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      Collages féministes : se réapproprier l’espace public

      Zoe Meyer · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:04 · 10 minutes

    D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ?


    Dans les placards de l’histoire

    Dans une article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

    Il faut attendre la Révolution Française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

    Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de texte denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

    Affiches féministes, so british

    Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia , le journal du « syndicat pour la robe artistique et saine », arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1] .

    L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

    Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

    Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

    Genèse des affiches féministes en France

    Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

    Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : « La Française doit voter ». Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

    https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000937068/v0001.simple.selectedTab=record© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

    Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

    De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thème de l’accès à la contraception et à l’avortement.

    La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

    Les collages contre les féminicides

    Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

    À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergures internationales, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

    « Nos sang sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus. » En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

    Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : « Afficher les revendications féministes sur les murs des villes « .

    Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le « sentiment libérateur de se réapproprier l’espace », il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

    Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’ agora . Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2] . Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos , en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social , exclue les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non aucunement comme des citoyennes.

    Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

    Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

    N’en déplaisent à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3] . En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

    Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2 % des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique » [4] . Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privées.

    Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

    D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5] , les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


    [1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
    [2] Gustave Glotz 1970 , p. 30.
    [3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
    [4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
    [5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization : An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

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      La « classe de loisir » de Veblen pour comprendre les crises écologiques modernes

      Jules Brion · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 31 October, 2020 - 12:58 · 10 minutes

    Thorstein Veblen (1857–1929) était un économiste et sociologue américain. Dans son œuvre majeure, Théorie de la classe de loisir (1899), il analyse le capitalisme non pas par le prisme de la production, comme a pu le faire Marx, mais par celui de la consommation. Si son œuvre reste encore très peu lue aujourd’hui, les textes de Veblen permettent d’appréhender les dérives de notre système financier, notamment la destruction systématique de notre environnement .


    Thorstein Veblen est issu d’une famille d’origine norvégienne qui a migré aux États-Unis une dizaine d’années avant sa naissance. Il naît en 1857 dans le Wisconsin, juste avant la guerre de sécession. Il ne pourra s’échapper de ce grand foyer de 12 enfants que pour suivre ses études, qui le mèneront au doctorat. Veblen enseigne aux écoles de Chicago, Stanford et New-York, même si ses idées anticonformistes feront de lui un professeur marginal. Dans son premier ouvrage Théorie de la classe de loisir , Veblen propose une critique de ce qu’il appelle « l’économie néoclassique » car il pense, contrairement à cette pensée, que le marché n’est pas une entité isolée de la société et de ses citoyens. Son parcours universitaire l’amène à observer les sociétés bourgeoises du début du XXème siècle et à constater leur propension à se répandre dans des dépenses inutiles et ostentatoires. Il meurt en 1929 après avoir assisté au décollage de l’économie américaine et à la multiplication des spéculations inhérentes au capitalisme financier.

    La classe dominante cherche à se démarquer des autres

    Veblen analyse et détaille dès son premier livre les mœurs et habitudes de la classe dominante, qu’il nomme « classe de loisir ». Les membres de cette classe sont aisés et à l’abri des besoins matériels primaires. Ils sont pourtant mus par une constante recherche d’honneurs à travers des actes socialement valorisés afin de se distinguer des autres classes. Pour l’auteur, « ce concept de dignité, de valeur, d’honneur, appliqué aux personnes ou à la conduite est d’une grande conséquence pour l’évolution des classes et des distinctions de classes ». La classe de loisir cherche constamment à montrer qu’elle peut utiliser son temps pour réaliser un travail non-productif et non vital par le prisme des loisirs. Le terme loisir est ici à comprendre comme « l’ensemble des pratiques différenciées de mise en valeur des richesses accumulées qui s’incarnent dans des modèles culturels de dépenses » (Lafortune, 2004).

    La classe de loisir va également chercher à exhiber sa capacité à dépenser son argent sans compter, par de la consommation ostentatoire. L’émergence de cette classe est selon Veblen à mettre en parallèle avec celle de la propriété individuelle, qui permet la distinction entre plusieurs groupes sociaux. Le théoricien évoque les mariages forcés et va même jusqu’à désigner les femmes comme le premier bien approprié par les hommes. Avec l’avènement de la société industrielle, la propriété privée devient un critère de distinction majeur qu’il convient d’accumuler indéfiniment. La recherche d’honneurs et de distinctions est la réelle motivation derrière cette épargne grotesque, et la classe de loisir cherche à tout prix à empêcher une quelconque entrave à cette rétention monétaire. Analyser le capitalisme moderne au prisme de la théorie de Veblen permet ainsi de pointer du doigt les nombreuses contradictions inhérentes à notre système économique.

    Notre modèle polluant est promu par la classe de loisir

    L’héritage de Veblen est premièrement utile pour comprendre et critiquer la responsabilité du capitalisme dans la destruction de notre environnement. Notre système pourrait sans grande difficulté subvenir aux besoins vitaux de la population, sous la mince réserve de faire précisément l’inverse des politiques menées depuis la révolution industrielle. Mais, comme le fait remarquer le théoricien, la classe de loisir ne cherche pas seulement à palier ses besoins primaires mais à se répandre dans des dépenses ostentatoires. Ces achats coûteux et bien souvent inutiles sont assimilés à un capital honorifique qui permet aux membres de cette classe de se démarquer des autres. Seulement, nous oublions trop souvent d’associer la production de ces marchandises et de ces services à la destruction de notre écosystème. La classe de loisir pousse à la production de biens honorifiques qui ne sont pas primordiaux pour sa survie. Difficile ici de ne pas prendre pour exemple le développement massif du tourisme. La classe dominante valorise ainsi fortement l’utilisation régulière de l’avion afin de voyager à l’autre bout du monde. Ces excursions servent de marqueurs sociaux et permettent aux classes les plus aisées de montrer qu’elles sont capables de dépenser, voire d’accumuler des voyages aux destinations socialement valorisées.

    Il convient cependant de déconstruire le modèle touristique vendu par les classes dominantes. Ces voyages réguliers ont premièrement un fort impact sur notre environnement. Outre l’évidente consommation énergétique de l’aviation, le développement des infrastructures touristiques cause d’énormes problèmes environnementaux : pollution des sols et des océans, bétonisation massive… Le développement du tourisme profite par ailleurs très peu aux populations locales. Le secteur touristique est en effet contrôlé par un nombre restreint de multinationales. La conférence des Nations Unies pour le commerce et le développement estime ainsi que 80 % des recettes du tourisme générées dans les Caraïbes retournent vers les pays où sont localisés ces multinationales. Le chiffre monte à 85 % pour « les pays les moins avancés » d’Afrique. Il faut en outre remarquer que, ce que beaucoup appellent la « démocratisation du tourisme », est un leurre. Les cadres supérieurs et autres professions libérales ont en effet une large capacité financière à voyager, tandis que les classes populaires sont souvent limitées dans leurs choix. Deux tiers des français , majoritairement issus des classes populaires, ont ainsi été contraints de renoncer à partir en vacances d’été pour des raisons financières durant les cinq dernières années. Le modèle touristique de la classe de loisir ne semble alors pas seulement être nocif pour l’environnement, mais apparaît également comme source de frustration pour la majorité de la population qui ne peut en profiter.

