médias, ou lorsqu’ils obtiennent des responsabilités politiques d’importance. L’apothéose se situe lorsqu’ils jouent aux start-uppers innovants, alors qu’ils ne deviennent que des produits financiers comme les autres. Quand ils sont en école, ils se prennent déjà pour les rois du monde.

    Toutefois, on ne peut les limiter individuellement à ce genre de registres. Beaucoup des jeunes diplômés ont une conscience, même si celle-ci reste parfois très diffuse, de la violence du monde social capitaliste, et de la place qu’ils tiennent dans cet ordre social. Ils sont beaucoup plus nombreux qu’on ne le croit à être frappés par de violentes interrogations existentielles, par des remises en question profondes sur leur rôle et leur place dans la société.

    Avant d’être des fils à papa qui se comportent comme tel collectivement, ces étudiants forment une masse de jeunes gens qui sortent d’une adolescence tardive, corsetée bien souvent par la prépa, que l’on lâche dans une fosse de débauche du jour au lendemain en les sommant de devenir des manageurs en quatre ans. Il faut en être arrivé au dernier degré de la bêtise pour les tenir comme hautement responsables de ce qu’ils deviennent.

    L’aliénation n’est pas l’apanage des ouvriers : elle frappe aussi de plein fouet les enfants de la bourgeoisie, à ceci près évidemment que la place du manageur est matériellement et politiquement plus enviable que celle du travailleur à la chaîne. Ce qui, de fait, offre des perspectives politiques qui me semblent jusqu’ici peu exploitées par une certaine gauche : faire adhérer à son projet les cadres du secteur privé.

    Alors bien entendu, une bonne partie d’entre eux, sans doute entre 50 et 60%, sont pour ainsi dire perdus pour la cause. Mais il reste une masse non négligeable de cette « caste » de jeunes diplômés et travailleurs supérieurs à convaincre : ceux qui sont entrés en école de commerce sans vocation, et qui œuvrent dans les métiers du management sans réel engouement. Ils sont nombreux, très nombreux. Ces gens-là n’attendent qu’une chose : qu’on leur tende la main, qu’on ait quelque chose à leur offrir, qu’on les persuade qu’autre chose est possible et que cette autre chose est en tout point préférable à la mélasse qu’on nous sert chaque matin.

    Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

    Cela ne veut pas dire qu’il faudrait se limiter à un projet de « gauche de gouvernement ». Ils sont foncièrement capables d’entendre et d’apprécier la « radicalité », même si on leur a mis le contraire dans la tête. Encore faut-il la rendre hautement désirable, mais là est tout l’enjeu du politique. Regardez seulement tous les témoignages qui sortent sur les comptes @balancetastartup ou @balancetoncabinet [de conseil] : parmi ces jeunes gens, beaucoup n’en peuvent plus.

    Ils se rendent compte de plus en plus que l’idéal de réussite professionnelle – et de vie – qu’on leur a servi n’était que mensonge et pacotille, violences morales et finalement physiques. Si vous les faites venir à vous, vous atteignez en plus une couche de la société primordiale : certes assez faible en effectif, mais qui par sa position si particulière entre classes moyennes et les « 1% », peut ouvrir des perspectives électorales et politiques rarement envisagées. C’est sans doute une des limites du populisme. Opposer les « élites » au « peuple », c’est in fine se priver d’un potentiel instrument de bascule au sein même de ces « élites ». Même, et sans doute surtout, lorsque l’on souhaite proposer un projet politique radical, et entre nous, radicalement de gauche. Il y a tout un imaginaire « positif » à reconquérir, et les classes supérieures peuvent en être un bon laboratoire.

    LVSL Outre cette relative homogénéité sociale, le campus des écoles de commerce constitue selon vous une véritable « bulle locale » dans laquelle se reproduit une forme d’entre-soi avec des codes plus ou moins implicites. Quels sont les effets de cette socialisation particulière, et comment s’exprime concrètement la « vie de l’école » ?

    M. M. La vie de l’école s’articule autour d’un folklore extrêmement codifié, qui passe par le langage, les vêtements, les hiérarchies entre associations, la consommation d’alcool, les relations interpersonnelles et les multiples formes que revêt le bizutage, de ses degrés les plus « doux » et acceptés par la majorité, à ses degrés les plus violents, qui peuvent causer de sévères dommages à l’intégrité morale voire physique des étudiants.

    Le sentiment d’appartenance […] catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

    L’école de commerce consistant en un basculement brutal des habitus – du scolaire au managérial –, il faut pour cela un environnement clos, qui pousse ceux qui y évoluent à adopter rapidement des codes puissamment enracinés. En les adoptant, on montre « qu’on en est », d’autant « qu’en être » est rendu désirable par l’institution.

    On ne transforme pas un jeune étudiant taillé à rester quatre heures assis sur une chaise à disserter sur l’ontologie de l’espace en un jeune cadre dynamique prêt à présenter des axes de déploiement stratégiques à un comex sans mettre en branle de puissants moteurs affectifs. Le sentiment d’appartenance en est un, parmi de nombreux autres en école de commerce. Cela catalyse l’adoption du projet de formation proposé, projet de formation qui devient projet professionnel, et finalement projet de vie.

    LVSL Pour autant, cette posture au cœur de l’habitus managérial cache souvent un « bullshit », assumé par certains témoignages qui s’en amusent parfois même, quand d’autres, en quête d’épanouissement, font davantage écho à la critique des « bullshit jobs » par David Graeber. Comment expliquer cet attrait du vide et comment se concilie-t-il à la question du « sens » ?

    M. M. Cela mériterait un long développement, mais il me semble qu’il faut cesser d’en appeler à ce livre de Graeber. D’ailleurs, quand on voit l’utilisation qui en est parfois faite, on se rend compte que peu de gens l’ont lu. Certes, l’anthropologue a capté quelque chose de l’époque, mais ce travail présente trop de défauts. Il mélange dans ce concept des réalités très disparates, propose une méthodologie discutable, et s’appuie sur des données statistiques extrêmement faibles.

    Avec le mot « bullshit », on sous-entend « l’absence de sens » comme si le « sens » avait quelque chose de foncièrement absolu, naturel, évident. Le « bullshit » dépeint par les élèves pour qualifier leurs cours, c’est d’abord le manque d’exigence intellectuelle des enseignements et des attentes de l’école en termes académiques. La question du « sens » au travail, quant à elle, qui apparait dans l’expression « bullshit jobs », pour les étudiants d’école de commerce, se répond aisément : le sens de leur boulot, c’est de se plier aux impératifs du capitalisme néolibéral en servant le bon fonctionnement des entreprises privées, en œuvrant dans leurs fonctions de supports ou de services. C’est précisément à ça que servent les cours.

    Il reste ensuite que les vicissitudes existentielles liées au sens des étudiants ne se posent qu’individuellement, et dans les interstices laissés vacants par la nécessité de mener à bien un projet professionnel dans les clous enfoncés par le cursus de formation.

    La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble .

    Le problème de Graeber, et de la place du « sens » dans la logorrhée managériale, c’est qu’elle se cantonne à sa dimension individualiste sans jamais se poser en termes collectifs ou très peu chez Graeber en tout cas : quel sens, en termes tant de signification que de direction, voulons-nous donner au travail, à la production, à la consommation, à l’organisation de la cité ? Voilà l’enjeu, et l’enjeu seul, d’autant plus dans un monde organisé autour de la division du travail. D’ailleurs, au fond, derrière le sens, transparaît souvent un mal-être lié aux conditions de travail, c’est-à-dire à la subordination salariale, et à l’impression de ne pas participer au bien commun.

    Entre nous, les individus qui trouvent dans leur travail les jouissances nécessaires se plaignent rarement du sens de leur job, ou en tout cas en dernière instance seulement, quand il faut bien avoir quelque chose à dire sur le sujet car tout le monde est sommé de se poser la question, mais à soi, et rien qu’à soi. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui n’est qu’une diversion menant à limiter à l’individu des interrogations qui devraient agiter tout le groupe ensemble .

    Partis comme ça, on continuera à se tailler le bout de gras devant les consultants et traders qui vont pêle-mêle élever des chèvres dans le Larzac ou monter leur micro-brasserie à Barbès, au lieu de s’interroger sur la pertinence pour le bien commun de laisser à des intérêts privés le luxe de décider de la marche du monde. La question du « sens » telle qu’elle est posée aujourd’hui est pour le coup un formidable « bullshit ».

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      « Croizat mérite la reconnaissance de la nation » – Entretien avec Pierre Caillaud-Croizat

      Leo Rosell · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 4 February, 2021 - 15:20 · 14 minutes

    À l’initiative de L’Humanité , une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels ont interpelé Emmanuel Macron afin qu’Ambroise Croizat, ministre du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécurité sociale, entre au Panthéon. Pierre Caillaud-Croizat, porteur de la mémoire de son grand-père, a accepté de répondre à nos questions sur cette pétition, et plus largement sur l’histoire et la mémoire du seul ministre du Travail français à avoir été ouvrier. Entretien réalisé par Léo Rosell.

    LVSL – Vous faites partie des signataires de la tribune de L’Humanité en faveur de l’entrée d’Ambroise Croizat au Panthéon. En tant que petit-fils de l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale, pourquoi avez-vous soutenu cette démarche ?

