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      "La République ne déboulonne pas de statues", disait Macron, mais c'est plus compliqué

      Anthony Berthelier · news.movim.eu / HuffingtonPost · Saturday, 13 February, 2021 - 02:48 · 12 minutes

    POLITIQUE - La mémoire qui flanche. Emmanuel Macron était très attendu, le 14 juin 2020, au moment de s’adresser solennellement aux Français, pour la troisième fois de l’année. Attendu, bien sûr, sur le coronavirus au terme d’un printemps éprouvant sur le front sanitaire, mais également scruté quant à sa position sur un vif débat de société: quelle place accorder aux figures contestées de notre histoire et à celles encore dans l’oubli?

    Quelques semaines avant sa prise de parole, des militants détruisaient deux statues de l’abolitionniste Victor Schoelcher en Martinique quand d’autres vandalisaient des représentations de Léon Gambetta ou du général de Gaulle en métropole. Ces questions se sont également portées sur l’image de Jean-Baptiste Colbert, ancien ministre de Louis XIV et rédacteur du “Code noir” , représenté par une immense statue devant l’Assemblée nationale.

    Des débats éruptifs, initiés aux États-Unis par le mouvement #BlackLivesMatter, sur lesquels le président de la République était attendu, alors même que plusieurs manifestations, portées par Assa Traoré, réunissaient des dizaines de milliers de personnes en France pour rendre hommage à George Floyd, un Afro-américain tué par un policier blanc à Minneapolis.

    Le Président a choisi de trancher: “la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son Histoire”. “La République ne déboulonnera pas de statue”. Nous devons plutôt lucidement regarder ensemble toute notre Histoire, toutes nos mémoires”, plaidait ainsi Emmanuel Macron depuis l’Élysée en ce 14 juin.

    La France déboulonneuse

    Une fin de non-recevoir répétée presque mot pour mot trois mois plus tard , le 4 septembre, à l’occasion du 150e anniversaire de la proclamation de la République lorsqu’il appelait à “épouser” la France “tout entière.” “Le Sacre de Reims et la Fête de la Fédération, c’est pour cela que la République ne déboulonne pas de statues, ne choisit pas simplement une part de son histoire, car on ne choisit jamais une part de France, on choisit la France”, martelait-il, en reprenant les mots de Marc Bloch, qui écrivait dans L’Étrange défaite : “qui n’a pas vibré au sacre de Reims et à la fête de la Fédération n’est pas vraiment Français”.

    Mais les choses sont-elles aussi simples que les mots du président de la République? Les représentations ou allusions au Maréchal Pétain n’ont-elles pas disparu de l’espace public, à l’image d’autres représentations jugées problématiques avec le temps?

    Contactés par Le HuffPost , plusieurs spécialistes de la mémoire s’accordent à dire que la France a bel et bien déboulonné et débaptisé par le passé, contrairement à ce que sous-entend le chef de l’État.

    Cet article fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron appelle à la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.

    “L’histoire est la science du changement”, nous dit Sébastien Ledoux en citant, lui aussi March Bloch. “L’histoire est en mouvement, c’est une loi invariable. On observe des transformations de paysages symboliques, faites par les êtres humains, depuis la nuit des temps”, ajoute le chercheur à l’Université Paris I Panthéon-Sorbonne, spécialiste de la mémoire, qualifiant la position du chef de l’État “d’anti-historienne.”

    C’est surprenant comme déclaration parce que la République, les républiques ont toutes été fondées sur le fait de reforger (...) les incarnations de la Nation qui les ont précédées Sarah Gensburger, chercheuse au CNRS en science politique

    “C’est un peu surprenant comme déclaration”, enchérit Sarah Gensburger, “parce que la République, les républiques ont toutes été fondées sur le fait de reforger, de transformer, de modifier les incarnations de la Nation qui les ont précédées.”. “C’est intrinsèque à la République, c’est presque dans sa nature que de faire évoluer ces incarnations”, martèle la chercheuse en science politique au CNRS. Il suffit par exemple de se pencher sur la Révolution française pour voir que nombreuses statues royales érigées à l’époque n’ont pas résisté. Et le chef de l’État ne l’ignore pas.

