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      États-Unis : après Trump, faut-il réformer la démocratie américaine ?

      Philippe Lacoude · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Tuesday, 12 January, 2021 - 04:00 · 15 minutes

    Trump

    Philippe Lacoude , un des contributeurs de Contrepoints , réside aux États-Unis. Il a travaillé plusieurs années pour le Center for Data Analysis de la Heritage Foundation, un think tank libéral et conservateur de Washington DC, dont il a souvent présenté les travaux aux membres du Congrès et leurs collaborateurs. Soucieuse de la défense des institutions laissées par les Pères fondateurs, la Heritage Foundation accorde un budget substantiel aux questions constitutionnelles et électorales, dont la fraude.

    Contrepoints : y-a-t-il eu de la fraude électorale ?

    Il existe de nombreux cas de fraude électorale avérée aux États-Unis. Mes anciens collègues de la Heritage Foundation ont fait une recherche exhaustive de tous les cas qu’ils ont pu trouver et leur base de données publique dénombre 1302 cas qui s’étalent de 1979 à 2020.

    Certains de ces cas ont pu changer les résultats d’élections locales lorsque le nombre d’électeurs était faible.

    Mais à part dans la tête de marginaux mal ajustés, il n’existe aucun cas reconnu de fraude ayant entraîné un basculement d’un candidat à un autre dans une élection fédérale ou générale au niveau d’un État, comme celle des gouverneurs, sénateurs, auditeurs, procureurs généraux, etc.

    Dans toute l’histoire des vingt dernières années, le nombre de cas est minime et, en proportion, minuscule par rapport au total énorme des voix exprimées.

    Il manque 38 votes au président Trump dans le collège électoral pour être réélu. Les quatre États où les scores étaient les plus serrés – les États de l’Arizona, de Géorgie, du Nevada et du Wisconsin – représentent 43 voix dans le collège électoral.

    Mais, dans ces États, il manquait 76 508 votes au président Trump pour y faire basculer l’élection en sa faveur. C’est un chiffre bien plus élevé que toutes les fraudes avérées de 1979 à 2020 de la base de données de la Heritage Foundation. Et encore eut-il fallu que ces 76 508 votes se répartissent dans des proportions exactes au vote près.

    Je fais remarquer au passage qu’en 2016, 70 000 voix séparaient le président Trump et la secrétaire d’État Clinton, et que le résultat final a été de 306-232 dans le collège électoral.

    Est-il facile de frauder ?

    On vote en même temps pour le président, le ou les sénateurs, le représentant fédéral, le gouverneur, le lieutenant-gouverneur, le procureur général, le sénateur d’État, le représentant d’État, le commissaire aux comptes, les juges d’État, le conseiller général, le shérif, le commissaire aux comptes, le médecin légiste, le représentant de la compagnie des eaux, le représentant au conseil d’administration des écoles, les juges, les procureurs (comté), le maire, le procureur (ville) et aussi tous les référendums. J’en oublie…

    Les bulletins font parfois deux pages. On remplit les cases. Ou plutôt, on les peinturlure. Retour au cours élémentaire. On s’applique. Faut pas dépasser !

    Après Bush-Gore, les États-Unis ont investi des milliards de dollars dans des machines électroniques. Elles lisent les bulletins par procédé optique. Elles sont calibrées à l’avance pour chaque type de bulletin, différents dans tous les comtés à cause des référendums. La machine lit le bulletin et il tombe dans « l’urne », une immense poubelle dont le couvercle est la machine.

    Pour frauder, il faut donc ajouter un chiffre dans le software de la machine – qui, contrairement aux âneries que j’ai lues, n’est pas reliée à internet [au moment du vote] – et un bulletin dans la poubelle. Il faut donc être un hacker et avoir un accès physique aux bulletins.