    Pierre Caillaud-Croizat – Il y a une dizaine d’année, à l’occasion d’une commémoration dans la commune de Varennes Vauzelles (Nièvre), un journaliste du Journal du Centre qui découvrait Ambroise Croizat déclarait dans son article que la place de Croizat était au Panthéon. Nous nous en étions beaucoup amusés ma mère et moi. Et puis au fil du temps, cette idée a fait son chemin et est apparue de moins en moins saugrenue. Elle est d’ailleurs très répandue sur les réseaux sociaux.

    D’autre part, je fais partie du Comité d’Honneur Ambroise Croizat dont l’idée de départ est qu’un hommage national doit être rendu à Croizat. Ce comité, à l’origine de multiples initiatives, ne pourra que se satisfaire de cette démarche car en matière d’hommage national, la panthéonisation est certainement la référence suprême.

    Quand le journal L’Humanité m’a demandé ce que je pensais de ce projet, j’ai répondu que la famille était honorée et apporterait son soutien à la démarche. Mais cet avis ne doit en aucun cas se prévaloir d’une importance majeure. Croizat est un homme public, chacun devrait savoir qu’il porte sur lui une trace de son héritage, la carte vitale. L’enjeu dépasse largement le cadre familial. Alors j’ai juste fait état d’une exigence. Si Croizat est déplacé du Père Lachaise au Panthéon, Denise son épouse doit l’accompagner car ils avaient formulé le vœu d’être ensemble pour leur voyage dans l’éternité.

    Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades.

    À titre personnel, je pense que cette reconnaissance serait amplement méritée. Comme le souligne le journal L’Humanité dans son appel, l’accès à l’éducation pour tous a marqué socialement le XIX e siècle, l’accès à un système de prise en charge de la santé publique a marqué le XX e siècle, et le nom de Croizat est associé à cette avancée majeure.

    Rien que cet aspect justifie la place de Croizat au Panthéon, d’autant plus que la Sécu n’est que la partie visible de l’iceberg : si on regarde de plus près, l’héritage législatif en matière sociale qu’il laisse derrière lui n’a pas d’équivalent à ma connaissance, avec entre autres la retraite par répartition étendue à l’ensemble de la population, le rehaussement des allocations familiales, les conventions collectives, la médecine du travail, les comités d’entreprises ou encore le statut des mineurs et des électriciens et gaziers.

    Croizat LaroqueAu centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.

    Toutefois, je tiens absolument à préciser un autre détail. Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades, les autres responsables communistes dans les ministères et ailleurs. C’est apporter une réelle reconnaissance à tous ces anonymes qui ont construit par leur travail la grandeur de la France et qui l’ont défendue quand elle était en danger au prix d’énormes sacrifices. Et il ne faut pas oublier que si des ministres communistes ont été nommés et ont pu accomplir autant de choses, c’est grâce à l’implication du monde des travailleurs dans la Résistance.

    Croizat a tiré sa force de la relation privilégiée qu’il avait avec les travailleurs en général et avec la sphère militante en particulier. Ce qu’ils ont accompli, et Croizat en est un excellent représentant, mérite la reconnaissance de la Nation.

    LVSL – Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron avait reconnu la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du mathématicien communiste Maurice Audin pendant la Guerre d’Algérie, quelques mois après une conférence de presse commune des députés Cédric Villani et Sébastien Jumel qui appelaient à cette reconnaissance officielle. Si la panthéonisation de Croizat pose d’autres enjeux, espérez-vous que le précédent Audin augmente les chances d’aboutir de votre pétition ?

    P. C.-C. Très curieusement, le président Macron a réussi à m’étonner à deux reprises. Il a évoqué, lors d’un déplacement en Algérie, les méfaits et les horreurs de la colonisation, ce qui contraste avec certains de ses prédécesseurs qui en avaient souligné l’œuvre bienfaitrice et civilisatrice. Son positionnement dans l’assassinat de Maurice Audin est bien sûr à inscrire en positif dans son bilan. Cette reconnaissance était un combat porté depuis toujours par ceux qui s’étaient opposés aux comportements sauvages et brutaux des réactionnaires de tout poil qui étaient prêts à toutes les horreurs pour que l’Algérie reste française au mépris le plus total de la volonté d’un peuple souverain.

    Finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient.

    Pour en revenir à Croizat, des camarades m’ont déjà interpellé sur leurs réserves par rapport à cette démarche de panthéonisation. Leur crainte repose sur une instrumentalisation du personnage que pourrait en faire le président Macron s’il donnait une suite favorable à cette proposition. C’est l’occasion de rappeler la tentative de récupération de Guy Môquet par le président Sarkozy qui, c’est vrai, m’avait choqué en son temps.

    Mais finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient. Celle des héros, qu’il s’agisse de Maurice [Audin] ou de Guy [Môquet].

    S’il venait à l’idée du président Macron d’honorer la mémoire de Croizat pour mieux nous asservir ou pour mieux piller son héritage, il est pour ma part hors de question d’accompagner une quelconque démarche de cette nature. La vigilance reste donc de rigueur mais les dirigeants politiques qui cautionnent cette démarche sont suffisamment clairvoyants pour baliser et encadrer cette entreprise.

    LVSL – Les représentants de toutes les forces politiques de gauche, du PCF au PS en passant par la France insoumise, EELV et les syndicats CGT et Solidaires, font partie des premiers signataires de cette tribune. Comment expliquer que la figure d’Ambroise Croizat soit aussi partagée par des organisations qui ont tant de mal à s’entendre sur un projet politique commun ?

    P. C.-C. C’est ce qui m’a sauté aux yeux quand j’ai regardé la liste des premiers signataires. La plupart des responsables des organisations qui se réclament de la gauche ont signé cet appel. Il ne manquait qu’Olivier Besancenot. Le journal n’a peut-être pas eu le temps de le contacter avant la mise en page car lors d’un échange furtif sur un piquet de grève, il m’avait fait part de toute l’admiration qu’il avait pour le personnage.

    Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Croizat touche tous les républicains car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

    Plus étonnant encore, l’appel de l’Huma a été relayé par plusieurs médias dont Le Figaro ou le Huffington post . Je remercie d’ailleurs Pauline Chopin pour son beau papier dans le Nouvel Obs . 70 ans après son décès, Croizat est un personnage qui irradie bien au-delà du cercle habituel des militants de la CGT et du Parti communiste.

    Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Certes, il est marqué par son identité politique, mais il touche en même temps tous les républicains, de droite comme de gauche, car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

    Croizat discours Chartres  © Archives familiales.Ambroise Croizat à Chartres, le 11 août 1946 © Archives familiales.

    En cela, le mode de gestion des cotisations des salariés dans la Sécu version Croizat était exemplaire. 75% de représentation des assurés et 25% de représentation patronale. L’objectif était clairement posé : ce fonctionnement devait conduire à l’émancipation des travailleurs, qui géraient eux-mêmes les cotisations dont ils étaient les propriétaires.

    Dans les témoignages que je reçois, il y a une large amplitude de soutiens qui va de gaullistes à des anarchistes. Il est vrai que j’ai eu connaissance de documents qui critiquaient Croizat, mais ils sont rares, complètement à la marge et très ciblés politiquement.

    LVSL – Alors qu’Ambroise Croizat, « ministre des Travailleurs », fut très populaire de son vivant, son nom est progressivement tombé dans l’oubli. Quels ont été selon vous les facteurs de ce « trou de mémoire » difficilement compréhensible lorsque l’on voit l’ampleur de son œuvre sociale et la foule impressionnante, d’un million de personnes à en croire son biographe Michel Etiévent, venue de toute la France pour lui rendre un dernier hommage lors de ses funérailles en 1951 ?

    P. C.-C. Ceux qui à cette époque maîtrisaient l’écriture de l’Histoire officielle avaient tout intérêt à faire disparaître le souvenir d’Ambroise Croizat.

    Le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires.

    Ils n’avaient aucun intérêt à mettre en valeur les idées novatrices et émancipatrices qui bousculaient les rapports de force dans une société capitaliste. Mettre en avant Croizat aurait donné du crédit aux idées communistes. De plus, il ne faisait pas partie de leur sérail. Expliquer qu’un métallo qui n’avait pas son certificat d’études a fait plus en 18 mois que l’ensemble des ministres du Travail, pour eux, ce serait se tirer une balle dans le pied.

    Pour autant, le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires. Il y a cet enterrement qui a vu défiler le peuple de France. Et puis il y a les commémorations organisées par le Parti communiste, la CGT et en particulier la Fédération de la Métallurgie.

    Ces initiatives hélas sont souvent restées cantonnées à la sphère militante et petit à petit, le temps faisant son travail, ceux qui avaient connu la période disparaissant, le nom de Croizat a fini par sortir des écrans radars, ou en tout cas par se faire de plus en plus rare.

    LVSL – Toutefois, ces dernières années, sa mémoire a été invoquée de façon plus régulière, dans les milieux militants de la gauche traditionnelle, lors des mobilisations sociales et même dans le mouvement des gilets jaunes. Quel regard portez-vous sur le regain d’intérêt autour de son parcours et de son action politique ?

    P. C.-C. Plusieurs étapes ont permis de remettre le personnage en lumière. Le livre de Michel Etiévent intitulé Ambroise Croizat ou l’invention sociale , paru en 1999 puis dans une seconde édition en 2012, a été diffusé massivement dans les milieux militants, ce qui a été un élément déterminant. De son côté, le Comité d’Honneur n’a pas ménagé ses efforts et a porté de nombreuses initiatives pour faire vivre la mémoire de Croizat.