    Alors comment expliquer ses mots répétés de l’Élysée au Panthéon? Pour Sébastien Ledoux, Emmanuel Macron se comporte surtout en défenseur du patrimoine et non de la mémoire vive collective. “On est dans une vision très patrimoniale qui consiste à faire du passé un instrument de conservation”, regrette-t-il en citant le philosophe Saint-Augustin qui parlait, au Ve siècle, de “la mémoire” comme “un présent du passé.”

    “Si on suit cette définition-là, il s’agit d’une réinterprétation du passé à l’aune du présent, donc ce sont des relectures, des reconfigurations permanentes. La mémoire est vivante, or, la phrase d’Emmanuel Macron renvoie à l’idée de conserver les traces d’un passé en danger”, nous explique l’historien. Autrement dit, si Emmanuel Macron estime inconcevable de toucher à la statue de Colbert, ou si sa majorité refuse de renommer la salle qui porte son nom à l’Assemblée, c’est parce qu’ils considèrent que retirer ou questionner la figure de ce dernier est “contraire à l’intérêt national qui serait de le conserver comme un patrimoine.”

    La République, ce n’est pas (que) lui

    Reste que le chef de l’État n’est pas le seul maître à bord. Les décisions de retirer cette statue monumentale, comme de déboulonner telle ou telle figure érigée dans une commune du Périgord ou de renommer la rue d’une bourgade du Lot-et-Garonne, ne lui appartiennent pas totalement. Pour ne pas dire... pas du tout.

    “Ce n’est pas au président de la République de dire qui doit être en statue et ce qui va se passer pour elle, c’est le plus souvent du ressort des pouvoirs territoriaux”, note Sarah Gensburger. ”‘La République’, comme Emmanuel Macron l’entendait est une sorte de concept incantatoire qui reste très fragile, car les choses ne se passent pas comme ça, il y a différents individus, collectifs, collectivités locales qui ont accès à ces prises de décision”, ajoute l’historien Sébastien Ledoux.

    Le Président de la République fixe l’orientation, il est le dépositaire du legs de l’Histoire” L'Élysée

    Ce sont, effectivement, les conseils municipaux, les collectivités territoriales ou les institutions publiques qui sont concrètement à la manœuvre. En septembre 2020, la mairie de Paris a par exemple décidé l’installation d’une statue à l’effigie de “Solitude” , une héroïne de la résistance des esclaves, dans le 17e arrondissement de la capitale. Trois mois auparavant, en juin, la ville de Bordeaux posait des plaques explicatives dans cinq rues, passages et places au nom de négriers reconnus.

    En 2004, c’est le Conseil régional d’Île-de-France qui décidait de débaptiser le lycée Florent-Schmitt, situé à Saint-Cloud -du nom du compositeur français accusé de collaboration pendant la Seconde Guerre mondiale- pour lui donner celui, bien plus consensuel, du romancier Alexandre Dumas.

    “Certes, ce n’est pas lui qui décide in fine , mais le Président de la République fixe l’orientation, il est le dépositaire du legs de l’Histoire”, répond l’Élysée, en résumant ainsi la ligne du chef de l’État: “Le Président de la République regarde l’Histoire en face. On enrichit, on contextualise s’il le faut ou on ajoute de nouvelles figures, mais on n’efface rien.”

    “On ne peut pas effacer tout ce qui ne plaît pas dans l’histoire, sinon il ne resterait plus grand-chose”, abonde l’islamologue et historien Rachid Benzine, pour qui, l’enjeu est aujourd’hui “d’apaiser les débats.” Pour cela, il faut, à ses yeux “assumer son passé” en le “recontextualisant”, mais surtout développer un “récit national plus large et inclusif.”

