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      Démocratiser les grandes écoles : pourquoi ça coince ?

      The Conversation · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 4 February, 2021 - 03:30 · 7 minutes

    grandes écoles

    Par Marie Duru-Bellat.
    Un article de The Conversation

    Alors que les élites françaises, économiques et politiques, sont volontiers critiquées pour la base très étroite de leur recrutement – 84 % d’anciens des grandes écoles parmi les dirigeants des entreprises du CAC 40, par exemple –, les grandes écoles sont l’objet, notamment depuis une vingtaine d’années, de diverses Chartes ou dispositifs qui visent à en élargir le recrutement.

    Car aujourd’hui, les deux tiers de leurs étudiants (et même presque 80 % dans les 10 % des écoles les plus sélectives) sont d’origine sociale très favorisée (cadres, chefs d’entreprise, professions libérales et intellectuelles). Ceci correspond, si on se cale sur les élèves de troisième, à des chances d’accéder à une grande école 9 à 10 fois supérieures, pour ces élèves, par rapport à ceux de milieu défavorisé.

    Ces constats interrogent : ces élites sont bien monolithiques et on peut s’interroger sur la pertinence de la formation en grande école pour nombre de ces positions de pouvoir… Mais après tout, si l’on était certain qu’accéder à une grande école ne fait que refléter le mérite, il n’y aurait là rien de choquant, dans une société qui rejette l’hérédité des positions sociales au profit d’une sélection des plus méritants, tâche qu’est censée assurer l’institution scolaire.

    Alors que le caractère très typé socialement des diplômés des grandes écoles fait soupçonner une entorse au jeu méritocratique, le rapport très fourni de l’Institut des Politiques Publiques, documente les facteurs qui viennent le contrarier, à savoir, outre l’origine sociale, le genre et l’origine géographique. Et ce alors que les diverses actions mises en place depuis les années 2000 n’empêchent pas une grande stabilité !

    Une ségrégation sociale massive

    Concernant l’impact très fort de l’origine sociale, les auteurs notent que les inégalités sociales de réussite en amont n’expliquent pas tout, environ 50 % si on se cale sur le niveau en fin de troisième. Cela dit, les scolarités jusqu’en troisième sont de moins en moins sélectives, et les filières où l’on accède au lycée le sont, elles, de plus en plus.

    Depuis 30 ans, la réelle démocratisation de l’accès au bac s’est accompagnée d’une diversification des bacs, avec notamment le bac professionnel. Cette évolution s’est faite à telle enseigne que les chances d’accéder à un bac général – porte d’accès incontournable pour une grande école – n’ont pas augmenté ces dernières années pour les enfants des milieux les plus défavorisés. Ils sont aspirés par la filière professionnelle, tandis que les probabilités d’obtenir un bac scientifique varient presque de 1 à 10 selon les milieux.

    Ces inégalités sociales de réussite sont très précoces : les chances d’obtenir un bac général ou technologique sont elles-mêmes extrêmement inégales selon le niveau scolaire à l’entrée en sixième, lui-même lié au niveau à l’entrée à l’école élémentaire.

    On ne saurait donc espérer démocratiser l’accès au sommet de l’élite scolaire – par des bourses au mérite distribuées à 18 ans par exemple – si dès le cours préparatoire des inégalités sociales de réussite s’accumulent, que l’école ne parvient pas à contrer.

    Des facteurs culturels et matériels

    Cependant, la réussite scolaire ne fait pas tout. Alors que globalement, les filles réussissent mieux leurs études secondaires, et représentent 55 % des effectifs de niveau bac + 3 à bac+5, elles ne comptent que pour seulement 42 % des effectifs des grandes écoles et 37 % des plus sélectives.

    Mais là aussi, on ne peut se contenter d’une approche globale calée sur le niveau en fin de troisième. En effet, au lycée, les choix d’options et de filières, qui anticipent les orientations dans le supérieur et la vie professionnelle, sont sexués. À ce stade, les filles n’évitent pas tant les maths que la physique et veillent à rester relativement polyvalentes, ce qui facilitera leur accès aux écoles de commerce ou à Sciences Po.