    Croizat métroPlaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans © Flickr remiforall

    Puis, est arrivé en 2016 le documentaire de Gilles Perret, La Sociale , qui est une référence en matière de recadrage de l’histoire de la Sécu et qui a remis en perspective le rôle tenu par Croizat dans cette réalisation. En plus, ce film a connu un certain retentissement dans le contexte de la campagne présidentielle et de la polémique provoquée par le projet de réforme de la Sécurité sociale portée par le candidat François Fillon, ce qui a permis de démontrer l’actualité de cette question éminemment politique.

    Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part, par son exemplarité.

    Ces gens, Michel Etiévent, Gilles Perret et les membres du Comité d’Honneur, qui pour beaucoup ont découvert Croizat, ont communiqué et les échanges sur les réseaux sociaux ont fait le reste, permettant de diffuser la figure de Croizat à un public élargi.

    Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part par son exemplarité, son parcours de droiture. Il est en effet pour beaucoup un exemple de probité et d’honnêteté. Fidèle à ses convictions, il ne suit qu’un seul objectif : obtenir une meilleure répartition des richesses et garantir la dignité des plus modestes. Il se fait connaître comme syndicaliste et sillonne la France en couvrant les conflits sociaux. Partout, il est égal à lui-même et ne poursuit qu’un objectif : travailler à une société plus juste.

    Il finit par recevoir en retour une confiance absolue des militants qui sont très influents dans leur cercle à l’époque. Les travailleurs lui accordent leur confiance parce qu’il leur ressemble : il vient du même milieu, il parle la même langue, il vit la même dureté sociale et il subira les pires avanies pour être resté fidèle à ses engagements, à savoir une détention de presque quatre années.

    Il est attaché au rayonnement de son pays et de son passage de 18 mois à un poste de ministre, il nous laisse en héritage une œuvre sociale considérable qui fait de la France un espace plus solidaire, qui l’inscrit dans la modernité et qui élève son niveau de civilisation. À travers l’œuvre de Croizat, la valeur de fraternité contenue dans notre triptyque républicain prend tout son sens.

    Dans les mouvements sociaux, il est fait de plus en plus référence à Croizat, c’est une réalité. Dans un pays où les grands vainqueurs de toutes les élections sont les abstentionnistes, à force de ne connaître que des reculs sociaux depuis des décennies, devant les nombreux exemples de politiciens corrompus, englués que nous sommes dans une crise systémique, le niveau de précarité et le chômage ne faisant qu’augmenter, beaucoup de nos concitoyens se sont détournés de la lutte, touchés par la résignation et prônant le « tous pourris ».

    https://pleinledos.org/wp-content/uploads/2020/02/64_29.01_Paris_hommeAlAbrisDuBesoin_magali-576x1024.jpgUn gilet jaune portant une citation de Croizat, à Paris, le 29 janvier 2020, © pleinledos.org.

    Quand la colère finit par exploser, certains parmi eux parlent de Croizat, les autres se renseignent, et ils finissent collectivement par s’approprier un modèle qui répond à leurs attentes et qui leur ressemble. Après autant d’efforts des différents pouvoirs successifs pour effacer Croizat de la mémoire collective, c’est un joli parcours d’en être arrivé là aujourd’hui. La famille exprime toute sa reconnaissance à ceux qui ont œuvré de près ou de loin à obtenir ce résultat.

    À (re)lire :

    RETRAITES : QUAND MACRON ENTERRE CROIZAT UNE SECONDE FOIS

    LES GILETS JAUNES RESPONSABLES DU « TROU DE LA SÉCU » : ANALYSE D’UNE MANIPULATION MÉDIATIQUE

    « LA BOURGEOISIE EST EN TRAIN DE PERDRE SON HÉGÉMONIE SUR LE TRAVAIL » – ENTRETIEN AVEC BERNARD FRIOT

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      « Il faut accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique » – Entretien avec Léonore Moncond’huy

      Antoine Bourdon · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:44 · 32 minutes

    Léonore Moncond’huy est maire de Poitiers depuis les élections municipales de mars et juillet 2020. Elle l’a emporté face à Alain Claeys (Parti socialiste), ancien ministre et successeur de Jacques Santrot. À eux deux, ils avaient maintenu le PS à la tête de Poitiers pendant 43 ans. À 30 ans, l’ancienne conseillère régionale EELV a ainsi été propulsée à la tête de l’ancienne capitale régionale et chef-lieu de la Vienne. Elle est d’ailleurs la plus jeune femme maire d’une ville de plus de 80 000 habitants. Elle revient avec nous sur ces élections atypiques qui ont beaucoup centré l’attention médiatique sur l’écologie. Elle nous livre également sa vision d’un projet écologique voulant allier sobriété, justice sociale et concertation citoyenne. Pour cela, elle ne désire pas s’inscrire dans le match montant entre Éric Piolle, son ancrage à gauche, et Yannick Jadot, avec sa coalition plus consensuelle. Elle prône une écologie authentiquement citoyenne. Entretien réalisé par Antoine Bourdon.


    LVSL On a beaucoup parlé de la « vague verte » aux municipales dont vous faites partie, mais elle a surtout concerné les grandes villes de notre pays et n’a pas déferlé sur les communes rurales. Quelle analyse faites-vous de ces résultats ?

    Léonore Moncond’huy D’une part, « la vague verte » comme on l’a appelée, avec c’est vrai les victoires des grandes villes, montre que l’écologie a un ancrage local de plus en plus fort, ce qui est un signe fort d’implantation pour une force politique dans un pays. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la lecture qui est faite selon laquelle l’écologie serait simplement réservée aux grandes villes. D’abord, les maires des plus petites villes, en particulier en milieu rural, ne sont souvent pas étiquetés, ce qui ne veut pas dire que les programmes ne sont pas imprégnés par l’écologie. Ensuite il y a des maires écologistes en milieu rural, EELV en l’occurrence. Par exemple, à côté de Poitiers, une toute petite commune qui s’appelle La Chapelle-Moulière vient d’être remportée par un maire EELV, sauf qu’on n’en parle pas.

    Il y a la lecture des médias qui met les projecteurs sur les grandes villes beaucoup plus que sur les petites. Ce que je constate au quotidien comme maire d’une ville au centre d’une communauté urbaine assez rurale c’est que l’écologie imprègne de plus en plus de programmes, même auprès de maires qui sont sans étiquettes.

    LVSL Quelles carences avez-vous identifiées en matière d’écologie dans la gestion de Poitiers par les socialistes ? Comment expliquez-vous votre victoire face à un ténor du PS comme Alain Claeys et après 43 ans de gestion socialiste ?

    L.M . – Plutôt que de carences je parlerais de manque d’ambition. Pour nous l’écologie n’est pas une histoire de projets phares disséminés, c’est une grille de lecture globale sur l’ensemble des politiques que l’on met en œuvre. Toutes les politiques sociales, éducatives, économiques doivent intégrer dès le début un regard écologique, et faire en sorte d’améliorer la situation, climatique en particulier. Ce n’était pas la grille de lecture de la municipalité précédente. Il y avait des projets et des avancées mais ce n’était pas une approche globale. Cela n’allait pas du tout aussi loin que ce que l’on souhaitait, par exemple en matière d’alimentation biologique, de circuits courts dans la restauration collective ou de mobilités. Il fallait faire le choix radical de l’écologie et c’est ce que nous proposons faire avec notre projet.

    Sur le pourquoi de notre victoire, je ne le mettrais pas tout sur le compte de la radicalité de notre projet justement. Nous avons beaucoup porté un message de relève plutôt que de rupture. Il est impératif aujourd’hui pour une organisation politique de savoir se renouveler, de savoir être ouverte à l’évolution de la société. Je pense que ce qui a pêché chez notre adversaire socialiste en particulier, c’est l’absence de renouvellement des personnes et du logiciel politique. Le Poitiers de 2020 n’est plus le Poitiers des années 1970. Il fallait que le logiciel politique évolue pour répondre aux attentes nouvelles.

    Léonore MoncondLéonore Moncond’huy, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

    LVSL Vous n’avez pas souhaité briguer la présidence du Grand Poitiers alors que le maire sortant, lui, était également président de la métropole. Vous avez de plus souhaité diminuer votre indemnité de maire d’environ un tiers. Ces choix sont-ils politiques pour vous ?

    L.M. Il est intéressant de mettre ces deux choix en relation car le même logiciel politique est derrière. C’est la volonté d’avoir un incarnation politique beaucoup plus collective et une gouvernance plus partagée et horizontale. C’est un état d’esprit que nous avons défendu pendant la campagne avec le projet Poitiers Collectif. Il porte bien son nom car nous avons développé un fonctionnement horizontal, démocratique, transparent et ouvert. Compte tenu de cela, il nous semblait cohérent de ne pas briguer la présidence du Grand Poitiers, puisque c’est une communauté urbaine de 40 communes et il n’apparait pas naturel que le maire de la ville-centre soit aussi président de métropole. On a donc fait le choix, comme symbole fort, de soutenir une présidente qui ne soit pas issue du Grand Poitiers.

    C’est la même raison qui a fait que mon indemnité a été baissée. Ce n’était pas la volonté symbolique de baisser l’indemnité du maire, mais celle de réduire de 1 à 5 au maximum l’écart entre l’indemnité la plus basse et l’indemnité la plus haute. On veut vraiment que chaque élu soit en charge du pilotage d’une partie de notre projet politique. Chaque élu a vraiment des missions pour la mise en œuvre du programme et cela mérite d’être rétribué par une indemnité correcte. Donc l’écart s’est réduit entre le plus bas et le plus haut, mais ce n’est pas tant mon indemnité qui compte que celle de tout le monde (NDLR : si l’indemnité de la maire a été réduite, celles des conseillers municipaux a été très légèrement rehaussée).