    La classe de loisir, par l’imaginaire consumériste qu’elle véhicule, entraîne également un effet d’imitation en cascade avec les classes « inférieures ». « Toute classe, explique Veblen, est mue par l’envie de rivaliser avec la classe qui lui est immédiatement supérieure dans l’échelle sociale, alors qu’elle ne songe guère à se comparer à ses inférieures, ni à celles qui la surpassent de très loin ». Ainsi, le modèle d’accumulation et de consommation de la classe dominante a un effet majeur sur la perception et les habitudes des classes moyennes et inférieures. La classe de loisir fixe et décide de notre modèle de consommation, si bien que « les usages, les gestes et opinions de la classe riche et oisive prennent le caractère d’un code établi ». Il est ainsi facile de comprendre la difficulté de promouvoir des technologies low-tech en opposition au high-tech. Ces technologies, volontairement moins performantes mais répondant à des besoins concrets et utiles n’intègrent pas ou peu de capital honorifique. La possession d’un outil low-tech n’est ainsi pas publicisée car elle est contraire au modèle consumériste promu par la classe de loisir.

    Dans son livre Comment les riches détruisent la planète, Hervé Kempf montre que ce modèle d’imitation veblenien s’applique aux États. Les pays que l’on qualifie « du Sud » tentent de rattraper les pays riches, souvent au prix de la destruction de réseaux de solidarité ou de la planète. Cependant, qui doit-on blâmer ? Devons-nous nous alarmer de la situation dans les pays « du Sud », qui bien souvent subissent la pollution liée à la délocalisation de la production des pays « du Nord » ? Ou devons-nous directement remettre en cause notre système de production propagé par les pays les plus riches ? La première option est non seulement injuste, les pays riches ayant eux-mêmes utilisé pendant des décennies des énergies fossiles pour se développer et continuant de le faire, mais également contreproductive.

    En effet, tant que les pays du Nord, sorte de classe de loisir mondiale, continueront de promouvoir la productivité à outrance et le consumérisme de masse – les deux étant intimement liés -, toute tentative visant à réduire l’impact humain sur l’écosystème sera vaine. Il faut donc attaquer frontalement la manière de consommer des classes dominantes et le système économique des pays riches pour permettre une réelle démarche écologique. Cette tâche sera ardue car, comme l’a remarqué Veblen, la classe de loisir est réputée conservatrice : tout changement structurel reviendrait à réduire voire anéantir ses avantages. Ainsi, « grâce à sa position d’avatar du bon genre, la classe fortunée en arrive à retarder l’évolution sociale ; elle le doit à un ascendant tout à fait disproportionné à sa puissance numérique ». De par sa posture dominante dans nombre d’institutions – économiques, médiatiques, politiques… – la classe de loisir marginalise toute critique de son modèle. Il n’y a qu’à regarder les propos de Macron contre les anti-5G, accusés de vouloir revenir aux temps anciens ou à « la lampe à huile ». Puisque la classe dominante rejette tout changement, voue aux gémonies toute critique constructive de notre système, il semble primordial de mener une « guerre de position » pour renverser le modèle économique vendu par cette dernière. Ce terme gramsciste décrit la remise en cause du pouvoir d’attraction culturelle de la classe bourgeoise sur les classes dominées. Un bloc populaire et écologiste ne pourra prendre le pouvoir que lorsque le modèle de société qu’il promouvra deviendra hégémonique. Il convient de ne pas sous-estimer la toute puissance de l’hégémonie du bloc bourgeois, sans quoi la classe de loisir moderne ne pourra jamais véritablement être renversée.

    De l’impossibilité d’avoir une société inégale heureuse

    Les textes de Veblen permettent également d’analyser notre rapport au Travail. Premièrement, l’auteur montre que la classe de loisir instaure de fait une distinction entre des tâches valorisées par la société et d’autres qui ne le sont pas. Cette discrimination veut que soient « nobles les fonctions qui appartiennent de droit à la classe de loisir : le gouvernement, la guerre, la chasse, l’entretien des armes et accoutrements, et ce qui s’ensuit – bref, tout ce qui relève ostensiblement de la fonction prédatrice. En revanche, sont ignobles toutes les occupations qui appartiennent en propre à la classe industrieuse : le travail manuel et les autres labeurs productifs, les besognes serviles, et ce qui s’ensuit. » Cette affirmation est frappante dans le contexte actuel, où la crise du coronavirus nous a fait, plus que jamais, remarquer comme certaines professions précaires étaient méprisées alors qu’elles sont primordiales pour notre société.

    Ensuite, le mécanisme veblenien d’imitation permet de montrer comment une société inégalitaire rend ses membres malheureux. En effet, plus la classe de loisir sera éloignée du reste de la société, plus l’imaginaire qu’elle véhicule sera hors de la portée de tout le monde, ce qui ne peut générer que des frustrations. Une étude de Bowles et Park montre ainsi que le temps de travail moyen dans une société augmente en fonction de son degré d’inégalité. La disparité dans la répartition des richesses pousse les membres d’une société à travailler plus pour atteindre l’idée de réussite transmise par la classe de loisir. Les mêmes chercheurs montrent alors qu’une politique de taxation massive des groupes dominants « serait doublement attractive : elle augmenterait le bien être des moins bien lotis en limitant l’effet d’imitation en cascade de Veblen et fournirait des fonds à des projets sociaux utiles ».

    L’étude des textes de Veblen nous fait ainsi comprendre pourquoi les groupes sociaux dominés par un modèle qu’ils n’ont pas choisi ne se rebellent pas contre ce dernier. L’effet d’imitation est très puissant et il convient de ne pas en ignorer les effets. Un nouveau modèle hégémonique doit être capable de renverser la classe dominante en faisant bien attention à ce qu’une nouvelle classe de loisir ne répande pas un énième paradigme aliénant.

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      Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté

      Sébastien Natroll · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 31 October, 2020 - 11:57 · 7 minutes

    Alors que les camps démocrate et républicain s’affrontent sur le montant du prochain plan de relance, l’épuisement progressif des aides prévues par le CARES Act a d’ores et déjà plongé plus de 8 millions de personnes dans la pauvreté.


    Publiée le 15 octobre, une étude de l’Université Columbia révèle l’ampleur de la pauvreté dans un pays miné par la pandémie de Covid-19. Si les aides fédérales — chèques et allocations chômage exceptionnelles — ont permis de maintenir 18 millions de personnes en dehors de la pauvreté, leur expiration a plongé 8 millions de personnes dans la pauvreté, lesquelles sont venues s’ajouter aux 46 millions de personnes pauvres que comptent les États-Unis.

    Une hausse de la pauvreté, malgré la réduction du chômage

    En avril, attisée par un chômage culminant à 15 %, le taux de pauvreté a atteint 13,9 %. Un taux qui, selon l’équipe du Center on Poverty & Social Policy de l’Université Columbia, aurait pu frôler les 20 % sans les dispositions prévues par le CARES Act ( Coronavirus Aid, Relief, and Economic Security Act ).

    Votée en mars, le CARES Act a mis en place un vaste plan d’aides pour un montant de 2 200 milliards de dollars, parmi lesquelles une allocation chômage hebdomadaire supplémentaire de 600 dollars. Cette aide, qui a expiré le 31 juillet dernier, a cédé sa place à une allocation chômage de 400 dollars par mois, décidée par memorandum par le président Donald Trump. Néanmoins, ledit memorandum autorise les gouverneurs des États à procéder à ce versement de 400 dollars, une contribution qui « reflète une contribution fédérale de 300 dollars ». Autrement dit : 100 des 400 dollars sont à la charge et à la discrétion des États fédérés, comme l’indique une note diffusée par le Département du Travail . Dans les faits, d’après CNBC , il semblerait que seuls trois États (le Kentucky, le Montana et la Virginie-Occidentale) versent 400 dollars par semaine.