    De fait, leur sous-représentation concerne avant tout les écoles d’ingénieurs (26 %), alors que des filières comme Sciences Po Paris ou, à un degré moindre, les écoles de commerce, sont largement féminisées.

    Ici intervient d’une part le poids des stéréotypes qui connotent comme masculines ou féminines les disciplines scolaires, et qui, notamment parce qu’ils marquent inconsciemment les attentes des enseignants, canalisent très tôt le sentiment d’efficacité et les projets des élèves. D’autre part, il faut compter avec l’anticipation d’un monde du travail loin d’être mixte, où il semble plus ou moins facile de se projeter, selon son genre, dans telle ou telle profession. Seules des évolutions sociales de longue haleine peuvent ici atténuer ces freins.

    Les grandes écoles sont également très parisiennes : 30 % des étudiants de grande école ont passé leur bac à Paris ou en Île-de-France (contre 19 % des bacheliers), un chiffre qui monte à 41% dans les 10 écoles les plus sélectives. Ces inégalités sont clairement contraires à l’idéal méritocratique : peu expliquées (20 %) par les inégalités de réussite en troisième, c’est avant tout l’inégale distribution sur le territoire des classes préparatoires et des écoles qui doit être incriminée, tant on sait que l’« offre » éducative locale impacte les choix des lycéens.

    Si on ne choisit pas la région où l’on grandit, certaines familles bien informées essaient de choisir le lycée optimal et y parviennent. La moitié des effectifs des écoles les plus sélectives provient de seulement 8 % des lycées.

    Il faudrait alors, si on ne veut pas supprimer les possibilités de choix d’un lycée, contrôler plus strictement le profil des lycéens mutants, et favoriser une implantation d’établissements dans les villes moyennes . C’est ce qui a été fait par les classes préparatoires privées (et aussi les classes préparatoires ouvertes aux bacheliers technologiques), mais ce sont surtout les élèves des classes moyennes qui en ont profité.

    Les inégalités géographiques traduisent aussi le fait que la mobilité a un coût pour les familles. Si les questions de logement sont essentielles, le fait que ce soit pour les écoles de commerce que les inégalités scolaires soient le moins à même d’expliquer leur sélectivité sociale rappelle que le coût des études joue un rôle non négligeable.

    D’où la nécessité de bourses, dans un contexte où les possibilités de financer en partie ses études par un job d’étudiant sont quasiment exclues en classe préparatoire aux grandes écoles et dans celles-ci mêmes.

    Intervenir tôt et jouer sur les structures

    Au total, il est clair que les mesures intervenant au niveau du lycée restent bien trop tardives puisqu’une bonne part de la carrière scolaire des élèves est déjà jouée, de même que l’image, par les élèves, de leurs propres compétences.

    On ne peut pas non plus se contenter d’agir au niveau des personnes, notamment sur les motivations ou l’information, car les carrières se jouent dans un contexte tout aussi décisif, qui rend certaines autocensures relativement rationnelles :

    • une offre de formation locale,
    • des études inégalement coûteuses,
    • un marché du travail sexué,
    • un accès à l’élite accaparé par les sortants des grandes écoles.

    Jouer sur ces éléments structurels est capital, même si on peut envisager des voies plus radicales : supprimer cette voie si française (qui polarise les stratégies des parents bien en amont du bac), et diversifier les voies d’accès à l’élite, en tout cas rendre moins inégales les perspectives professionnelles des différentes filières du supérieur.

    Tant que l’accès aux grandes écoles se fera sur la base d’une sélection scolaire biaisée dès les petites classes, tant que l’accès aux positions les plus enviables mettra en compétition des jeunes dotés par leurs familles d’atouts inégaux, aussi longtemps donc que les familles seront inégales à maints égards, les politiques publiques de démocratisation ont peu de chances d’aboutir, sans compter qu’on ne s’attend pas à ce que ceux qui parviennent actuellement à accaparer les grandes écoles et leurs débouchés militent pour ces changements…

    Marie Duru-Bellat , Professeure des universités émérite en sociologie, Observatoire sociologique du changement, Sciences Po

    Cet article est republié à partir de The Conversation sous licence Creative Commons. Lire l’ article original .