    « LA TROISIÈME VOIE QUE JE SOUTIENS EST CELLE DE L’ÉCOLOGIE CITOYENNE (…) UN MOUVEMENT D’ÉCOLOGIE POPULAIRE QUI CORRESPOND VRAIMENT AUX ATTENTES DE LA SOCIÉTÉ. »

    LVSL Vous faites partie d’EELV mais votre liste est composée de personnes de différents horizons partidaires (PCF, NPA, Nouvelle Donne, Génération.s) avec toujours un ancrage assez marqué à gauche. Selon vous, quelle stratégie peut s’avérer gagnante entre une coalition consensuelle la plus large possible, à la Yannick Jadot, ou assumer l’ancrage de l’écologie à la gauche de l’échiquier politique, comme l’envisage Eric Piolle ?

    L.M. – Encore une fois, je vais peut-être vous décevoir, mais je ne veux pas me laisser enfermer dans cette grille de lecture. Plusieurs histoires sont possibles : soit celle de la « vague verte » et tous derrière EELV, soit celle de rassemblement de la gauche au sens de l’union de partis politiques. Ni l’une ni l’autre ne me portent. La troisième voie que je soutiens est celle de l’écologie citoyenne, c’est-à-dire arriver à se faire se soulever et à structurer un mouvement d’écologie populaire qui correspond vraiment aux attentes de la société. C’est l’un des leviers de notre réussite à Poitiers : avoir une approche très ouverte qui s’émancipe de l’identité des partis. Poitiers Collectif était soutenu par des partis mais son fonctionnement était vraiment indépendant localement. C’est ce format très accueillant vis-à-vis de tous les citoyens intéressés par l’écologie et la politique qui a permis d’avoir un mouvement qui ressemblait vraiment aux gens. Je pense qu’il faut écouter l’état des lieux de la société actuelle. Il y a une forte défiance envers la politique et donc envers les politiques et les partis. Si l’on veut que l’écologie arrive aux responsabilités à d’autres échelles, il faut entendre ça et la faire porter par un mouvement qui dépasse les identités partisanes et les historiques partisans qui sont souvent faits de clivages et de guerres de chapelles. Je pense que c’est même un repoussoir pour les gens aujourd’hui.

    C’est comme cela qu’on peut rassembler des gens d’univers très différents. Il y a des partis pris politiques clairs à prendre mais je pense que la société est mûre pour un changement assez radical en faveur de l’écologie. C’est ce que montre la Convention Citoyenne sur le Climat par exemple. Les citoyens étaient apolitiques au début et lorsqu’on les a formés, ils ont compris l’urgence d’agir. Cela témoigne du fait que lorsqu’on ouvre en grand les portes de la politique à tous les citoyens, hors clivages partisans, il y a une appétence pour l’écologie. C’est à nous en tant qu’organisation politique de structurer les formes qui répondent à cette attente-là.

    LVSL Vous vous inscrivez donc dans la rupture avec le clivage gauche-droite qui faut beaucoup débat en ce moment dans la vie politique française ?

    L.M. Pour moi, l’écologie s’inscrit forcément dans l’héritage des politiques de gauche qui ont structuré la vie politique au XXème siècle, ne serait-ce que parce que le contexte écologique fait que les personnes les plus touchées aujourd’hui sont les personnes les plus fragiles socialement. On voit dans le contexte mondial que les pays les plus défavorisés sont les premiers à en subir les conséquences. Si l’on veut faire face à l’urgence écologique dans la justice sociale, on est obligé d’adopter une préoccupation sociale forte issue de l’héritage de la gauche. Mais la situation écologique est telle qu’elle demande à tout le monde de rénover en profondeur son logiciel politique, les organisations de droite comme celles de gauche. Une partie de la situation politique dont on hérite est issue de choix faits par la gauche. Pour évoluer, la gauche ne peut plus être en faveur du productivisme. L’écologie est justement une incitation à rénover les logiciels politiques de droite comme de gauche, et à faire un état des lieux des responsabilités partagées de la situation dans laquelle on se trouve.

    LVSL Votre liste était donc diversifiée mais était tout de même en compétition avec la liste Osons 2020, soutenue par la France Insoumise, pourquoi une telle division et quels freins se sont posés à une fusion des listes ?

    L.M. – C’est là que la méthode qui caractérise vraiment une démarche citoyenne intervient. Avec la liste Osons 2020 nous avions des projets politiques extrêmement similaires si ce n’est quelques points de divergences de l’ordre du détail. Les deux étaient très écologiques, très sociales et très pro-démocratie. Il n’y avait pas de problèmes sur les valeurs communes. En revanche sur la méthode qu’on s’est donné pour aboutir à ce que ce projet arrive aux responsabilités, nous n’étions pas sur la même vision de ce que devait être l’ouverture, la démocratie interne, l’horizontalité des pratiques. Typiquement, nous nous sommes toujours positionnés comme une alternative plutôt qu’une opposition, comme le fait d’être dans la relève plutôt que dans la rupture. On sentait que c’était ce qu’attendaient les citoyens. Cela nous a valu d’être taxés de « bisounours » par la liste que vous mentionnez car nous n’étions « pas assez radicaux ». Or pour moi il faut distinguer la radicalité de fond de la radicalité de forme. S’il on veut que la radicalité de fond arrive aux responsabilités, il faut une forme qui embarque tout le monde. C’est là-dessus que nous avions des incompréhensions mais nous avons consacré énormément d’énergie à faire en sorte que cela fonctionne. Il y a vraiment eu des efforts de part et d’autre pour que cela aboutisse mais il y avait finalement une vraie divergence de méthode et de vision de ce que doit être une démarche citoyenne.

    « IL FAUT QUE CEUX QUI SONT LES PLUS FRAGILES ET DONC LES MOINS RESPONSABLES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE SOIENT LES PLUS PROTÉGÉS PAR L’ACTION POLITIQUE. »

    LVSL Par ailleurs, on présente beaucoup l’écologie comme une thématique d’urbains de classe supérieure, mais votre campagne a été menée par des personnes provenant de tous les quartiers de la ville et notamment les plus défavorisés. Vous êtes arrivée en tête dans beaucoup de bureaux de vote des quartiers populaires comme aux 3 Cités ou à Beaulieu. Comment selon vous la question écologique résonne-t-elle dans ces couches de la population et comment envisagez-vous de combiner engagement écologique et lutte contre la précarité et l’exclusion sociale ?

    L.M. – Je dirai deux choses. D’une part sur la mobilisation qui a accompagné notre victoire dans les quartiers. On a vraiment voulu structurer une démarche citoyenne ouverte à tous mais on s’est rendu compte que ce n’était pas si facile d’avoir une vraie diversité dans les personnes qui s’impliquent en politique. On s’est amélioré au fur et à mesure mais ça reste une piste de progression et un enjeu majeur d’avoir cette diversité. Sur la fin de la campagne, on a constaté qu’on avait un déficit de représentation dans les quartiers et on avait envie d’améliorer ça dans une approche sincère. On ne voulait pas juste aller faire des selfies en bas des tours pour dire « On s’intéresse à vous ». Ce n’est pas notre approche. On a réfléchi et on a pensé que l’angle de la jeunesse était celui sur lequel on avait un vécu générationnel commun. On a beau ne pas vivre dans les mêmes quartiers, ne pas avoir les mêmes origines sociales ou géographiques, peu importe, on partage un vécu générationnel qui fait qu’on aura tous affaire aux mêmes défis à l’avenir, et en particulier le défi écologique. Des jeunes qui parlent à d’autres jeunes de perspectives d’avenir inquiétantes, cela a fait qu’on s’est retrouvé sur un pied d’égalité. On est donc partis sur une approche de projets. On leur a proposé par exemple d’organiser la Fête de la musique ensemble. On était encore sur un pied d’égalité entre nous qui avions l’intention politique de dire « On veut de la culture dans les quartiers » et eux qui avaient le réseau de la musique urbaine à Poitiers et qui nous en ont fait bénéficier. Voilà comment on a essayé de gagner, je l’espère à long terme, la confiance des jeunes dans les quartiers de Poitiers.

    Sur le projet politique et la politique sociale notamment, pour moi les enjeux sont intrinsèquement liés. Quand on prend une approche globale, si l’on veut accompagner la transition écologique, il faut le faire par le prisme de la justice sociale. Il faut que ceux qui sont les plus fragiles et donc les moins responsables de la crise écologique soient les plus protégés par l’action politique. C’est un cadre global, mais si je dis ça aux gens sur les marchés ça ne leur parle pas. Pour moi, ce qui est la clé, c’est le vocabulaire commun. Lorsqu’on discute avec les jeunes des quartiers, ils ont plein de projets de création d’activité pour faire vivre leur ville et ils veulent qu’on soit à l’écoute de leurs projets. Cela se concilie très bien avec un vocabulaire écologiste qui tend à dire qu’il faut relocaliser l’économie. Nous disons cela dans un prisme écologique mais eux l’entendent comme un soutien à leurs initiatives d’activités économiques. C’est le même projet sauf qu’on ne va pas le défendre de la même manière auprès de tout le monde. Dire qu’on soutient leurs projets parce que c’est une richesse économique locale qui vient des quartiers est très cohérent avec un projet écologique et ça parle à tout le monde. C’est la confiance en les acteurs et l’activité locale. C’est un bon exemple d’approche économique qui marie l’aspect écologique ainsi que l’aspect « quartiers » et justice sociale.