    Cette provision s’ajoute à la mécanique complexe et hétéroclite propre au système fédéral américain, où chaque État a sa politique en la matière. Ainsi, le montant minimum d’allocation chômage et la durée d’indemnisation varient d’un État à l’autre . L’épuisement progressif des programmes d’aides laisse cependant de nombreuses personnes avec de moins en moins de ressources. Sans nouvelle législation, au 31 décembre 2020, la Pandemic Unemployment Assistance (d’un montant minimum de 106 dollars par semaine) cessera d’être versée : un scénario catastrophe pour les centaines de milliers d’Américains ayant cette aide pour seules ressources .

    Dans le même temps, le chômage a considérablement diminué, passant de près de 15 % en avril à près de 8 % en septembre. Un rebond qui ne suffit pas à contenir une pauvreté qui va crescendo sous l’effet conjugué d’un taux de chômage qui reste élevé ( le niveau pré-crise se situait sous les 4 % ), des aides fédérales qui s’amenuisent et des lourdeurs bureaucratiques, laissant plusieurs millions de demandes dans l’attente. En conséquence, le taux de pauvreté s’est accru progressivement entre avril et septembre, passant de 13,9 % à 16,7 %. Une hausse qui concerne aussi les personnes en situation de grande pauvreté.

    Bien que le CARES Act ait permis de maintenir temporairement des millions de familles en dehors de la pauvreté, l’étude menée par le Center on Poverty & Social Policy démontre que le plan d’aides n’a pas permis d’endiguer la progression de la grande pauvreté. Si l’étude observe une diminution de près d’un point entre février et mars, cette décrue s’explique en grande partie par le versement de l’ Earned Income Tax Credit (EITC), un impôt négatif sur le revenu versé aux personnes à revenus faibles ou modérés. Ainsi, entre avril et septembre, 5 300 000 personnes sont entrées dans les statistiques de la grande pauvreté, c’est-à-dire comme percevant des ressources inférieures à 50 % du seuil de pauvreté. Cela représente un revenu mensuel inférieur à 500 dollars pour une personne seule de moins de 65 ans.

    La progression de la pauvreté s’accompagne d’une augmentation de l’insécurité alimentaire. Selon le réseau de banques alimentaires Feeding America, 54 millions de personnes pourraient connaître la faim d’ici décembre . Pauvreté et insécurité alimentaire sont particulièrement prégnantes dans les États où n’existe que le salaire minimum fédéral, dont le montant (7,25 dollars de l’heure) n’a pas été réévalué depuis 2009. Ainsi, les États les plus pauvres (Mississippi, Louisiane, Nouveau-Mexique, Alabama) sont ceux où l’insécurité alimentaire est la plus préoccupante. En conséquence, ce sont aussi les États où les impayés de loyers sont les plus nombreux, ce qui laisse planer le risque d’expulsions massives et de défauts de paiement sur les crédits et ce, en dépit d’un moratoire fédéral sur les expulsions jusqu’au 31 décembre .

    À l’instar des expulsions locatives, d’autres moratoires s’achèvent peu à peu, alors que la situation reste critique pour de nombreuses personnes. En Pennsylvanie, ce ne sont pas moins de 800 millions de dollars qui restent à recouvrir suite au moratoire sur les interruptions de services énergétiques. Des interruptions qui reprendront le 9 novembre, sauf pour les familles et petites entreprises en grande difficulté financière suite à la pandémie. Sur les 50 États, 36 ont instauré ce genre de moratoire. Néanmoins, à l’image de la Caroline du Nord, nombre d’entre eux se sont terminés ou se termineront bientôt sans aucune disposition pour protéger les plus précaires. Avant même la pandémie, l’Agence d’Information sur l’Énergie ( U.S. Energy Information Administration ) a annoncé qu’ un tiers des foyers américains rencontre des difficultés à payer ses factures d’énergie . Une situation exacerbée depuis la crise économique qui touche en particulier la population noire et latine.

    Une pauvreté qui touche particulièrement les minorités

    Une personne noire ou latine sur quatre est actuellement considérée comme pauvre. C’est le constat alarmant qui ressort de l’étude du Center on Poverty & Social Policy . Le versement de l’impôt négatif EITC a permis de diminuer ce taux de près de 10 % en mars, avant que la pandémie ne provoque une augmentation considérable de la pauvreté au sein de ces populations. La pauvreté parmi la population blanche a ainsi augmenté de 0,8 % : cette augmentation est de 1,4 % dans la population noire et de 2,1 % dans la population hispanique. Des disparités face à la pauvreté qui s’expriment également de nombreux autres domaines : accès à l’emploi, au logement, au crédit bancaire et aux aides fédérales. Un mal qui touche aussi les entreprises détenues par ces communautés. Un rapport de la Federal Reserve Bank of New York publié en août révèle que l’activité des entreprises tenues par les communautés afro-américaine et hispanique ont respectivement décliné de 41 % et 32 %, des taux bien supérieurs au taux national qui est de 22 %. En juillet, Ron Busby, président de la U.S. Black Chamber of Commerce , témoignait devant le comité aux petites entreprises du Sénat et affirmait que 70 % des membres de sa chambre n’ont pu obtenir de prêt dans le cadre du Paycheck Protection Program , mettant ainsi en exergue une discrimination bancaire flagrante à l’égard des entreprises détenues par des personnes afro-américaines.

    Un nouveau plan de relance ?

    La dégradation de la situation, déjà critique, pourrait être cataclysmique en l’absence d’un nouveau plan de relance. Les âpres débats entre les camps républicain et démocrate échouent pour l’instant sur le montant dudit plan : là où le président Trump voudrait un plan massif (« go big » , avait-il déclaré sur Twitter), supérieur à 1 800 milliards de dollars, le Sénat voudrait se contenter de deux lois pour un montant total de 1 000 milliards de dollars. De son côté, le camp démocrate plaide pour un plan d’un montant de 2 200 milliards, de quoi émettre de nouveaux chèques de 1200 dollars, prolonger l’allocation chômage de 600 dollars par semaine et mettre en œuvre un plan d’aides tant pour les locataires que pour les propriétaires. Des disputes qui n’échappent pas au calcul politique le plus cynique : Mitch McConnell, leader de la majorité républicaine au Sénat, a averti la Maison Blanche qu’un accord sur un nouveau plan de relance pourrait être électoralement dommageable à l’approche de l’élection présidentielle le 3 novembre.

    L’article Aux États-Unis, l’épuisement des aides fédérales plonge 8 millions de personnes dans la pauvreté est apparu en premier sur Le Vent Se Lève .