    Les bulletins physiques sont sous clef. La « poubelle » est cadenassée. Les bulletins sont pris de la « poubelle » à la fin de la journée de vote. On les sécurise sous contrôle des assesseurs et des observateurs des deux partis qui sont choisis des mois à l’avance par les partis.

    On lit le chiffre sur la machine. C’est le compte officiel pour le bureau de vote. En pratique, ce sont les chiffres, du fait que les bulletins portent sur une douzaine de questions.

    Si on doit recompter, on sort les bulletins papier et on s’y met à la main.

    Vient la question du vote par correspondance. Là, c’est tout aussi simple. Pour voter par correspondance, on demande un bulletin. Il vient dans une enveloppe spéciale prépayée qui identifie le votant. Son nom et sa signature sont vérifiés dans les listes électorales dont le votant est temporairement radié pour le vote en personne.

    Vote par courrier, vote en personne, il faut choisir.

    Le votant remplit son bulletin et le met dans l’enveloppe qu’il doit signer. Quand l’enveloppe arrive au bureau des élections du comté, elle est vérifiée contre les listes une deuxième fois. La signature est également vérifiée. Et le votant est déclaré comme ayant voté.

    Certains États se mettent en quatre pour autoriser les gens à changer d’avis et tiennent une comptabilité intermédiaire des bulletins au cas où le votant décide de se montrer en personne le jour du vote. Mais ceci est plutôt l’exception que la règle.

    On enlève les décédés de la liste des votants avant le jour du vote. Dans certains États, mais pas tous, la liste des décès récents est comparée à celle des votes par correspondance.

    Le jour de l’élection, ces bulletins par correspondance sont dépouillés par les machines. Même processus qu’en personne. On prend le nom de chaque votant sur l’enveloppe extérieure et on le marque comme ayant voté. Et on met le bulletin physique dans la machine qui le lit et le jette au fond de la « poubelle ».

    Contrairement à ce que disent les génies Facebook et les francophones monolingues YouTube, on ne vote par définition qu’au plus une fois par personne inscrite sur les listes électorales, qui sont dans le domaine public, soit dit en passant.

    Ainsi, toute personne qui évoque des taux de participation supérieurs à 100 % est par définition incompétente en matière de vote aux États-Unis puisqu’il ne peut pas y avoir plus de votes que d’inscrits.

    La seule chance de frauder est de s’inscrire sur les listes électorales frauduleusement ou d’usurper l’identité de quelqu’un qui s’y trouve et qui ne vote pas !

    Personne (ou presque) ne vote deux fois mais des millions de gens votent zéro fois.

    Quelle est la légitimité du président élu ?

    S’il y avait une légitimité dérivée du vote, elle tiendrait compte non seulement des fraudes potentielles mais aussi de ce que les Américains appellent la « suppression des électeurs », c’est-à-dire les bâtons mis dans les roues de ceux qui veulent voter.

    Les règles qui entourent la liberté de voter sont sujettes à d’interminables débats.

    En général, les États font des efforts incroyables pour laisser voter tout le monde.

    Un exemple, bizarre pour un immigrant fraîchement arrivé, est l’existence des « bulletins provisoires ». Si je me pointe au bureau de vote sans pièce d’identité, ou dans le mauvais bureau de vote, ou si je ne suis pas sur les listes, je suis autorisé à voter dans certains de ces cas (en fonction de la loi de l’État).

    Mon vote n’est pas ajouté dans la machine. Je le mets dans une enveloppe qui est mise de côté. J’ai alors le droit d’aller régulariser ma situation dans les jours qui suivent s’il me manquait ma pièce d’identité ou si je n’étais pas sur les listes !

    Si j’étais dans le mauvais bureau de vote, je n’ai rien à faire : le bureau des élections vérifie que je n’ai pas voté dans mon bureau de vote et ajoute mon « bulletin provisoire » aux votes par correspondance.

    L a légitimité du président élu n’est-elle pas liée au système électoral américain lui-même ?