    PoitiersVille de Poitiers. © Wikimediacommons

    LVSL Un des projets les plus controversés de Poitiers Collectif est la fermeture de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pourquoi souhaiter sa fermeture ? Que deviendraient ses infrastructures et les personnels qui y travaillent ?

    L.M. – C’est un projet plus différenciant que clivant par rapport aux autres propositions politiques. Quand on est élu, on se rend compte qu’on dit tout haut ce que beaucoup de personnes pensent tout bas. Cet aéroport ne sert pas à grand-chose, il n’a jamais été prouvé qu’il servait vraiment à l’économie et qu’il représente de plus en plus un gaspillage d’argent public. Sa fermeture est avant tout une question de bon sens économique avant d’être une question écologique. D’une manière générale, le transport aérien est un symbole de l’injustice climatique qui se marie à une injustice sociale. Aujourd’hui l’avion est un transport qui est emprunté par une minorité de personnes à l’échelle nationale et à l’échelle mondiale et pourtant il est fortement responsable du changement climatique. Et en plus ceux qui en pâtissent le plus sont ceux qui n’auront jamais l’occasion de prendre l’avion ! D’autant plus que c’est le transport qui est le plus subventionné par l’Etat alors que c’est le moins vertueux d’un point de vue climatique. Voilà pour le cadre général.

    À Poitiers, pourquoi fermer cet aéroport ? Cet aéroport est structurellement déficitaire et financé à 90 % par de l’argent public. Cet argent public, on en a vraiment besoin ailleurs. Les urgences sont dans la mobilité collective du quotidien. On a besoin de redévelopper le train pour permettre aux gens d’aller depuis leur lieu d’habitation à leur lieu de travail ou au Futuroscope en transports collectifs. Je pense que ces moyens seraient bien mieux affectés dans le bus et le train que dans l’aéroport. C’est aussi ce que demandent beaucoup de chefs d’entreprises qui disent qu’ils n’empruntent jamais l’aéroport. Les flux principaux sont composés de touristes qui viennent d’Angleterre et qui viendraient quand même avec le train parce qu’ils ont le temps. Il y a le point de vue politique qui veut être responsable vis-à-vis de l’argent public mais aussi le point de vue économique qui demande des résultats sur les mobilités notamment entre Poitiers et le Futuroscope et pour lesquels on a besoin d’argent. La décision vis-à-vis de l’aéroport pourrait être accélérée par la crise du COVID qui, de fait, a conduit à accélérer la fragilisation des petites structures aéroportuaires comme celles de Poitiers. Il y a un fort déficit du fait de l’arrêt des lignes. Il ne s’agit pas de tout fermer du jour au lendemain. Notre projet parlait de se désengager progressivement de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pour ce qui est des salariés, comme dans le cadre d’une évolution industrielle, cela se fait par une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences en regardant sur quels secteurs on peut les réorienter localement. Quand c’est anticipé, cela peut bien marcher. D’autant plus que les chiffres ne sont pas énormes, on considère que ce sont entre 50 et 100 personnes qui y travaillent directement ou indirectement. Un certain nombre d’entre eux sont directement repositionnables comme par exemple les équipes de sécurité. Ce sont des métiers qui peuvent s’appliquer sur différents marchés, il n’y a donc pas vraiment de problème là-dessus. Ensuite l’aéroport de Poitiers-Biard est une emprise foncière au cœur d’une zone urbanisée. Je suis convaincue comme un certain nombre d’élus qu’on peut en faire un projet très désirable. Si l’on veut fermer pour fermer on n’emportera pas l’adhésion de la population avec ça mais si on veut fermer pour une alternative désirable, ça pourrait être un tiers-lieu, de l’agriculture urbaine, que sais-je, c’est comme ça qu’on embarquera les gens sur le fait de reconnaître que c’est une solution responsable et à la fois enthousiasmante.

    LVSL Un des thèmes qui a marqué votre campagne a été la promotion de la monnaie locale de Poitiers, le Pois. Les aventures monétaires locales sont souvent des projets incertains et peu fructueux, pourquoi en faire un thème aussi important ?

    L.M. Certes, il y a des modèles fragiles et qui fonctionnent moins bien que d’autres. Cependant ceux qui fonctionnent sont soutenus par les collectivités, comme à Bayonne (l’eusko, NDLR). Si le politique porte un message de soutien fort, cela renforcera l’association qui la porte, et cela encouragera le grand public et les commerçants à se l’approprier. Il faut évidemment voir ce qui est possible d’être fait dans le cadre légal, mais nous souhaitons structurer ces liens entre la collectivité et l’association porteuse de la monnaie locale, en finançant certaines primes autour de Noël par exemple. Je suis encore un peu réservée pour l’instant en ce qui concerne le financement des prestations sociales par le Pois. Mais lorsque les étudiants arrivent à Poitiers sans y habiter à la base, on leur offre un pack d’arrivée qui comprend des cadeaux et des bons d’achat. On envisage de faire passer ces bons par le Pois pour soutenir les commerçants qui y ont recours. C’est un cercle vertueux que nous allons essayer d’encourager.

    « CETTE ASSEMBLÉE CITOYENNE AURA UNE PLACE DE DROIT AU CONSEIL MUNICIPAL (…) POUR QUE LES ÉLUS SOIENT OBLIGÉS DE RÉPONDRE AUX INTERPELLATIONS QUI LEUR SONT FORMULÉeS. »

    LVSL Vous avez imaginé différents dispositifs pour redonner la parole et le pouvoir aux poitevins comme une assemblée tirée au sort ou un référendum d’initiative locale. Vous vous étiez également donné pour mission de ramener les abstentionnistes aux urnes lors des élections. Au vu de l’abstention record de ces élections, pensez-vous pouvoir impliquer l’ensemble des poitevins dans votre démarche et l’articuler avec une ambition écologique ?

    L.M. – C’est vrai que le taux de participation aux municipales invite à l’humilité. Il n’a jamais été aussi bas à Poitiers. Par contre, la lecture que j’en fait est que nous avons gagné parce qu’il y a eu une forte mobilisation autour de notre liste. Je pense vraiment qu’il y a eu un effet de vote d’adhésion ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui, et un vote d’enthousiasme, ce qui n’a pas été le cas pour les autres listes. Cela m’incite à poursuivre dans ce type de modèle, très ouvert, très dynamique, très jeune, parce que c’est ce qui fait revenir les gens vers la politique aujourd’hui. Ce n’est pas du tout gagné parce que redonner confiance après les années qu’on a vécu et avec ce à quoi on assiste au niveau national, c’est un combat de long terme. J’espère que lors des prochaines élections on aura déjà un taux de participation plus élevé.

    Par rapport aux outils que vous évoquez, effectivement on s’est engagé à mettre en place tous les outils qui permettraient à tous les citoyens qui le souhaiteraient de s’investir dans la vie démocratique locale. L’assemblée citoyenne, il y aura une part de tirage au sort mais on ne veut pas rajouter un étage au millefeuille. Il y a un tiers de membres qui seront tirés au sort mais aussi un autre tiers qui sera issu d’instances déjà existantes comme les comités de quartiers, les conseils citoyens, etc parce qu’il s’agit aussi de valoriser tous les gens qui s’engagent déjà sur le territoire. Ce qui pêchait avant c’était que beaucoup de travaux étaient produits dans les différentes instances mais qui n’avaient jamais de retour, ou en tout cas l’impression de ne jamais avoir de retour, de la part des politiques. Cette assemblée citoyenne aura une place de droit au conseil municipal, à chaque fois à l’ordre du jour pour mettre les sujets qu’elle désire justement à l’ordre du jour et pour que les élus soient obligés de répondre aux interpellations qui leur sont formulées. Il y a un droit de suivi des interpellations citoyennes vis-à-vis des politiques.

    Il y a aussi deux autres outils, le droit d’initiative locale et le référendum d’initiative locale pour que les citoyens qui souhaitent se saisir de projets, d’interpellations politiques puissent le faire. Le droit d’initiative locale fonctionne ainsi : si mille cinq cent personnes signent une interpellation, elle est forcément mise à l’ordre du jour du conseil municipal et celui-ci doit rendre un avis. Et l’étage du dessus, c’est le référendum d’initiative locale, c’est cinq mille signatures. Si elles sont réunies, si cela rentre dans le cadre des compétences municipales, elle est soumise au vote de la population. On redonne la main aux citoyens s’ils veulent s’en saisir. Il n’y a pas d’obligation à s’engager donc ça ne fera peut-être pas s’engager tout le monde. En revanche, j’espère qu’on évitera toute frustration sur le fait que les élus kidnappent l’action publique. Tous ceux qui voudront s’engager auront les moyens de le faire. Je pense que c’est petit à petit comme ça, en systématisant les référendums qu’on arrivera à aboutir à un état d’esprit différent vis-à-vis de la politique.

    Pour terminer votre question quant à l’écologie, pour moi on n’arrivera pas à mettre en œuvre les changements écologiques sans embarquer tout le monde et on n’arrivera pas à embarquer tout le monde en les imposant. Justement, c’est pour moi très pragmatique d’associer tout le monde, de trouver les moyens de mettre tout le monde autour de la table, de faire des concertations. Ça prend un peu plus de temps mais à la fin le résultat est beaucoup plus solide et a une acceptation sociale beaucoup plus forte.

    Léonore MoncondLéonore Moncond’huy en entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

    LVSL Cette idée d’assemblée citoyenne tirée au sort rappelle à plusieurs égards la Convention Citoyenne sur le Climat. Quel bilan tirez-vous de ses travaux ?