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      Les néonicotinoïdes, pesticides tueurs d’abeilles, font leur (r)entrée au parlement

      Judith Lachnitt · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 26 October, 2020 - 16:55 · 17 minutes

    Ce mardi 27 octobre, l’inquiétant projet de loi de réintroduction des substances néonicotinoïdes, aussi connues sous le nom de « pesticides tueurs d’abeilles », arrive en séance publique au Sénat. Adoptée le 6 octobre par l’Assemblée Nationale avec 313 députés en faveur, cette dérogation est censée venir en aide à la filière de la betterave, actuellement en crise. Cette proposition de réintroduction, qui bafoue la « Loi biodiversité » de 2016, ainsi que le principe de non-régression du droit environnemental, fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition au sein des milieux écologistes, qui nous alertent quant à la dangerosité de ces pesticides. Le Vent Se Lève a donc interrogé deux voix politiques à la proue de ce débat : Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres et ex-ministre de l’écologie, ainsi que Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, à l’origine de la Loi Labbé, qui interdit l’usage de pesticides dans les espaces verts, promenades et voiries. Retour sur un projet de loi aux multiples enjeux écologiques, sanitaires et démocratiques. Par Judith Lachnitt et Noémie Cadeau.


    Les néonicotinoïdes : de véritables poisons pour la biodiversité

    Que sont exactement les pesticides néonicotinoïdes ? Delphine Batho a commencé par nous éclairer sur ces substances, leur usage technique et leur histoire :

    « Les néonicotinoïdes sont des pesticides insecticides qui ont été mis sur le marché dans les années 1990 et qui sont les plus puissants insecticides de synthèse jamais inventés par l’espèce humaine. Ils sont 7000 fois plus toxiques que le DDT interdit il y a 50 ans. Cela signifie qu’il faut 7000 fois plus de DDT que de néonicotinoïdes pour avoir les mêmes effets toxiques. C’est donc un poison extrêmement nocif qui a la particularité d’être systémique, c’est-à-dire que l’ensemble de la plante gorgée de ces substances devient elle-même une plante insecticide. Tous les insectes qui vont la butiner si elle a des fleurs, ou boire les petites gouttelettes d’eau qui sont les sueurs de la plante, vont mourir. La deuxième caractéristique de ces substances, c’est leur rémanence. C’est-à-dire qu’elles vont dans la terre comme dans l’eau, peuvent s’y accumuler et y rester plus de 20 ans. Les néonicotinoïdes sont utilisés systématiquement et préventivement par enrobage de semences. La graine de la plante va être enrobée du produit avant d’être semée. De cette façon, la plante est gorgée de néonicotinoïdes tout au long de sa vie, des racines jusqu’aux fleurs, et on va utiliser ce produit toxique insecticide, même sans savoir s’il y aura ou non un insecte ravageur ».

    L’état des lieux qu’elle dresse est effarant : « Ces néonicotinoïdes ont donc été utilisés sur des millions d’hectares en France, pendant des années et des années dans une logique qui est complètement anti-agronomique. »

    Les différentes études scientifiques s’accordent sur la dangerosité de ce produit toxique. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) recommandait dès 2012 d’engager une réévaluation au niveau européen des substances actives néonicotinoïdes, et de faire évoluer la réglementation européenne pour une prise en compte renforcée des impacts de ces substances sur le comportement des abeilles. La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a fait état dans son dernier rapport, publié le 6 mai 2019, du risque d’effondrement de la biodiversité. Delphine Batho affirme ainsi :

    « On est dans un contexte où 85 % des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu. Ce n’est pas un phénomène spontané, c’est une destruction vertigineuse. Que, dans ce contexte-là, on envisage d’autoriser les néonicotinoïdes sur 400 000 hectares et même de réautoriser de façon complète certains produits néonicotinoïdes en France, c’est suicidaire ».

    « On est dans un contexte où 85 % des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu. »

    Elle rappelle également : « Depuis le milieu des années 1990, les apiculteurs ont lancé l’alerte quant à la quantité spectaculaire de mortalité des colonies d’abeilles domestiques. Les néonicotinoïdes tuent les pollinisateurs qui sont déjà menacés par d’autres pesticides tels que le glyphosate, qui leur supprime leur nourriture ». Toujours selon Delphine Batho : « Dans les Deux-Sèvres, chaque année, entre une et deux espèces d’abeilles sauvages disparaissent ». Certains arguent, pourtant, que tant que les néonicotinoïdes sont appliqués sur une plante qui n’a pas de pollen, les abeilles ne courent pas de risques puisqu’elles ne viendront pas butiner la plante. Or, face à ces arguments, Joël Labbé rappelle l’importance du phénomène qu’on nomme la « guttation » : le matin, les feuilles de betteraves laissent perler de petites gouttelettes d’eau, où les abeilles adorent s’abreuver. « Evidemment, ces émanations sont chargées de molécules néonicotinoïdes : ce simple fait nous aide à comprendre que ce n’est pas sans danger pour les pollinisateurs », rappelle le sénateur écologiste.

    À ce danger pour la biodiversité s’ajoute leur impact sur la santé humaine. Joël Labbé tire la sonnette d’alarme sur ce point : « L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10 % de l’alimentation. Et il se trouve que ce sont des neurotoxiques qui touchent le système nerveux central pour les humains. L’effet cumulatif de ces pesticides peut avoir un impact durable sur la santé humaine. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs que la maladie de Parkinson soit désormais reconnue maladie professionnelle pour les agriculteurs. Autant d’arguments qui nous alarment et nous font dire qu’il ne faut absolument pas revenir sur cette interdiction. »

    « L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10 % de l’alimentation. »

    La baisse des rendements des betteraviers : conséquence du réchauffement climatique et de la politique européenne

    Delphine Batho souligne que si la filière betterave-sucre fait cette année face à un problème de jaunisse dû à la prolifération de pucerons, elle est d’abord victime de la suppression des quotas européens. Elle affirme ainsi que la multiplication des pucerons qui mettent en danger les récoltes de betteraves cette année est d’abord due au changement climatique : « Comme les hivers sont doux et les printemps chauds, il y a une prolifération des pucerons plus précoce et plus importante ». Or selon la députée écologiste : « Cette question du changement climatique est aussi manipulée puisqu’on nous dit que la perte de rendement est estimée à 15 %. En réalité 15 % c’est si on compare aux rendements des cinq dernières années. Si l’on compare les chiffres de cette année à ceux de 2019, qui était aussi une année de sécheresse, on voit en fait que la perte de rendement est de 8,5 % et que le reste est lié à la sécheresse qui réduit la taille des betteraves. »

    Delphine Batho © Clément Tissot

    Ainsi, elle ajoute que : « Les lobbies ont surfé sur le contexte lié à la COVID 19 en mettant en avant des arguments fallacieux selon lesquels la France risquait une pénurie de sucre, ce qui est totalement faux. Nous sommes largement exportateurs, cela représente la moitié de la production française en sucre. Le problème de la jaunisse représente 15 % du rendement, c’est un aléa auquel on peut faire face et qui ne va pas provoquer une pénurie dans les supermarchés ». Le véritable incident qui a mis à mal la filière betterave-sucre n’est pas la crise de la jaunisse mais la suppression des quotas européens. Delphine Batho explique ainsi que :

    « La suppression du prix garanti au producteur s’est traduite par une dérégulation du commerce du sucre à l’échelle internationale. Cette dérégulation a engendré une crise de surproduction internationale. En France, les surfaces cultivées de betterave à sucre ont augmenté de 20 % afin d’entrer dans une logique de surproduction. Les prix se sont alors effondrés et quatre sucreries ont fermé dans la période récente. Ces dégâts-là, tant sur l’emploi que sur le prix payé au producteur, ne sont pas le résultat du puceron mais bien la conséquence de la suppression des quotas européens. »

    Malgré ces constats, la seule réponse apportée par le gouvernement aux difficultés des agriculteurs est de réintroduire un pesticide, qui avait pourtant été interdit dans la loi de 2016 pour ses dangers sur la biodiversité et la santé humaine. Le réintroduire va à l’encontre des injonctions de l’IPBES qui plaide pour une agriculture raisonnée rompant avec le modèle intensif qui participe à l’artificialisation des sols et à la destruction de la biodiversité.