    Non, pas vraiment car ils devraient être incarcérés tous les deux.

    Si un citoyen lambda avait fait la moitié de ce qu’ils ont fait, il le serait.

    La perte de légitimité vient des accusations de molestations de jeunes femmes, de l’utilisation de l’État à des fins d’enrichissement personnel, des problèmes fiscaux qui confinent à la fraude, du népotisme, etc.

    Le système électoral américain est-il archaïque ?

    Dès que l’on dépasse 100 millions de votants, c’est compliqué à gérer.

    La Constitution fédérale américaine donne expressément à chaque État le devoir de faire ses propres lois électorales sous contrainte de certains grands principes constitutionnels fédéraux.

    Si on y pense, cela fonctionne pareillement en Europe à l’échelle du continent, non ?

    Est-ce qu’il n’y a pas un problème de démocratie représentative avec un tel système ?

    Non dans le sens où les États-Unis ne sont pas une démocratie mais une république.

    Le dernier jour de la Convention constitutionnelle de 1787, lorsque notre Constitution a été adoptée, des habitants de Philadelphie rassemblés sur les marches de l’Independence Hall pour attendre les nouvelles auraient demandé à Benjamin Franklin quelle forme de gouvernement les pères fondateurs avaient élaboré : « Qu’avons-nous, une république ou une monarchie ? » Franklin aurait répondu : « Une république, si vous pouvez la conserver » (« A Republic if you can keep it »).

    Les Pères fondateurs ne cherchaient pas du tout à créer une démocratie représentative. Ils cherchaient au contraire à construire une séparation des pouvoirs de telle sorte que la majorité soit constamment freinée dans ses ardeurs.

    De ceci découle la profonde séparation des pouvoirs exécutifs, judiciaires et législatifs mais aussi la séparation des pouvoirs entre le niveau fédéral et les États. La Constitution limite expressément les prérogatives de l’État fédéral à quelques sujets seulement dans la section 8 de l’article I. La Constitution limite également les pouvoirs législatifs et exécutifs sur les questions de libertés individuelles limitant sévèrement – au moins dans les textes sinon dans les faits – les diktats de la majorité en matière de liberté d’expression, de port d’arme, de religion, ou de rassemblement.

    Une autre division fondamentale s’exprime dans la composition du Congrès fédéral. Il y a deux assemblées, une chambre dont les membres représentent le peuple, et un Sénat qui représente les États.

    Contrairement à ce que pensent beaucoup d’Américains, leurs Sénateurs ne sont pas là pour les représenter. Ils sont à Washington pour représenter leur gouverneur et sa législature.

    Le collège électoral – qui élit le président des États-Unis – est donc simplement la somme des deux assemblées – la chambre du peuple et celle des États – et c’est pourquoi il y a un vote par membre de chaque entité. C’est parfaitement logique.

    Le président n’est pas le président du peuple américain. Il représente à la fois les électeurs et les 50 États. On l’appelle d’ailleurs président des États Unis d’Amérique en anglais, sans le tiret. Il n’est pas le président des Américains.

    N’y-a-t-il pas un problème d’échelle avec plus de 300 millions d’habitants ?

    Oui et c’est le problème de l’Europe, aussi.

    Les Pères fondateurs faisaient face à de plus petites populations.

    Cependant, le collège électoral n’est pas né d’un souci de géographie. Les Pères fondateurs ne se sont pas dit qu’il vaudrait mieux organiser des élections locales et agréger les résultats plus tard.

    Le collège électoral répond à une angoisse d’alors toujours bien présente aujourd’hui qui est le risque de voir le pouvoir central fédéral usurper le pouvoir local des 50 États.

    Ceci est clair lorsqu’on lit la procédure d’élection présidentielle : si le collège électoral échoue à dégager une majorité de grands électeurs, l’élection est renvoyée à la Chambre des représentants selon les termes du douzième amendement.

