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      Pourquoi la diversité n’est pas un critère de sélection

      Thomas Viain · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Thursday, 14 January, 2021 - 03:30 · 7 minutes

    diversité

    Par Thomas Viain.

    Le trompettiste franco-libanais Ibrahim Maalouf a suscité la controverse le 1er janvier dernier, en tweetant sur le manque de diversité du Philarmonique de Vienne, lors du traditionnel concert du Nouvel An.

    La violoniste Zhang-Zhang, du Philharmonique de Monte-Carlo, a immédiatement réagi, affirmant que les musiciens étaient sélectionnés à l’aveugle, sur leurs seules compétences. Et s’il y avait un quiproquo sur la notion de mérite ?

    La méritocratie et le ressentiment des laissés-pour-compte

    Mis à part qu’en réalité, les auditions à l’aveugle n’ont souvent lieu qu’au début du processus de sélection, rarement d’un bout à l’autre, la réponse de Zhang-Zhang est instructive : elle oppose le processus de sélection méritocratique, sans voir qu’Ibrahim Maalouf ne nie nullement l’excellence des musiciens composant le Philharmonique, bien au contraire.

    Essayons d’éclaircir cet échange entre Maalouf et Zhang-Zhang en faisant un bref détour par Michael Sandel et son dernier ouvrage, The Tyranny of Merit . Sandel y désespère que la conception méritocratique se soit imposée comme un dogme et que les débats ne tournent qu’autour de cette seule question : comment réaliser au mieux l’égalité des conditions sur la ligne de départ ?

    Résumons brièvement la critique de Sandel à l’égard de la méritocratie.

    Dans une société méritocratique, chacun veut croire tenir son succès de son talent et de son labeur. Et plus on se croit self-made man , plus on oublie le bien commun, qui a en réalité permis le succès.

    Naissent alors un fort ressentiment et une humiliation chez celui qui n’a pas réussi car dans une méritocratie, celui qui échoue ne peut plus s’en prendre qu’à lui-même. Cette perte d’estime expliquerait la montée des populismes, qui suit le gradient des diplômes bien davantage que des revenus.

    Dans les années 1960-1970, les philosophes américains dominants refusaient la rhétorique de la méritocratie, considérant qu’il était contingent que le marché demande certains talents ou que certains talents soient communs ou rares ; Sandel prend comme exemple LeBron James : il a la chance que son talent soit recherché, mais durant la Renaissance italienne, à Florence, c’eût été celui du peintre.

    Le marché n’évalue pas en réalité la véritable contribution d’un individu à la société. Sandel prend l’exemple du professeur de chimie de Breaking Bad : sa contribution en vendant de la meth pour des millions de dollars est inférieure à celle qu’il avait comme professeur de chimie.

    Il ne faudrait pas oublier la leçon de Hegel : le moteur principal de l’humanité, c’est la lutte pour la reconnaissance. Cela implique d’avoir une idée du bien commun et des contributions respectives à ce bien commun, autres qu’évaluées par le marché. Mais comme on ne sait plus définir un bien commun, on préfère en rester à la neutralité du marché ; le débat a resurgi lors de la crise covid, avec une reconnaissance de l’utilité sociale des travailleurs du quotidien, dont les contributions n’étaient pas reconnues par les mécanismes du marché.

    Sandel n’ignore pas les solutions à droite et à gauche.

    À droite, Hayek reconnaît que le marché n’a rien à voir avec le mérite, mais reflète simplement le choix et les désirs des consommateurs. À gauche, Rawls ne considère pas non plus qu’une société rétribue les mérites. Les mieux dotés en talents auront au contraire une dette à l’égard des moins bien dotés. À l’objection que les mieux dotés auraient pu ne rien faire de leur talent, Rawls répond que la capacité d’effort est également héritée ou encouragée.