    Sortir l’agriculture de sa dépendance à l’agrochimie et promouvoir l’agroécologie

    Selon l’IPBES, les petites exploitations (moins de 2 hectares) contribuent au maintien de la richesse de la biodiversité et assurent mieux la production végétale que les grandes exploitations. Mais les modèles agroécologiques peuvent-ils prévenir le problème de la jaunisse, qui touche cette année, de manière incontestable, les producteurs de betteraves sucre ? Delphine Batho souhaite renverser cette perspective : « Pendant des années on a simplifié les paysages agricoles, on a mis des néonicotinoïdes qui ont tué les insectes prédateurs des pucerons, on est entré dans un modèle simplifié où ce ravageur n’est pas régulé par un bon fonctionnement des écosystèmes qui permettrait que, quand le puceron se montre, les larves de coccinelles le mangent ».

    Ainsi, entrer dans une agriculture raisonnée implique de changer les pratiques, de planter des haies et de faire revenir ce qu’on appelle les auxiliaires des cultures. Ce projet de loi va donc au-delà d’une lutte pour ou contre les producteurs de betterave, il ouvre un débat plus profond sur le modèle agricole à promouvoir. L’ancienne ministre de l’écologie souligne ainsi que :

    « Dans le cadre du projet de loi, des agriculteurs ont été auditionnés. Certains font de la betterave à sucre en bio. Ils sont sur un modèle avec des rotations longues. Une énorme diversité des cultures y est pratiquée. Ce sont des modèles beaucoup plus dynamiques donc très créateurs d’emplois qui sont touchés par la jaunisse, mais beaucoup moins polluants car ce sont les prédateurs qui viennent manger les pucerons. Il faut donc des parcelles plus petites entourées de haies avec plus de rotations de cultures. Ce que nous proposons, c’est ce qui a été fait en Italie pour sortir des néonicotinoïdes, notamment sur les cultures de maïs. Ils ont mis en place un système d’assurance mutuelle collective où chaque exploitation agricole met à l’hectare quelques euros qui représentent beaucoup moins d’argent que le coût des néonicotinoïdes, de manière à assurer le revenu des agriculteurs qui auraient des dégâts liés à la jaunisse ou autre chose ».

    Néanmoins, ces systèmes de rotations de cultures sont à l’opposé du modèle d’agriculture intensive qui domine aujourd’hui et qui incite les producteurs à spécialiser toujours davantage leurs systèmes de culture et d’élevage. L’injonction européenne à produire à toujours plus grande échelle afin de rester compétitifs sur les marchés internationaux a poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides).

    Un état des lieux de la législation sur les pesticides

    Si la proposition de loi permettant de réautoriser les néonicotinoïdes est aussi inquiétante, c’est aussi car elle revient sur l’un des engagements phares de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, promulguée le 8 août 2016. Cette loi centrale avait notamment permis de reconnaître dans le droit de l’environnement français les concepts de préjudice écologique , de non-régression du droit de l’environnement, de compensation avec « absence de perte nette de biodiversité » et de solidarité écologique. Parmi les 72 articles de cette loi, l’un d’entre eux promettait la réduction de l’usage des pesticides en poursuivant la démarche « Terre Saine commune sans pesticides », un label qui valorise les communes ayant cessé d’utiliser des pesticides dans tous les espaces publics qui relèvent de la responsabilité de la collectivité territoriale.

    Cette lutte contre l’emploi des pesticides dans les communes se place dans la continuité de la Loi Labbé, promulguée en 2017, qui interdit aux personnes publiques d’utiliser des produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces verts, promenades et voiries accessibles ou ouverts au public. A partir du 1er janvier 2019, cette interdiction s’est étendue aux particuliers. Joël Labbé est donc revenu avec nous sur l’histoire de cette loi. Maire de Saint-Nolff dans le Morbihan, sa commune est en 2005 la première de Bretagne à s’engager dans une démarche d’Agenda 21, dont la première grande décision a été de proscrire tous les pesticides des espaces publics de la commune dès 2006. Joël Labbé a ensuite poursuivi ce combat lorsqu’il a été élu sénateur en 2011 :

    « Lorsque s’est mise en place une mission d’information sur les pesticides, leur impact sur la santé humaine et l’environnement, nous avons travaillé durant six mois sur le sujet, d’une manière pluri-politique. Nous avons auditionné des agriculteurs qui utilisaient des pesticides, d’autres qui n’en employaient pas, des fabricants, des distributeurs, des cancérologues, des généticiens, des pédiatres spécialisés dans les malformations de nourrissons dues aux pesticides. Cette capacité d’approfondissement est un outil précieux à disposition des sénatrices et sénateurs. Un rapport a ensuite été publié suite à cette enquête, qui recommandait de sensibiliser la population aux dangers que représentaient les pesticides. »

    Joël Labbé décide alors de faire une proposition de loi s’intéressant non pas aux pesticides agricoles, un domaine dans lequel il est très difficile d’obtenir une majorité, mais au non-agricole. « J’ai ainsi proposé une loi qui interdirait l’usage des pesticides dans les collectivités – riche de l’expérience menée dans ma commune – et aussi dans les jardins domestiques. À cette annonce, on m’a fait comprendre que mon projet était utopique, irréalisable en raison des lobbys, des réglementations européennes… Mais je suis quelqu’un de tenace, alors je me suis donné un an pour mener de nouvelles auditions et écrire une proposition de loi, constituée de deux articles. L’article 1 promulguait l’interdiction des pesticides dans tous les espaces publics des communes à compter du 1 er janvier 2020, nous étions alors en 2013, et dans les jardins domestiques à compter du 1 er janvier 2022. Finalement, cette loi supposément infaisable a trouvé une majorité en janvier 2014 ; puis en 2015, la loi de transition énergétique a réduit les délais d’application (2017 pour les collectivités, 2019 pour les particuliers) ».

    Joël LabbéLe sénateur écologiste Joël Labbé © Flickr, SmartGov

    Le sénateur écologiste conclut ainsi l’histoire de son combat : « J’ai pour habitude de dire que c’est une toute petite loi, mais c’est une loi « pied dans la porte ». Néanmoins, elle a un enjeu stratégique, car ce sont les mêmes molécules qui sont utilisées dans les pesticides agricoles, or elles ont dans ce cadre été interdites pour des raisons de santé publique et de protection de la biodiversité. »

    À l’avenir, l’objectif est que cette loi devienne une norme européenne, pour que l’ensemble des pays de l’Union appliquent ces interdictions. Joël Labbé rappelle qu’à l’heure actuelle, la France est la plus avancée de l’ensemble de l’Europe sur ce sujet, mais il ne souhaite pas s’arrêter là : « J’ai aussi fait une proposition à l’Union Internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cette motion a été retenue, j’irai donc la défendre pour que la sensibilisation à l’alternative aux pesticides soit généralisée à l’échelle mondiale. Cela peut paraître ambitieux, mais il est important de voir large au vu du péril planétaire qui menace le climat et la biodiversité. On sait que les pesticides ont un impact terrible sur la biodiversité. »

    Une régression du droit de l’environnement

    Face à ces combats durement remportés, il est d’autant plus insupportable que le droit de l’environnement puisse être ainsi bafoué. Dans la loi du 8 août 2018 sur la biodiversité est en effet inscrit le principe de non-régression, article L. 110-1 du Code de l’environnement selon lequel : « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment » . Or, le projet de loi proposé par le gouvernement pour réintroduire les néonicotinoïdes le remet en cause en ré-autorisant sur le marché un produit reconnu par l’ANSES comme toxique pour la biodiversité.