    Dans ce cas, la Chambre des représentants se limite à choisir parmi les trois candidats ayant obtenu le plus de voix à la présidence dans le collège électoral.

    Mais contrairement à ce qu’on pourrait penser, la Chambre du peuple ne représente pas vraiment le peuple : bien qu’il y ait 435 représentants, chaque État n’y reçoit une seule voix et le District de Columbia, c’est-à-dire la ville de Washington, n’a pas le droit de voter.

    Chaque délégation d’État vote en bloc – chaque délégation ayant donc une seule voix – et un candidat doit recevoir la majorité absolue des voix des délégations des États, actuellement, un minimum de 25+1 voix, puisqu’il y a 50 États, pour que ce candidat devienne le président-élu.

    En outre, les délégations d’au moins deux tiers de tous les États doivent être présentes pour que le vote ait lieu. La Chambre continue de voter jusqu’à ce qu’elle élise un président.

    La Chambre des représentants n’a choisi le président que deux fois : en 1801, selon les termes originaux de l’article II, section 1 de la Constitution fédérale et en 1825, selon les termes du douzième amendement.

    Le système de l’élection présidentielle est-il à rénover ?

    Non !

    En fait, l’élection des Sénateurs au suffrage universel direct par le peuple est une rénovation idiote du dix-septième amendement. C’est un dévoiement de l’idée que le Sénat représentait les États. Originalement, les Sénateurs étaient sélectionnés par les chambres et les gouverneurs des États et donc moins soumis aux pressions bassement politiques.

    Une intention centrale de la Constitution américaine était de ralentir le flot législatif grâce au Sénat qui est la pièce maîtresse de la Constitution.

    Les Pères fondateurs étaient complètement immergés dans la culture classique. Pour comprendre la Constitution américaine, il faut lire Cicéron, Tite-Live et, surtout, Polybe, qui a au moins autant inspiré les Pères fondateurs que Montesquieu.

    Le modèle était donc le Senatus Populusque Romanus (SPQR) de la Rome antique. Le Sénat et le peuple.

    Une anecdote raconte que Thomas Jefferson – l’auteur de la déclaration d’indépendance et troisième président – avait prêté les œuvres de Polybe à James Madison – l’auteur de la Constitution et quatrième président – pour qu’il s’inspire de ses idées sur la séparation des pouvoirs.

    C’est la raison de la complexe séparation des pouvoirs et, aussi de l’existence de droits qui sont presque immodifiables par la majorité, ce qui est profondément anti-démocratique, mais à dessein.

    À l’origine, le pouvoir présidentiel était très limité. Il l’est toujours dans les textes même s’il ne l’est plus dans les faits et son pouvoir n’a grossi que par dévoiement de l’esprit des lois.

    S’il y a quelque chose à faire, ce serait de remettre l’exécutif dans les clous. Il a complètement métastasé, bien avant Trump d’ailleurs, pour des raisons législatives.

    Pour des raisons de facilité politique, les deux chambres ont délégué à l’exécutif le détail de l’écriture des lois sous forme des décrets d’application. Ceci donne la possibilité à l’exécutif de quasiment inverser dans les décrets ce qui est écrit dans les lois.

    Depuis les années 1960, les tribunaux cèdent ou soumettent leurs jugements à celui de l’exécutif au nom d’un anti-concept juridique appelé déférence judiciaire. L’idée est que les décrets écrits par les hauts fonctionnaires priment sur les lois des législateurs, sauf dans les cas les plus patents de violation de la loi.

    Cette idée saugrenue qui érige la fainéantise législative et l’usurpation administrative en principes moraux fait partie de la jurisprudence de la Cour suprême décidée à une époque où elle était plus étatiste.

    En pratique, une série de décisions judiciaires qui culminent dans l’ignominie avec la décision connue sous le nom de « déférence Chevron » considèrent que si un individu ou une entreprise est en conflit avec l’administration fédérale sur une question de réglementation, cette dernière a raison sur les points qui ne sont pas explicitement adressés par la loi.