    C’est justement dans ce but, et avec ce rôle de boussole mémorielle qu’Emmanuel Macron a réclamé, le 4 décembre dernier, lors d’une interview au média en ligne Brut, une liste de “300 à 500 personnalités” , “figures de la diversité”, à proposer aux maires et autres élus locaux. L es noms de Cherif Cadi, le premier musulman admis à l’École polytechnique, de l’acteur italien Lino Ventura, de l’artiste américaine Joséphine Baker ou encore de la femme de lettres martiniquaise Paulette Nardal, selon les premières pistes dévoilées dans la presse, pourraient ainsi trouver place dans nos rues, si les élus locaux le décident. Selon La Croix , c’est finalement une liste de 315 figures oubliées depuis la Révolution française qui a été rendue au gouvernement au cours de cette semaine.

    “De la communication avant tout”, tranche Sarah Gensburger, en ajoutant avec ironie: “ce document est présenté comme une ‘ressource’ à disposition, mais heureusement que les collectivités territoriales savent faire.” ”À la mairie de Paris, ça fait des années qu’ils réfléchissent à de nouveaux noms de rue ou de nouvelles statues pour changer l’espace public, pour l’adapter, le faire évoluer, mais ils ne le revendiquent pas forcément de façon visible. C’est dossier par dossier”, note-t-elle.

    On aurait pu imaginer une réflexion des habitants à l’échelle des communes. La République, c’est la chose commune, c’est le bien collectif et c’est donc aux citoyens de s’en emparer. Sébastien Ledoux, chercheur et historien spécialiste de la mémoire

    Pour la chercheuse, auteure de À quoi servent les politiques de mémoire?, paru en 2017, l’initiative du président de la République s’apparente à une sorte de “négociation avec ce qu’il fait mine de croire que les militants anti-racistes attendent: on va leur en donner un peu, céder un peu sur ça...”.

    Et elle n’est pas la seule à interroger cette façon de faire. Regrettant une liste établie ”à la va-vite”, Sébastien Ledoux n’est pas plus optimiste. Plutôt qu’un comité installé par le haut, l’historien plaide pour “un processus démocratique qui engage les citoyens”. “On aurait pu imaginer une réflexion des habitants à l’échelle des communes par exemple”, avance-t-il, en ajoutant, en référence aux mots d’Emmanuel Macron: “la République, c’est la chose commune, c’est le bien collectif et c’est donc aux citoyens de s’en emparer.”

    Une recommandation “d’ouverture” partagée par Nicolas Offenstadt, l’historien “favorable à des arènes hybrides où les spécialistes et les profanes discutent.” “Il ne faut pas reléguer ces questions avec les ‘vandales’ d’un côté, les conservateurs de l’autre. Je pense qu’il faut un débat dans la sphère publique. C’est une question citoyenne”, expliquait déjà ce spécialiste de la mémoire collective en juin dernier au HuffPost.

    Une promesse non tenue (à ce stade)

    C’est pourtant ce qu’avait promis Emmanuel Macron chez Brut en décembre en lançant un appel à la “contribution collective” pour une liste “nourrie par la jeunesse” et “ceux qui ont une conscience civique.” Mais selon nos informations, aucun citoyen n’a, à ce stade, été convié à la réflexion menée par une équipe d’historiens, de sociologues et de personnalités coordonnée par Yvan Gastaut, sous la direction d’un comité scientifique présidé par le spécialiste de la colonisation et des immigrations Pascal Blanchard.

    “Ce n’est pas une liste étatique”, précise immédiatement l’islamologue Rachid Benzine, un des membres de cette assemblée spécialement constituée. Pour lui, il s’agit “d’un fragment, d’un outil, loin d’avoir une valeur absolue, qui doit être complété avec d’autres.”

    “Que le président de la République fasse ce geste, c’est symboliquement très fort mais il ne pourra y avoir d’effectivité que si un phénomène d’appropriation suit cette liste” Rachid Benzine, islamologue et romancier

    “Que le président de la République fasse ce geste, c’est symboliquement très fort mais il ne pourra y avoir d’effectivité que si un phénomène d’appropriation et de réincarnation suit cette liste”, nous dit-il avant d’ajouter: “le vrai travail va commencer dans les municipalités qui le souhaitent, avec le concours des citoyens.”