    « La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non régression dans la Constitution »

    Delphine Batho affirme ainsi que : « La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non-régression dans la Constitution », afin que celui-ci ne puisse pas être remis en cause. Cela permettrait en effet d’éviter que les avancées environnementales acquises ne soient annulées au motif d’impératifs économiques.

    Un enjeu démocratique dans le débat public

    Ainsi, par-delà les enjeux écologiques et de santé publique, ce débat sur les néonicotinoïdes est aussi au coeur de notre démocratie, comme le rappelle justement Joël Labbé : « Un travail d’information est aussi nécessaire pour démocratiser ce débat : on compte beaucoup sur les médias, grands publics comme numériques, pour faire en sorte que ces informations se propagent. Les grands sujets de société ne doivent pas rester seulement des débats en hémicycles, mais au contraire devenir des débats nationaux, où les citoyens puissent donner leur avis et influencer les choix qui seront faits. »

    XR BEE ALIVE néonicotinoïdesLes activistes d’Extinction Rébellion devant l’Assemblée nationale ont tenté d’interpeller les députés sur la dangerosité des néonicotinoïdes lors d’un happening le 5 octobre dernier.

    « Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé. »

    « En tant que parlementaire minoritaire, il est précieux pour moi de travailler avec les acteurs de terrains, comme ici l’Union Nationale de l’Apiculture Française, avec les scientifiques, Jean-Marc Bonmatin du CNRS notamment, spécialiste de l’impact des pesticides sur les abeilles, avec les ONG comme Greenpeace, la fondation Nicolas Hulot, Pollinis, mais aussi Générations futures, qui a mené un extraordinaire travail d’investigation scientifique. Ces différents acteurs sont à même de mobiliser et de vulgariser les arguments de ces débats. Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé. »

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      Julia Cagé : La demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle.

      Simon Woillet · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 26 October, 2020 - 13:02 · 19 minutes

    A l’occasion de la sortie de son dernier ouvrage Libres et égaux en voix (Fayard, 2020) et de son projet de financement citoyen des grands titres de presse Un bout du Monde, nous avons rencontré l’économiste Julia Cagé, spécialiste des structures économiques des institutions démocratiques et médiatiques . Nous l’avons interrogée sur sa vision de l’indépendance des médias en France, ainsi que sur le désir d’émancipation démocratique porté par le mouvement populaire pour le RIC. Entretien réalisé par Simon Woillet. Crédits photographiques Ulysse Guttmann-Faure. Retranscription Dany Meniel.


    LVSL : Merci Julia Cagé de nous accorder un peu de temps pour Le Vent se Lève. Nous allons parler évidemment de votre recherche d’économiste, de citoyenne engagée, nous allons parler de votre dernier ouvrage et de votre projet récent en tant que présidente de l’association des lecteurs d’ Un Bout du Monde. Ma première question est en rapport avec la notion de Robert Boyer économiste de l’école de régulation qu’il a posée dans son dernier entretien au Monde « d’économie anthropogénétique », c’est à dire de déplacer la définition traditionnelle qu’on se donne de l’économie comme finalement science des marchés ou science des échanges monétaires pour repenser l’économie comme la science d’organisation des échanges sociaux et de la qualité de vie et cela à l’aune du covid. Il me semble que votre travail correspond à cette démarche depuis des années par rapport à la démocratie et à l’indépendance des médias : est-ce que vous pensez que la crise du covid et la crise sociale qu’elle amène vont obliger vos collègues à se ressaisir sur ces questions ?

    Julia Cagé : Ce serait bien mais n’en suis pas certaine… J’ai toujours vu l’économie comme une science sociale et le problème c’est qu’on l’enseigne souvent comme une science à part. Pour moi, l’économie on devrait l’enseigner au même titre que la sociologie, que la science politique ou l’histoire. On devrait apprendre toutes ces disciplines en même temps et finalement mener des recherches selon ces différents points de vue. Et de fait, quand j’ai commencé à travailler sur les médias, commencé à travailler sur la démocratie, parfois il y avait des réactions de la part de mes collègues qui me disaient « ce n’est pas de l’économie » peu importe – à partir du moment où l’objet  est intéressant et important  – qu’on dise que c’est de l’économie ou de l’économie politique ou de la science politique. Ça ne devrait pas nous préoccuper comme chercheurs et malheureusement nous nous sommes un peu trop enfermés dans nos frontières disciplinaires en économie par opposition aux autres sciences sociales en voulant nous définir comme une science dure. Cette tendance est notamment liée au nombre important d’économistes qui proviennent des mathématiques et qui imposent cet arbitrage méthodologique entre la théorie de l’économie mathématique et le reste des sciences sociales et je pense qu’il est un peu urgent de sortir de cette opposition-là ce que Robert Boyer et l’école de la Régulation font depuis des décennies.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    LVSL : Dans votre dernier ouvrage Libres et égaux en voix vous désignez un impensé : celui de la relation historique entre argent et démocratie en soulignant la continuité à travers le temps du réflexe censitaire et ploutocratique des élites économico-politiques. Quels sont, selon vous, les tendances et les grands modèles qui s’opposent dans l’Histoire à cette inconscience ploutocratique de nos sociétés et quelles mesures institutionnelles centrales permettraient, en quelques mots, d’en sortir ?

    J.C. : En fait ce qui est surprenant c’est qu’on a inventé la démocratie dans des régimes censitaires. Dès le départ on a mis en place la démocratie sans le droit de vote pour les femmes et parmi les hommes qui avaient le droit de voter il n’y avait que ceux, en fonction des pays, qui disposaient d’un revenu ou d’un patrimoine suffisant… Ce n’est que petit à petit qu’on a fait tomber les conditions du cens… Je commence le livre avec une citation de Arendt en 1956 qui dit que « L’urgence c’est de penser l’entrée des femmes et des classes populaires dans le débat public. » et ce qu’elle dit est encore vrai aujourd’hui, à savoir que nous avons très peu pensé l’entrée des femmes et des classes populaires dans la vie politique. Alors il y a des règles qui ont été introduites, parfois de manière un peu trop partielle, à l’encadrement du financement des partis politiques, cela s’est fait très tôt aux Etats-Unis dans les années 70 et puis ça s’est complètement effondré, en France ça s’est fait beaucoup plus tard fin des années 80, début des années 90 mais de manière imparfaite. De même par rapport à la problématique des médias, on a un peu régulé la concentration mais ce sont des règles qui datent des années 80 et que nous n’avons jamais repensées avec internet.