    L.M. – Les travaux sont super, je les ai suivis, on les a invités pendant la campagne pour des événements, les Lendemains Collectifs. On avait invité notamment Loïc Blondiaux qui fait partie des animateurs de la Convention Citoyenne. Franchement, le travail qui a été fait est vraiment de qualité. On peut saluer la volonté du gouvernement d’avoir joué le jeu sur le côté prendre les citoyens de façon représentative, accompagner de manière solide, participative et de qualité. Je pense vraiment que les propositions issues de la Convention Citoyenne pour le Climat correspondent aux attentes de la société et c’est ce qui me fait dire que la société est mûre pour un changement radical. Il y a des propositions qu’on n’aurait même pas osé mettre dans notre programme tellement elles vont loin ! Mais ce qui est complètement déprimant c’est l’absence de réponse du gouvernement. Ils avaient dit trois jokers, puis finalement quatre, puis finalement « non, on verra » et puis finalement « non je peux pas » (sic). C’est complètement déprimant, ils ne jouent pas le jeu, ils n’écoutent pas la parole citoyenne alors même qu’ils ont tout faits pour qu’elle soit légitimée. Par exemple, je reviens sur l’aérien, il y a une demande claire de limitation du trafic et en particulier du trafic intérieur mais il y a une frilosité à prendre des décisions politiques. Pareil sur la place de la publicité, pareil sur l’étalement urbain, sur les centres commerciaux, on dit qu’il faut arrêter et en fait on ne prend rien de coercitif vis-à-vis de cela. Je suis vraiment très déçue, si tant est qu’on puisse être encore déçu et déprimé par l’absence de volontarisme du gouvernement. Je suis d’un naturel plutôt ouvert en enthousiaste donc j’étais prête à y croire et puis là, bon, encore raté.

    « Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est (…) le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. »

    LVSL 30 milliards ont été alloués à la transition écologique dans le plan de relance annoncé par Jean Castex. Pensez-vous que le gouvernement se donne suffisamment les moyens de s’atteler aux grands chantiers écologiques ?

    L.M. – Vous tombez bien, j’ai lu tout le plan de relance hier soir ! Dans mes missions à Grand Poitiers, je suis en charge des relations partenariales, je définis ça un peu comme chercheur d’or, c’est-à-dire aller porter notre projet auprès du gouvernement et des différents partenaires pour qu’ils avancent plus vite. Dans le plan de relance, il y a des parties qui vont dans le bon sens. Je pense à tout ce qui est soutien à la production alimentaire locale, à la rénovation énergétique des bâtiments publics, du ferroviaire etc. Il y a des angles qui sont très bon et qui vont dans le sens de ce que l’on souhaite soutenir au niveau politique. Sauf qu’on est dans le « en même temps », on soutient le ferroviaire mais « en même temps » on soutient la filière aéronautique à fond les ballons sans aucune mise en perspective climatique de l’avenir de cette filière-là. Pour moi, c’est clairement irresponsable et pas lucide d’un point de vue écologique. C’est ce que je décrivais vis-à-vis du logiciel politique de mon concurrent à Poitiers. L’écologie ce n’est pas des mesurettes, c’est forcément une vision globale. Si on développe les petites lignes de train et « qu’en même temps » on ne réduit pas le trafic routier ou le trafic aérien, on ne gagnera rien d’un point de vue de l’impact carbone. Donc pour moi ce plan ne va pas assez loin. Non pas en termes de montant financier mais en termes de priorisation financière et d’approche globale : où est-ce qu’on met l’argent et où est-ce qu’on dit « stop, il faut arrêter de financer ça » ? Je pense en particulier au secteur aéronautique et aux infrastructures routières.

    LVSL Les régionales et les départementales approchent à grand pas, quels seront les enjeux principaux de cette campagne au niveau de la Vienne, de la Nouvelle-Aquitaine et au niveau national ? Comptez-vous reconduire la coalition qui a porté Poitiers Collectif ?

    L.M. – Pour moi l’enjeu, c’est celui-là. Depuis notre élection, au niveau local en tout cas, on constate un fort enthousiasme vis-à-vis de cette victoire. Même des gens qui n’y croyaient pas trop jusqu’à la fin voient que ça marche et qu’en s’impliquant on peut changer les choses et reprendre la main sur l’avenir politique. Pour moi ce qui compte, c’est le fait d’avoir des formes politiques qui sont prêtes à accueillir cet enthousiasme, cette relève politique. Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est que ce qui a marché ici, c’est la forte ouverture et le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. Si l’on ne veut pas perdre le bénéfice de ces victoires, il faut s’ouvrir à ce pourquoi elles ont fonctionné. L’ouverture et le renouvellement des personnes et des pratiques en font partie. Le défi est que c’est dans six mois, nous avons mis deux ans à structurer tout cela et il n’y avait pas un mois de trop, clairement. C’est donc de réussir à faire ça en « mode flash » alors que cela implique une forte évolution de culture politique au sein des organisations. Au sein d’un groupe local c’est déjà compliqué donc au niveau départemental et régional, bon courage ! Mais avec beaucoup d’énergie et de bonne volonté, je suis convaincue que c’est possible et que la société est mûre pour cela. Non seulement c’est possible mais c’est même à cette condition-là qu’on gagnera selon moi. Si l’on part en mode « tous derrière moi » ou en mode « union de la gauche » ça ne marchera pas parce qu’il manque la partie citoyenne et aujourd’hui il faut la partie citoyenne pour gagner.

    Au niveau départemental, on a clairement une politique qui n’est pas du tout écologique. Il y a des grands projets qui sont complètement à contre-sens de ce qu’on devrait faire pour l’écologie comme par exemple le soutien à l’aéroport. Le département a perdu la compétence de développement économique et pourtant il le finance aux deux-tiers. Et dans le même temps il ne finance pas assez les politiques sociales qu’il devrait financer. Je pense aussi au projet de Mémorial du Poitou, un projet touristique qui me paraît complètement hors-sol. Pour le coup, il y a des marqueurs politiques qui vont être très différenciants entre la gauche et la droite, entre le progressisme et le conservatisme. Je pense aussi qu’il y a une réconciliation à trouver entre les villes et les campagnes, comme on parlait au début de l’entretien. Le côté « écologie dans les villes et pas dans les champs », je n’y crois pas. L’enjeu ça va être de faire reconnaître que la société urbaine comme rurale est mûre pour un changement écologique au niveau départemental, en particulier dans la Vienne qui est un département très rural.

    En ce qui concerne les régionales, c’est la première élection depuis la fusion des régions. Ici, la fusion a énormément marqué les gens. Le sentiment qui est partagé par beaucoup, que ça soit une réalité ou un sentiment, mais on sait qu’en politique le ressenti compte beaucoup, c’est que la région est partie, qu’elle s’est éloignée des territoires et que tout se décide à Bordeaux. Pour moi, le message et le projet principal à porter c’est « la région revient vers les territoires », c’est comment on repense complètement la gouvernance l’organisation de l’administration régionale pour que les citoyens de Poitiers, de Loudun, de Thouars se sentent à égalité avec ceux de la métropole bordelaise. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. À Poitiers, il y a une grande peur du déclassement, de la perte des centres de décisions vers Bordeaux, une peur de la métropolisation qui correspondent à des choses réelles mais sur lesquelles il faut porter un message clairement à rebours. En plus de la question des territoires qui pour moi est fondamentale, d’où le fait de porter des projets au niveau des ex-capitales, la région ne pourra pas faire sans Poitiers. Il y a aussi la question écologique. Je suis élue sortante, je rends mon mandat dans quelques semaines, un peu à contrecœur, mais nous avons porté des sujets écologiquement très forts au niveau de la région avec de forts points de clivage avec le président Alain Rousset, qui se représente. Les points de clivage qui ont été les nôtres pendant le mandat resteront les mêmes pendant la campagne. La question des bassines* par exemple, quel modèle se donne-t-on de la gestion de l’eau ? Nous n’avons pas la même vision là-dessus. Sur les transports aussi, je pense que le candidat Alain Rousset va faire une campagne très portée sur les grandes infrastructures de transport comme la LGV au Sud de la région. Nous sommes plutôt pour la défense des mobilités du quotidien et en particulier sur le ferroviaire. Il faut mettre tous les moyens sur la réouverture de lignes de TER, sur l’extension des dessertes, plutôt que sur les gros projets qui sont au service de la métropolisation.


    • Les bassines d’irrigation, présentes dans toute la région Nouvelle-Aquitaine sont un dispositif de pompage des nappes phréatiques pendant l’hiver et de stockage dans de grandes fosses à ciel ouvert pour permettre l’arrosage des champs l’été. Les opposants à ces bassines dénoncent une aberration écologique (pompage des nappes au moment où elles se reconstituent) et la privatisation de l’eau qui en découle. Pour en savoir plus : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/deux-sevres/niort/projet-bassines-poitou-charentes-pro-anti-manifestent-1434501.html

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      Julia Cagé : La demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle.

      Simon Woillet · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 26 October, 2020 - 13:02 · 19 minutes

    A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Libres et égaux en voix (Fayard, 2020) et de son projet de financement citoyen des grands titres de presse Un bout du Monde, nous avons rencontré l’économiste Julia Cagé, spécialiste des structures économiques des institutions démocratiques et médiatiques . Nous l’avons interrogée sur sa vision de l’indépendance des médias en France, ainsi que sur le désir d’émancipation démocratique porté par le mouvement populaire pour le RIC. Entretien réalisé par Simon Woillet. Crédits photographiques Ulysse Guttmann-Faure. Retranscription Dany Meniel.