    D’autant que ces questions, latentes depuis des décennies dans la population, sont loin d’être nouvelles. “Ces doutes, ces incertitudes sur le récit national existent depuis la fin des années 1970. Depuis quarante ans, on est dans ce questionnement-là, dans ces remises en cause (...) et là on est en train d’en voir maintenant la dimension coloniale”, observe Sébastien Ledoux.

    Alors comment expliquer cette virulente irruption dans le débat public au printemps dernier? Sarah Gensburger y voit la conjugaison de plusieurs facteurs. Le premier, la fin du confinement printanier, et le rapport à l’espace public. “On observe souvent des occupations de place après des moments d’attentats comme à Madrid, New York ou Paris. Ici on a eu un peu le même phénomène: une sorte de besoin collectif de réappropriation de l’espace public”, nous dit la chercheuse.

    Une expression à laquelle s’ajoute des “enjeux de discriminations raciales exacerbées”, selon ses mots, accrédités par les différents travaux du Défenseur des droits au cours des dernières années. Ainsi, “la trace de ces inégalités dans l’espace public devient naturelle pour accrocher cette discussion”, poursuit-elle, précisant toutefois “que ce serait une erreur de l’y réduire.”

    À voir également sur Le HuffPost : À Paris, les statues de femmes sont rares, mais en plus elles sont problématiques

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      Que faire de Colbert? Quand les députés s'interrogent sur notre histoire

      Pierre Tremblay · news.movim.eu / HuffingtonPost · Saturday, 6 February, 2021 - 09:44 · 2 minutes

    MÉMOIRE - Question anachronique ou pertinente? Ces derniers mois, le déboulonnage de statues et la débaptisation de lieux publics sont devenus une source récurrente de polémiques, dans la foulée de débats similaires initiés aux États-Unis par le mouvement #BlackLiveMatters.

    En France, c’est la figure de Jean-Baptiste Colbert, ancien ministre de Louis XIV et l’un des rédacteurs du “Code noir”, un texte législatif encadrant l’esclavage, qui a suscité les débats les plus vifs.

    Le 24 juin, la députée Paula Forteza (ex-LREM, désormais non inscrite) proposait notamment de renommer la salle Colbert à l’Assemblée nationale, proposant du même coup d’honorer la mémoire de la révolutionnaire féministe Olympe de Gouges. Quelques jours plus tôt, des statues du contrôleur général des finances, mais aussi du général de Gaulle ou de Léon Gambetta , avaient été vandalisées.

    Cet article fait partie de notre dossier “La mémoire en mouvement”. Alors qu’Emmanuel Macron appelle à la création d’une liste de personnalités pour mieux représenter “la diversité de notre identité nationale”, Le HuffPost se plonge dans l’histoire de France et dans l’actualité pour interroger notre mémoire collective.

    À en croire le président de l’Assemblée nationale, la salle Colbert devrait garder son nom. “Revisiter l’Histoire” ou “vouloir la censurer dans ce qu’elle a de paradoxal parfois est absurde”, avait déclaré Richard Ferrand (LREM) après la dégradation de la statue devant le Palais Bourbon.

    “Dans la vie d’un homme public du XVIIe siècle, il y a forcément des parts d’ombre et des parts de lumière”, avait-il ajouté, en estimant que cela ne “serait peut-être pas une mauvaise idée d’enrichir ces statues d’une plaque, d’un panneau qui explique pourquoi cette statue est là, les faits saillants d’un personnage, les faits glorieux comme ceux qui le sont moins”.

    Pour prolonger le débat, et comme vous pouvez le voir dans la vidéo en tête d’article , nous avons interrogé plusieurs députés à l’Assemblée nationale sur la figure de Colbert. Faut-il renommer ou nom cette salle? Quel nom alors lui donner? Et plus largement, la France peut-elle déboulonner ou non ses statues?

    À voir également sur Le HuffPost : À Paris, les statues de femmes sont rares, mais en plus elles sont problématiques