    D’autres aspects qui m’intéressent beaucoup, c’est ceux des partis politiques, de la démocratie, des médias et de la philanthropie. Pour celle-ci on va même dans un sens contraire à l’idéal démocratique. C’est à dire qu’à la place de se dire que nous sommes dans un régime plutôt ploutocratique ou censitaire, donc qu’il faudrait faire en sorte de le rendre plus démocratique, on persiste à encourager la philanthropie et ce faisant, on affaiblit encore plus la démocratie par les effets de contrôle économique sur les institutions qu’elle impose.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    LVSL : La ploutocratie, le gouvernement des riches, continue selon vous d’être valorisé sous la forme de sa générosité perverse…

    J.C. : … exactement et de plus, non seulement on ne s’interroge pas sur les conséquences que ça génère d’être dans des régimes où quelques milliardaires vont financer les musées, financer la santé, l’éducation… Mais pire, on l’encourage financièrement : quand vous êtes en France et que vous créez la fondation LVMH, non seulement vous faites de la publicité pour LVMH mais vous recevez plusieurs millions d’euros de soutien public chaque année pour cette démarche-là.

    LVSL : Vous répondez au désir d’émancipation démocratique exprimé notamment dans le mouvement social des gilets jaunes à travers le RIC que vous intitulez le Référendum délibératif d’initiative Citoyenne, pouvez-vous nous éclairer sur ce point ?

    J.C. : Cette demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle, elle doit être entendue politiquement. Cependant quel problème de fond se pose avec les référendums et qui n’est pas propre qu’au RIC ? Le problème principal est que l’on se retrouve souvent avec des questions binaires ; si vous prenez le cas du Brexit par exemple, on a dit aux britanniques : « est-ce que vous voulez, oui ou non, le Brexit ? » ils ont dit oui mais ce n’était pas ça la vraie question on le voit encore deux après, ils ont voté oui mais on ne sait toujours pas dans quel nouveau traité ils vont rentrer, de fait on ne sait toujours pas pourquoi ils ont voté oui, est-ce qu’ils voulaient plus ou moins d’échanges de capital, plus ou moins d’échanges de marchandises ? Finalement, on a posé une question extrêmement binaire pour un problème extrêmement complexe. Ce que je dis c’est qu’avec le RIC nous allons avoir des demandes citoyennes qui vont être très intéressantes et qui méritent un débat public et des institutions de débat à hauteur des enjeux convoqués. On pourrait par exemple avoir un RIC sur la question de l’opportunité d’une sixième République, l’opportunité de l’annulation des dettes ? Cependant, il n’est pas pertinent de formuler la question soumise à référendum d’une façon binaire, simpliste : “oui ou non la sixième République”, parce qu’une fois que vous l’avez fait et que les gens disent oui et bien la question est : c’est quoi la sixième République ?

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Ma proposition est la suivante : les citoyens soumettent ces questions à référendum quand ils obtiennent suffisamment de signatures, par exemple 5 % du corps électoral. En fonction des types de problèmes ce pourcentage de légitimité varie entre 1 et 10 % du corps électoral. Puis, on va prendre le temps de tirer 150 ou 200 citoyens au sort à qui on va  donner quelques mois pour définir la question qui est véritablement posée, dans le cadre de débats démocratiques, avec des délibérations et des consultations d’experts si besoin. Les questions qui vont ressortir de cette délibération seront soumises au référendum sous la forme de problèmes analysés clairement et en détail, de façon à éviter l’ambiguïté des réponses binaires, et d’accentuer la légitimité de la réponse populaire à un problème politique complexe et engageant le destin collectif de façon lourde.

    LVSL : Vous faites de l’indépendance de la presse et ses conditions économiques, un enjeu politique et démocratique et vous incitez les citoyens à y prendre la plus grande part à travers l’idée de « bons pour l’indépendance des médias », pouvez-vous définir cette mesure ?

    J.C : Mon idée est de définir l’information comme un bien public. Ce bien public ne peut pas être laissé seulement entre les mains du marché. Conséquence : il faut un soutien financier public aux médias. La question est donc de penser la nature de ce soutien financier aux médias. En France on a accumulé au cours des dernières décennies des couches d’aides à la presse dont tout le monde s’accorde à dire qu’elles sont inefficaces, n’ont pas été re-pensées à l’aune des situations présentes (numérique, défiance civique à l’égard de la presse…). Vous avez ainsi de l’aide au portage, de l’aide au postage, de l’aide à la SNCF, vous avez des aides directes, indirectes, vous avez des possibilités d’intervention de l’Etat… Mais tout cela ne répond en aucun cas à la crise de confiance profonde de nos démocraties quant au statut de l’information aujourd’hui. On sait qu’il faut de l’argent public mais on l’alloue très mal, ce qui nous oblige à repenser le financement public des médias et de faire en sorte que ce soient les citoyens, à la place de l’Etat, qui allouent cet argent public.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Comment procéder concrètement ? Je propose de donner chaque année un bon à chaque citoyen pour l’indépendance des médias qu’il pourrait allouer au moment de sa déclaration des impôts à un ou plusieurs médias. L’idée c’est vraiment de soutenir de manière démocratique, avec les fonds publics, les médias réellement portés par les citoyens. C’est aussi une manière de re-responsabiliser ces derniers et de les faire passer de la critique aux actes… Cette proposition, je l’avais développée dans un cadre états-unien : de fait, aux Etats-Unis il y a aujourd’hui une réflexion très forte sur la nécessité d’un soutien public aux médias mais dans le contexte culturel d’une crainte énorme par rapport à l’Etat fédéral. Les Américains ont vraiment cette idée que l’Etat est interventionniste et va vouloir capturer et contrôler les médias, qu’on ne peut pas mélanger les médias et l’Etat. Ma proposition est une manière d’avoir de l’argent public tout en décentralisant entièrement l’allocation puisqu’il n’y a pas d’intervention directe de l’Etat sur le capital des titres de presse, sauf dans le fait de créer et mettre en circulation ces bons.

    LVSL : Au modèle philanthropique d’évitement de l’impôt, vous opposez le bon pour l’égalité démocratique et les bons pour la vie culturelle et associative, c’est la même logique que vous venez de décrire, décentralisation, responsabilité citoyenne d’allocation de la ressource publique  ?

    J.C. : Oui, exactement. Il y a cet aspect, et d’autre part on passe notre temps, et c’est très bien dans le principe, à vouloir faire davantage de démocratie participative, à vouloir impliquer davantage les citoyens, à avoir des budgets participatifs par exemple. Or dans les faits on constate que ces mesures-là sont capturées par un public encore plus élitiste et encore plus étroit que pour le vote. Déjà on voit qu’il y a toute une partie du corps électoral qui ne va plus voter, mais alors vous si vous prenez les budgets participatifs vous allez encore voir les gens les plus éduqués, aux revenus les plus élevés qui vont y participer. Donc finalement on fait ça pour qu’il y ait plus de démocratie, mais plus on le fait, plus on augmente l’inégalité politique. Il nous faut saisir pourquoi les gens qui ont moins de moyens, moins de revenus, moins d’éducation ne participent pas à ces budgets-là. En réalité la raison est relativement simple : c’est qu’ils n’en ont pas le temps. De fait quand vous êtes professeur d’université avec un salaire correct et vivant dans le centre de Paris et bien oui à la fin de la journée à 18 heures vous avez deux heures et vous pouvez aller participer à telle réunion de la Mairie de Paris ; maintenant vous êtes femme de ménage, déjà vous ne pouvez pas habiter Paris, ce n’est pas possible, vous ne pouvez pas vous loger dans les grandes villes car les loyers sont trop élevés, vous habitez loin de votre lieu de travail et donc vous avez une heure ou une heure et demie pour venir le matin et idem le soir ; on vous fait aussi travailler très tôt le matin avant que n’arrivent les personnes qui travaillent dans les bureaux pour ne pas les déranger  – je pense qu’il faut vraiment s’interroger moralement sur ce modèle économique des sociétés de nettoyage où souvent on fait re-bosser ces personnes un peu le soir, tard. En plus vous n’avez pas d’argent pour faire garder vos enfants le soir parce que vous êtes mal payé(e) ce qui implique en définitive que vous n’avez pas le temps de participer à cette espèce de démocratie participative qu’on met en place. De fait, je voulais penser un système simple qui permette à tout le monde de participer indépendamment de son éducation, de son temps et de ses moyens et les bons, ça le permet. S’il y a bien un truc que les citoyens font tous chaque année, parce qu’on n’a pas le choix, c’est la déclaration d’impôts. Le fait de passer par cette déclaration, ça ne fait pas forcément rêver, ce n’est pas très sexy, en réalité cela relève d’une mesure ultra égalitaire : parce qu’il y a toujours ce moment tous les ans où chacun va passer son quart d’heure à remplir sa déclaration d’impôts et pouvoir soutenir une association, un parti politique ou un média de son choix.