    LVSL : Merci Julia Cagé de nous accorder un peu de temps pour Le Vent se Lève. Nous allons parler évidemment de votre recherche d’économiste, de citoyenne engagée, nous allons parler de votre dernier ouvrage et de votre projet récent en tant que présidente de l’association des lecteurs d’ Un Bout du Monde. Ma première question est en rapport avec la notion de Robert Boyer économiste de l’école de régulation qu’il a posée dans son dernier entretien au Monde « d’économie anthropogénétique », c’est à dire de déplacer la définition traditionnelle qu’on se donne de l’économie comme finalement science des marchés ou science des échanges monétaires pour repenser l’économie comme la science d’organisation des échanges sociaux et de la qualité de vie et cela à l’aune du covid. Il me semble que votre travail correspond à cette démarche depuis des années par rapport à la démocratie et à l’indépendance des médias : est-ce que vous pensez que la crise du covid et la crise sociale qu’elle amène vont obliger vos collègues à se ressaisir sur ces questions ?

    Julia Cagé : Ce serait bien mais n’en suis pas certaine… J’ai toujours vu l’économie comme une science sociale et le problème c’est qu’on l’enseigne souvent comme une science à part. Pour moi, l’économie on devrait l’enseigner au même titre que la sociologie, que la science politique ou l’histoire. On devrait apprendre toutes ces disciplines en même temps et finalement mener des recherches selon ces différents points de vue. Et de fait, quand j’ai commencé à travailler sur les médias, commencé à travailler sur la démocratie, parfois il y avait des réactions de la part de mes collègues qui me disaient « ce n’est pas de l’économie » peu importe – à partir du moment où l’objet  est intéressant et important  – qu’on dise que c’est de l’économie ou de l’économie politique ou de la science politique. Ça ne devrait pas nous préoccuper comme chercheurs et malheureusement nous nous sommes un peu trop enfermés dans nos frontières disciplinaires en économie par opposition aux autres sciences sociales en voulant nous définir comme une science dure. Cette tendance est notamment liée au nombre important d’économistes qui proviennent des mathématiques et qui imposent cet arbitrage méthodologique entre la théorie de l’économie mathématique et le reste des sciences sociales et je pense qu’il est un peu urgent de sortir de cette opposition-là ce que Robert Boyer et l’école de la Régulation font depuis des décennies.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    LVSL : Dans votre dernier ouvrage Libres et égaux en voix vous désignez un impensé : celui de la relation historique entre argent et démocratie en soulignant la continuité à travers le temps du réflexe censitaire et ploutocratique des élites économico-politiques. Quels sont, selon vous, les tendances et les grands modèles qui s’opposent dans l’Histoire à cette inconscience ploutocratique de nos sociétés et quelles mesures institutionnelles centrales permettraient, en quelques mots, d’en sortir ?

    J.C. : En fait ce qui est surprenant c’est qu’on a inventé la démocratie dans des régimes censitaires. Dès le départ on a mis en place la démocratie sans le droit de vote pour les femmes et parmi les hommes qui avaient le droit de voter il n’y avait que ceux, en fonction des pays, qui disposaient d’un revenu ou d’un patrimoine suffisant… Ce n’est que petit à petit qu’on a fait tomber les conditions du cens… Je commence le livre avec une citation de Arendt en 1956 qui dit que « L’urgence c’est de penser l’entrée des femmes et des classes populaires dans le débat public. » et ce qu’elle dit est encore vrai aujourd’hui, à savoir que nous avons très peu pensé l’entrée des femmes et des classes populaires dans la vie politique. Alors il y a des règles qui ont été introduites, parfois de manière un peu trop partielle, à l’encadrement du financement des partis politiques, cela s’est fait très tôt aux Etats-Unis dans les années 70 et puis ça s’est complètement effondré, en France ça s’est fait beaucoup plus tard fin des années 80, début des années 90 mais de manière imparfaite. De même par rapport à la problématique des médias, on a un peu régulé la concentration mais ce sont des règles qui datent des années 80 et que nous n’avons jamais repensées avec internet.

    D’autres aspects qui m’intéressent beaucoup, c’est ceux des partis politiques, de la démocratie, des médias et de la philanthropie. Pour celle-ci on va même dans un sens contraire à l’idéal démocratique. C’est à dire qu’à la place de se dire que nous sommes dans un régime plutôt ploutocratique ou censitaire, donc qu’il faudrait faire en sorte de le rendre plus démocratique, on persiste à encourager la philanthropie et ce faisant, on affaiblit encore plus la démocratie par les effets de contrôle économique sur les institutions qu’elle impose.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    LVSL : La ploutocratie, le gouvernement des riches, continue selon vous d’être valorisé sous la forme de sa générosité perverse…

    J.C. : … exactement et de plus, non seulement on ne s’interroge pas sur les conséquences que ça génère d’être dans des régimes où quelques milliardaires vont financer les musées, financer la santé, l’éducation… Mais pire, on l’encourage financièrement : quand vous êtes en France et que vous créez la fondation LVMH, non seulement vous faites de la publicité pour LVMH mais vous recevez plusieurs millions d’euros de soutien public chaque année pour cette démarche-là.

    LVSL : Vous répondez au désir d’émancipation démocratique exprimé notamment dans le mouvement social des gilets jaunes à travers le RIC que vous intitulez le Référendum délibératif d’initiative Citoyenne, pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

    J.C. : Cette demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle, elle doit être entendue politiquement. Cependant quel problème de fond se pose avec les référendums et qui n’est pas propre qu’au RIC ? Le problème principal est que l’on se retrouve souvent avec des questions binaires ; si vous prenez le cas du Brexit par exemple, on a dit aux britanniques : « est-ce que vous voulez, oui ou non, le Brexit ? » ils ont dit oui mais ce n’était pas ça la vraie question on le voit encore deux après, ils ont voté oui mais on ne sait toujours pas dans quel nouveau traité ils vont rentrer, de fait on ne sait toujours pas pourquoi ils ont voté oui, est-ce qu’ils voulaient plus ou moins d’échanges de capital, plus ou moins d’échanges de marchandises ? Finalement, on a posé une question extrêmement binaire pour un problème extrêmement complexe. Ce que je dis c’est qu’avec le RIC nous allons avoir des demandes citoyennes qui vont être très intéressantes et qui méritent un débat public et des institutions de débat à hauteur des enjeux convoqués. On pourrait par exemple avoir un RIC sur la question de l’opportunité d’une sixième République, l’opportunité de l’annulation des dettes ? Cependant, il n’est pas pertinent de formuler la question soumise à référendum d’une façon binaire, simpliste : “oui ou non la sixième République”, parce qu’une fois que vous l’avez fait et que les gens disent oui et bien la question est : c’est quoi la sixième République ?

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Ma proposition est la suivante : les citoyens soumettent ces questions à référendum quand ils obtiennent suffisamment de signatures, par exemple 5 % du corps électoral. En fonction des types de problèmes ce pourcentage de légitimité varie entre 1 et 10 % du corps électoral. Puis, on va prendre le temps de tirer 150 ou 200 citoyens au sort à qui on va  donner quelques mois pour définir la question qui est véritablement posée, dans le cadre de débats démocratiques, avec des délibérations et des consultations d’experts si besoin. Les questions qui vont ressortir de cette délibération seront soumises au référendum sous la forme de problèmes analysés clairement et en détail, de façon à éviter l’ambiguïté des réponses binaires, et d’accentuer la légitimité de la réponse populaire à un problème politique complexe et engageant le destin collectif de façon lourde.

    LVSL : Vous faites de l’indépendance de la presse et ses conditions économiques, un enjeu politique et démocratique et vous incitez les citoyens à y prendre la plus grande part à travers l’idée de « bons pour l’indépendance des médias », pouvez-vous définir cette mesure ?

    J.C : Mon idée est de définir l’information comme un bien public. Ce bien public ne peut pas être laissé seulement entre les mains du marché. Conséquence : il faut un soutien financier public aux médias. La question est donc de penser la nature de ce soutien financier aux médias. En France on a accumulé au cours des dernières décennies des couches d’aides à la presse dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont inefficaces, n’ont pas été re-pensées à l’aune des situations présentes (numérique, défiance civique à l’égard de la presse…). Vous avez ainsi de l’aide au portage, de l’aide au postage, de l’aide à la SNCF, vous avez des aides directes, indirectes, vous avez des possibilités d’intervention de l’Etat… Mais tout cela ne répond en aucun cas à la crise de confiance profonde de nos démocraties quant au statut de l’information aujourd’hui. On sait qu’il faut de l’argent public mais on l’alloue très mal, ce qui nous oblige à repenser le financement public des médias et de faire en sorte que ce soient les citoyens, à la place de l’Etat, qui allouent cet argent public.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Comment procéder concrètement ? Je propose de donner chaque année un bon à chaque citoyen pour l’indépendance des médias qu’il pourrait allouer au moment de sa déclaration des impôts à un ou plusieurs médias. L’idée c’est vraiment de soutenir de manière démocratique, avec les fonds publics, les médias réellement portés par les citoyens. C’est aussi une manière de re-responsabiliser ces derniers et de les faire passer de la critique aux actes… Cette proposition, je l’avais développée dans un cadre états-unien : de fait, aux Etats-Unis il y a aujourd’hui une réflexion très forte sur la nécessité d’un soutien public aux médias mais dans le contexte culturel d’une crainte énorme par rapport à l’Etat fédéral. Les Américains ont vraiment cette idée que l’Etat est interventionniste et va vouloir capturer et contrôler les médias, qu’on ne peut pas mélanger les médias et l’Etat. Ma proposition est une manière d’avoir de l’argent public tout en décentralisant entièrement l’allocation puisqu’il n’y a pas d’intervention directe de l’Etat sur le capital des titres de presse, sauf dans le fait de créer et mettre en circulation ces bons.