    Mais selon Sandel, ces deux paradigmes ne répondent pas à la difficulté majeure du ressentiment des laissés-pour-compte. Même la solution rawlsienne (le chirurgien est mieux payé que le concierge pour des raisons incitatives seulement, qui contribuent ultimement au bien des moins bien lotis) ne répond pas à la perte d’estime de soi que connaît celui qui est en bas de l’échelle des mérites.

    Diversité, sélection et seuil de compétences

    Est-ce à dire que toute sélection est malvenue et que les moins bons pourraient remplir des postes exigeants et techniques ? Sandel ne nie nullement qu’il faille sélectionner des compétences, mais on pourrait éliminer selon lui le biais de l’humiliation et de la perte d’estime de soi par un mécanisme simple : fixer un seuil de compétences, puis tirer au sort.

    Sur les 40 000 étudiants postulants à Harvard, en fixant un simple seuil de compétences, les examinateurs se retrouveraient avec environ 20 000 restants, tous excellents selon Sandel. Au-delà de ce seuil, il est trop difficile de prévoir la carrière académique et la réalité de ce qui est sélectionné : la sélection devient non signifiante. On tirerait alors au sort un sous-groupe. Celui-ci ne pourrait se targuer de ses qualités supérieures et les non tirés au sort ne connaîtraient pas non plus le stigmate du laissé-pour-compte.

    Il propose de faire l’expérience pour prouver la chose en comparant, au moment de leur diplôme de sortie ou durant leur carrière académique, un groupe qui aurait été tiré au sort et un autre sélectionné classiquement. Sandel prend le pari que les différences ne seront pas notables.

    Comment juge-t-on la musique ?

    Appliquons maintenant ces analyses à notre exemple du Philharmonique de Vienne. Ibrahim Maalouf ne semble pas nier l’excellence de l’orchestre, il la vante même sans ambages. Mais ces musiciens en haut de l’échelle des mérites n’ont pas été pris à partir d’un seuil de compétences, mais passés dans un crible qu’il est légitime d’analyser.

    Or, selon Sandel, passé un certain seuil, la sélection devient non signifiante : on ne sait plus vraiment ce qu’on sélectionne. Un musicien issu de la diversité aurait tout aussi bien pu être pris (au-delà d’un seuil de qualifications) et la musique qu’il aurait produite au Philharmonique eût été également sublime. Sandel reconnaîtrait que dans des cas très particuliers et limités (le génie en maths), l’hyper sélection peut encore atteindre une réalité. Mais dès que les compétences deviennent complexes et multiples ou liées à l’émotion musicale dans notre exemple, une foule de paramètres non contrôlés ou contrôlables ont en réalité plus d’importance que le processus de sélection.

    Utiliser Sandel pour interpréter la réaction de Maalouf n’est pas forcément une aberration pour un libéral. La sélection abstraite et académique n’a jamais vraiment été un Graal pour le libéralisme. En l’occurrence, le fait qu’un musicien rencontre une demande de la part d’un public est un critère bien plus sûr de sa plus-value (relative, bien sûr à un goût et un public donnés). Mais il est vrai que même ainsi, la question posée par Sandel sur la perte d’estime du déclassé doit être prise au sérieux par le courant libéral.

    Sélection institutionnelle vs choix du public

    On pourrait ici faire une distinction capitale, que ne fait étrangement jamais Sandel dans son ouvrage : le sentiment de rejet et de déclassement du laissé-pour-compte dans une sélection institutionnelle (université, orchestre) est d’un tout autre ordre que la déception de ne pas retenir les faveurs d’un public (en musique, dans le commerce, etc.) : dans le premier cas, la sélection prétend dire quelque chose des qualités objectives du candidat quand bien même, au-delà d’un seuil de compétence, ce que le processus sélectionnerait serait douteux, alors que dans le deuxième cas, l’impétrant sait ne subir qu’un échec circonstancié (moment particulier, public particulier), qui ne le réduit pas à cette tentative.

    Il pourrait être intéressant pour le courant libéral de travailler dans cette direction, en distinguant la sélection institutionnelle et la sélection par le marché en termes d’estime de soi.