    LVSL : Vous revendiquez la lecture de certaines théoriciennes contemporaines importantes comme Michelle Perrot, Anne Philips, Chantal Mouffe, Barbara Stiegler. L’aventure Le Vent se Lève revendique beaucoup ses racines de Chantal Mouffe et de Barbara Stiegler, pouvez-vous en quelques mots nous dire ce que vous avez trouvé chez ces théoriciennes ?

    J.C. : Barbara Stiegler, je l’ai découverte très tard l’an dernier quand elle a publié « Il faut s’adapter ». J’ai ouvert son livre et l’ai lu d’une traite et j’ai découvert toute l’articulation qu’elle fait entre John Dewey d’une part et Walter Lippmann de l’autre et je trouve que la manière dont elle relie Dewey et Lippmann et les met en opposition m’a vraiment éclairée sur ce qui est en train de se passer aujourd’hui. A savoir la manière dont on veut articuler une société entre l’expertise d’une part et ce qu’on appelle le populisme d’autre part. Déjà, Lippmann je le connaissais pour toute sa théorisation de la propagande par mon aspect média, je ne connaissais pas en revanche sa philosophie politique et Dewey je ne l’avais jamais lu donc en fait Stiegler m’a ouvert une porte, elle m’a permise de me plonger dans des auteurs que je ne connaissais pas du tout, qu’on ne m’avait jamais enseignés. Chantal Mouffe, c’est à la fois une auteure que j’apprécie beaucoup, extrêmement enrichissante et en même temps je me suis aussi construite ainsi que mes propositions en opposition à son approche.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Je pense que si elle lisait mon livre, elle me reprocherait d’être trop solutionniste et de vouloir aborder des modifications aux institutions pour changer telle ou telle chose là où elle voudrait être beaucoup plus conflictuelle. Et je pense qu’il faut sortir la philosophie politique de sa tour d’argent, un peu à la manière de Dewey qui participait aux grandes réunions sociales-libérales dans les années 30 ou 40 : c’était des gens qui mettaient la main à la pâte, Lippmann également d’un autre point de vue. Ils essayaient de penser la construction de l’Union Européenne et ainsi de suite… Chantal Mouffe se refuse à ça d’une certaine manière, ce que je trouve dommage, ce qui fait qu’intellectuellement elle m’apporte beaucoup, mais que pour le coup je m’inscris en opposition à cette volonté de ne pas apporter des solutions institutionnelles. Encore une fois, il n’y a pas si longtemps que ça, lorsque les gens faisaient de la philosophie politique, ils écrivaient des constitutions clef en main.

    LVSL : Et pour conclure, pouvez-vous présenter « Un Bout du Monde » et nous expliquer en quoi ce projet s’inscrit dans la continuité de votre modèle de la société de médias à but non lucratif et votre réflexion sur les structures de gouvernance médiatique.

    J.C. : Je crois profondément que pour garantir l’indépendance des médias, il faut des actionnaires qui soient principalement les salariés, les journalistes et les lecteurs et que les meilleurs garants de l’indépendance des médias sont ceux qui produisent et consomment l’information. On s’est trop habitué ces dernières décennies à consommer une information sous perfusion de mécènes… Si vous regardez ce qu’il se passe aujourd’hui, les gens ne font plus du tout confiance aux médias, moins d’un quart des français leur font confiance. Il y a un tout petit nombre de médias ultra-indépendants qui échappent à ça : Le Vent se Lève, Mediapart, Médiacités qui n’ont pas pris d’actionnaires extérieurs… Mais en réalité on ne peut pas se concentrer uniquement sur ces initiatives car sinon on abandonne tout le reste des médias déjà existants, et ces derniers sont des organes de légitimation des contenus d’information essentiels dans les débats publics (notamment par leur poids historique). Qui plus est ce sont des médias consommés par énormément de citoyens et qui amènent aussi avec leur approche en termes d’information généraliste et d’actualité, une vision importante de mon point de vue, relativement à la situation internationale et au pluralisme idéologique. Une fois encore, mon idée, c’était de se demander comment fait-on pour réconcilier les citoyens avec ces médias-là ? Et bien la meilleure manière de répondre c’est selon moi de proposer aux citoyens de devenir partie prenante de l’indépendance des médias en rentrant dans l’actionnariat et la gouvernance de ces médias. C’est pour cette raison que je me suis présentée pour être élue à la présidence de la société des lecteurs du Monde parce que de ce point de vue-là, le Monde a été précurseur pendant des années. Le Monde a créé une société des rédacteurs en 1951, une société des lecteurs en 1985. Les lecteurs, les rédacteurs et les salariés étaient vraiment les référents du journal. Cela a disparu en 2010 (avec l’arrivée des actionnaires Bergé, Niel, Pigasse), bien que les salariés et les lecteurs aient gardé des droits politiques très forts. Je pense néanmoins qu’on devrait les renforcer encore davantage aujourd’hui.

    Crédit photo : Ulysse GUTTMANN-FAURE pour LVSL.

    Cela fait des années que les lecteurs n’ont pas contribué financièrement à la gouvernance et à l’actionnariat du journal et cela on peut le recréer. C’est ce que permet l’association Un Bout du Monde et la première campagne de financement participatif qui s’appelle « Entrez dans le monde ». Un autre-élément clef, c’est qu’on ne dispose pas d’outil aujourd’hui pour accompagner des médias et notamment les salariés de ces titres de presse, qui changeraient de main du jour au lendemain ou qui seraient en crise financière. Cela touche des journaux historiques : on parle des Cahiers du Cinéma, du Nouveau-Magazine-Littéraire mais aussi des nouveaux médias comme Konbini qui sont véritablement en crise. Nous n’avons pas d’outil pour permettre l’actionnariat des salariés de ces médias… Un Bout du Monde permettrait aussi de s’adresser à eux et je pense que la société des lecteurs du Monde a toute légitimité pour mener ce combat puisque ce journal et ses lecteurs ont été précurseurs à un moment donné de l’histoire du journalisme, et le fait qu’un tel projet soit porté par une structure historiquement et médiatiquement importante donne un poids particulier à la démarche.

    L’article Julia Cagé : La demande populaire de référendum d’initiative citoyenne est essentielle. est apparu en premier sur Le Vent Se Lève .