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      Pourquoi la diversité n’est pas un critère de sélection

      Thomas Viain · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 14 January, 2021 - 03:30 · 7 minutes

    diversité

    Par Thomas Viain.

    Le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf a suscité la controverse le 1er janvier dernier, en tweetant sur le manque de diversité du Philarmonique de Vienne, lors du traditionnel concert du Nouvel An.

    La violoniste Zhang-Zhang, du Philharmonique de Monte-Carlo, a immédiatement réagi, affirmant que les musiciens étaient sélectionnés à l’aveugle, sur leurs seules compétences. Et s’il y avait un quiproquo sur la notion de mérite ?

    La méritocratie et le ressentiment des laissés-pour-compte

    Mis à part qu’en réalité, les auditions à l’aveugle n’ont souvent lieu qu’au début du processus de sélection, rarement d’un bout à l’autre, la réponse de Zhang-Zhang est instructive : elle oppose le processus de sélection méritocratique, sans voir qu’Ibrahim Maalouf ne nie nullement l’excellence des musiciens composant le Philharmonique, bien au contraire.

    Essayons d’éclaircir cet échange entre Maalouf et Zhang-Zhang en faisant un bref détour par Michael Sandel et son dernier ouvrage, The Tyranny of Merit . Sandel y désespère que la conception méritocratique se soit imposée comme un dogme et que les débats ne tournent qu’autour de cette seule question : comment réaliser au mieux l’égalité des conditions sur la ligne de départ ?

    Résumons brièvement la critique de Sandel à l’égard de la méritocratie.

    Dans une société méritocratique, chacun veut croire tenir son succès de son talent et de son labeur. Et plus on se croit self-made man , plus on oublie le bien commun, qui a en réalité permis le succès.

    Naissent alors un fort ressentiment et une humiliation chez celui qui n’a pas réussi car dans une méritocratie, celui qui échoue ne peut plus s’en prendre qu’à lui-même. Cette perte d’estime expliquerait la montée des populismes, qui suit le gradient des diplômes bien davantage que des revenus.

    Dans les années 1960-1970, les philosophes américains dominants refusaient la rhétorique de la méritocratie, considérant qu’il était contingent que le marché demande certains talents ou que certains talents soient communs ou rares ; Sandel prend comme exemple LeBron James : il a la chance que son talent soit recherché, mais durant la Renaissance italienne, à Florence, c’eût été celui du peintre.

    Le marché n’évalue pas en réalité la véritable contribution d’un individu à la société. Sandel prend l’exemple du professeur de chimie de Breaking Bad : sa contribution en vendant de la meth pour des millions de dollars est inférieure à celle qu’il avait comme professeur de chimie.

    Il ne faudrait pas oublier la leçon de Hegel : le moteur principal de l’humanité, c’est la lutte pour la reconnaissance. Cela implique d’avoir une idée du bien commun et des contributions respectives à ce bien commun, autres qu’évaluées par le marché. Mais comme on ne sait plus définir un bien commun, on préfère en rester à la neutralité du marché ; le débat a resurgi lors de la crise covid, avec une reconnaissance de l’utilité sociale des travailleurs du quotidien, dont les contributions n’étaient pas reconnues par les mécanismes du marché.

    Sandel n’ignore pas les solutions à droite et à gauche.

    À droite, Hayek reconnaît que le marché n’a rien à voir avec le mérite, mais reflète simplement le choix et les désirs des consommateurs. À gauche, Rawls ne considère pas non plus qu’une société rétribue les mérites. Les mieux dotés en talents auront au contraire une dette à l’égard des moins bien dotés. À l’objection que les mieux dotés auraient pu ne rien faire de leur talent, Rawls répond que la capacité d’effort est également héritée ou encouragée.