    LVSL : Au modèle philanthropique d’évitement de l’impôt, vous opposez le bon pour l’égalité démocratique et les bons pour la vie culturelle et associative, c’est la même logique que vous venez de décrire, décentralisation, responsabilité citoyenne d’allocation de la ressource publique  ?

    J.C. : Oui, exactement. Il y a cet aspect, et d’autre part on passe notre temps, et c’est très bien dans le principe, à vouloir faire davantage de démocratie participative, à vouloir impliquer davantage les citoyens, à avoir des budgets participatifs par exemple. Or dans les faits on constate que ces mesures-là sont capturées par un public encore plus élitiste et encore plus étroit que pour le vote. Déjà on voit qu’il y a toute une partie du corps électoral qui ne va plus voter, mais alors vous si vous prenez les budgets participatifs vous allez encore voir les gens les plus éduqués, aux revenus les plus élevés qui vont y participer. Donc finalement on fait ça pour qu’il y ait plus de démocratie, mais plus on le fait, plus on augmente l’inégalité politique. Il nous faut saisir pourquoi les gens qui ont moins de moyens, moins de revenus, moins d’éducation ne participent pas à ces budgets-là. En réalité la raison est relativement simple : c’est qu’ils n’en ont pas le temps. De fait quand vous êtes professeur d’université avec un salaire correct et vivant dans le centre de Paris et bien oui à la fin de la journée à 18 heures vous avez deux heures et vous pouvez aller participer à telle réunion de la Mairie de Paris ; maintenant vous êtes femme de ménage, déjà vous ne pouvez pas habiter Paris, ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas vous loger dans les grandes villes car les loyers sont trop élevés, vous habitez loin de votre lieu de travail et donc vous avez une heure ou une heure et demie pour venir le matin et idem le soir ; on vous fait aussi travailler très tôt le matin avant que n’arrivent les personnes qui travaillent dans les bureaux pour ne pas les déranger  – je pense qu’il faut vraiment s’interroger moralement sur ce modèle économique des sociétés de nettoyage où souvent on fait re-bosser ces personnes un peu le soir, tard. En plus vous n’avez pas d’argent pour faire garder vos enfants le soir parce que vous êtes mal payé(e) ce qui implique en définitive que vous n’avez pas le temps de participer à cette espèce de démocratie participative qu’on met en place. De fait, je voulais penser un système simple qui permette à tout le monde de participer indépendamment de son éducation, de son temps et de ses moyens et les bons, ça le permet. S’il y a bien un truc que les citoyens font tous chaque année, parce qu’on n’a pas le choix, c’est la déclaration d’impôts. Le fait de passer par cette déclaration, ça ne fait pas forcément rêver, ce n’est pas très sexy, en réalité cela relève d’une mesure ultra égalitaire : parce qu’il y a toujours ce moment tous les ans où chacun va passer son quart d’heure à remplir sa déclaration d’impôts et pouvoir soutenir une association, un parti politique ou un média de son choix.

    LVSL : Vous revendiquez la lecture de certaines théoriciennes contemporaines importantes comme Michelle Perrot, Anne Philips, Chantal Mouffe, Barbara Stiegler. L’aventure Le Vent se Lève revendique beaucoup ses racines de Chantal Mouffe et de Barbara Stiegler, pouvez-vous en quelques mots nous dire ce que vous avez trouvé chez ces théoriciennes ?

    J.C. : Barbara Stiegler, je l’ai découverte très tard l’an dernier quand elle a publié « Il faut s’adapter ». J’ai ouvert son livre et l’ai lu d’une traite et j’ai découvert toute l’articulation qu’elle fait entre John Dewey d’une part et Walter Lippmann de l’autre et je trouve que la manière dont elle relie Dewey et Lippmann et les met en opposition m’a vraiment éclairée sur ce qui est en train de se passer aujourd’hui. A savoir la manière dont on veut articuler une société entre l’expertise d’une part et ce qu’on appelle le populisme d’autre part. Déjà, Lippmann je le connaissais pour toute sa théorisation de la propagande par mon aspect média, je ne connaissais pas en revanche sa philosophie politique et Dewey je ne l’avais jamais lu donc en fait Stiegler m’a ouvert une porte, elle m’a permise de me plonger dans des auteurs que je ne connaissais pas du tout, qu’on ne m’avait jamais enseignés. Chantal Mouffe, c’est à la fois une auteure que j’apprécie beaucoup, extrêmement enrichissante et en même temps je me suis aussi construite ainsi que mes propositions en opposition à son approche.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Je pense que si elle lisait mon livre, elle me reprocherait d’être trop solutionniste et de vouloir aborder des modifications aux institutions pour changer telle ou telle chose là où elle voudrait être beaucoup plus conflictuelle. Et je pense qu’il faut sortir la philosophie politique de sa tour d’argent, un peu à la manière de Dewey qui participait aux grandes réunions sociales-libérales dans les années 30 ou 40 : c’était des gens qui mettaient la main à la pâte, Lippmann également d’un autre point de vue. Ils essayaient de penser la construction de l’Union Européenne et ainsi de suite… Chantal Mouffe se refuse à ça d’une certaine manière, ce que je trouve dommage, ce qui fait qu’intellectuellement elle m’apporte beaucoup, mais que pour le coup je m’inscris en opposition à cette volonté de ne pas apporter des solutions institutionnelles. Encore une fois, il n’y a pas si longtemps que ça, lorsque les gens faisaient de la philosophie politique, ils écrivaient des constitutions clef en main.

    LVSL : Et pour conclure, pouvez-vous présenter « Un Bout du Monde » et nous expliquer en quoi ce projet s’inscrit dans la continuité de votre modèle de la société de médias à but non lucratif et votre réflexion sur les structures de gouvernance médiatique.

    J.C. : Je crois profondément que pour garantir l’indépendance des médias, il faut des actionnaires qui soient principalement les salariés, les journalistes et les lecteurs et que les meilleurs garants de l’indépendance des médias sont ceux qui produisent et consomment l’information. On s’est trop habitué ces dernières décennies à consommer une information sous perfusion de mécènes… Si vous regardez ce qu’il se passe aujourd’hui, les gens ne font plus du tout confiance aux médias, moins d’un quart des français leur font confiance. Il y a un tout petit nombre de médias ultra-indépendants qui échappent à ça : Le Vent se Lève, Mediapart, Médiacités qui n’ont pas pris d’actionnaires extérieurs… Mais en réalité on ne peut pas se concentrer uniquement sur ces initiatives car sinon on abandonne tout le reste des médias déjà existants, et ces derniers sont des organes de légitimation des contenus d’information essentiels dans les débats publics (notamment par leur poids historique). Qui plus est ce sont des médias consommés par énormément de citoyens et qui amènent aussi avec leur approche en termes d’information généraliste et d’actualité, une vision importante de mon point de vue, relativement à la situation internationale et au pluralisme idéologique. Une fois encore, mon idée, c’était de se demander comment fait-on pour réconcilier les citoyens avec ces médias-là ? Et bien la meilleure manière de répondre c’est selon moi de proposer aux citoyens de devenir partie prenante de l’indépendance des médias en rentrant dans l’actionnariat et la gouvernance de ces médias. C’est pour cette raison que je me suis présentée pour être élue à la présidence de la société des lecteurs du Monde parce que de ce point de vue-là, le Monde a été précurseur pendant des années. Le Monde a créé une société des rédacteurs en 1951, une société des lecteurs en 1985. Les lecteurs, les rédacteurs et les salariés étaient vraiment les référents du journal. Cela a disparu en 2010 (avec l’arrivée des actionnaires Bergé, Niel, Pigasse), bien que les salariés et les lecteurs aient gardé des droits politiques très forts. Je pense néanmoins qu’on devrait les renforcer encore davantage aujourd’hui.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Cela fait des années que les lecteurs n’ont pas contribué financièrement à la gouvernance et à l’actionnariat du journal et cela on peut le recréer. C’est ce que permet l’association Un Bout du Monde et la première campagne de financement participatif qui s’appelle « Entrez dans le monde ». Un autre-élément clef, c’est qu’on ne dispose pas d’outil aujourd’hui pour accompagner des médias et notamment les salariés de ces titres de presse, qui changeraient de main du jour au lendemain ou qui seraient en crise financière. Cela touche des journaux historiques : on parle des Cahiers du Cinéma, du Nouveau-Magazine-Littéraire mais aussi des nouveaux médias comme Konbini qui sont véritablement en crise. Nous n’avons pas d’outil pour permettre l’actionnariat des salariés de ces médias… Un Bout du Monde permettrait aussi de s’adresser à eux et je pense que la société des lecteurs du Monde a toute légitimité pour mener ce combat puisque ce journal et ses lecteurs ont été précurseurs à un moment donné de l’histoire du journalisme, et le fait qu’un tel projet soit porté par une structure historiquement et médiatiquement importante donne un poids particulier à la démarche.

    L’article Julia Cagé : La demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle. est apparu en premier sur Le Vent Se Lève .