    Mais selon Sandel, ces deux paradigmes ne répondent pas à la difficulté majeure du ressentiment des laissés-pour-compte. Même la solution rawlsienne (le chirurgien est mieux payé que le concierge pour des raisons incitatives seulement, qui contribuent ultimement au bien des moins bien lotis) ne répond pas à la perte d’estime de soi que connaît celui qui est en bas de l’échelle des mérites.

    Diversité, sélection et seuil de compétences

    Est-ce à dire que toute sélection est malvenue et que les moins bons pourraient remplir des postes exigeants et techniques ? Sandel ne nie nullement qu’il faille sélectionner des compétences, mais on pourrait éliminer selon lui le biais de l’humiliation et de la perte d’estime de soi par un mécanisme simple : fixer un seuil de compétences, puis tirer au sort.

    Sur les 40 000 étudiants postulants à Harvard, en fixant un simple seuil de compétences, les examinateurs se retrouveraient avec environ 20 000 restants, tous excellents selon Sandel. Au-delà de ce seuil, il est trop difficile de prévoir la carrière académique et la réalité de ce qui est sélectionné : la sélection devient non signifiante. On tirerait alors au sort un sous-groupe. Celui-ci ne pourrait se targuer de ses qualités supérieures et les non tirés au sort ne connaîtraient pas non plus le stigmate du laissé-pour-compte.

    Il propose de faire l’expérience pour prouver la chose en comparant, au moment de leur diplôme de sortie ou durant leur carrière académique, un groupe qui aurait été tiré au sort et un autre sélectionné classiquement. Sandel prend le pari que les différences ne seront pas notables.

    Comment juge-t-on la musique ?

    Appliquons maintenant ces analyses à notre exemple du Philharmonique de Vienne. Ibrahim Maalouf ne semble pas nier l’excellence de l’orchestre, il la vante même sans ambages. Mais ces musiciens en haut de l’échelle des mérites n’ont pas été pris à partir d’un seuil de compétences, mais passés dans un crible qu’il est légitime d’analyser.

    Or, selon Sandel, passé un certain seuil, la sélection devient non signifiante : on ne sait plus vraiment ce qu’on sélectionne. Un musicien issu de la diversité aurait tout aussi bien pu être pris (au-delà d’un seuil de qualifications) et la musique qu’il aurait produite au Philharmonique eût été également sublime. Sandel reconnaîtrait que dans des cas très particuliers et limités (le génie en maths), l’hyper sélection peut encore atteindre une réalité. Mais dès que les compétences deviennent complexes et multiples ou liées à l’émotion musicale dans notre exemple, une foule de paramètres non contrôlés ou contrôlables ont en réalité plus d’importance que le processus de sélection.

    Utiliser Sandel pour interpréter la réaction de Maalouf n’est pas forcément une aberration pour un libéral. La sélection abstraite et académique n’a jamais vraiment été un Graal pour le libéralisme. En l’occurrence, le fait qu’un musicien rencontre une demande de la part d’un public est un critère bien plus sûr de sa plus-value (relative, bien sûr à un goût et un public donnés). Mais il est vrai que même ainsi, la question posée par Sandel sur la perte d’estime du déclassé doit être prise au sérieux par le courant libéral.

    Sélection institutionnelle vs choix du public

    On pourrait ici faire une distinction capitale, que ne fait étrangement jamais Sandel dans son ouvrage : le sentiment de rejet et de déclassement du laissé-pour-compte dans une sélection institutionnelle (université, orchestre) est d’un tout autre ordre que la déception de ne pas retenir les faveurs d’un public (en musique, dans le commerce, etc.) : dans le premier cas, la sélection prétend dire quelque chose des qualités objectives du candidat quand bien même, au-delà d’un seuil de compétence, ce que le processus sélectionnerait serait douteux, alors que dans le deuxième cas, l’impétrant sait ne subir qu’un échec circonstancié (moment particulier, public particulier), qui ne le réduit pas à cette tentative.

    Il pourrait être intéressant pour le courant libéral de travailler dans cette direction, en distinguant la sélection institutionnelle et la sélection par le marché en termes d’estime de soi.