    D’à peine plus de 10 000 pages par an a la fin des années 1960, le journal officiel américain est passé à presque 100 000 pages dans la dernière année de la présidence Obama. Les administrations pondent des textes, de nature législative dans les faits, avec fébrilité.

    L’amour immodéré des cours de justice pour la stare decisis , y compris dans les cas absurdes, empêche de mettre une fin à cet affront constitutionnel.

    Le constitutionnaliste libertarien Randy E. Barnett a proposé une série d’amendements à la Constitution pour remettre la présidence dans les clous. Passer au suffrage universel direct n’en fait pas partie et me paraît la plus mauvaise façon de diminuer le pouvoir exécutif.

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      Les géants du Net contre Trump : la guerre culturelle devient partition

      Frédéric Mas · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 11 January, 2021 - 13:00 · 8 minutes

    Par Frédéric Mas.

    Durant la première décennie après l’établissement de la République romaine en 509 avant Jésus-Christ, le petit peuple opprimé et méprisé par une aristocratie patricienne majoritaire au Sénat décide de déserter Rome et de se retirer sur le Mont Sacré.

    Là, il célèbre ses propres Dieux et finit par créer ses propres institutions, les tribuns, que les patriciens seront bien obligés d’accepter pour éviter la disparition définitive de la République. Pour Machiavel , de cette tension entre patriciens et plébéiens est née la liberté politique 1 .

    En 2021, à l’ère de l’économie de l’information et des médias numériques, une partie des électeurs et sympathisants de Donald Trump , mais aussi des conservateurs plus classiques ou des libéraux, menacent de quitter les réseaux sociaux dominants pour se réfugier sur d’autres réseaux alternatifs.

    Pour eux, il s’agit de trouver un nouvel espace plus propice à une liberté d’expression qu’ils jugent menacée par des GAFAM plus soucieuses d’éliminer des fake news qu’elles trouvent toujours du même côté. Toujours selon eux, les géants de la tech ne font plus mystère de leur agenda politique progressiste agressif.

    Les nouveaux plébéiens

    Comme les plébéiens, ils se sentent opprimés et méprisés par les nouveaux patriciens que sont les élites progressistes, qui cumulent capital économique, politique et culturel. Celles-ci sont aux commandes à Washington, dans les médias et dans la Silicon Valley, elles sortent des meilleures universités et se sentent investies de la mission sacrée d’éclairer un peuple américain ignorant, idiot et voué à disparaître de toute façon.

    Comme les plébéiens, la réponse conservatrice à ce sentiment de mépris se traduit par la volonté d’investir dans des institutions parallèles, plus libres, moins attentatoires à la vie privée et surtout à la liberté de s’exprimer sous toutes ses formes. Parler, Mewe ou Gab sont en quelque sorte leur Mont Sacré, où ils peuvent s’adonner à leurs Dieux et célébrer leurs propres héros.

    C’est que la suppression du compte Twitter du président Donald Trump a donné le ton de la nouvelle ère numérique qui s’ouvrait devant nous. Certains se sont scandalisés de cette atteinte à la liberté d’expression, ou encore du double standard observé entre le compte du président des États-Unis et d’autres chefs d’État de régimes dictatoriaux qui n’ont jamais été inquiétés pour leurs positions violentes et liberticides.

    D’autres ont applaudi à l’initiative morale de Twitter.

    Entreprise privée modérant sa propre plateforme en fonction de sa propre charte éthique, Twitter a fait sauter le compte de l’une des plus grandes menaces existantes pour la démocratie américaine, comme l’a démontré le pitoyable assaut des ultras du président la semaine dernière à Washington.

    On imagine que le geste éthique des entreprises du net est aussi motivé par le souci de ne pas trop vexer les nouveaux maîtres de Washington. Le régulateur aurait tôt fait de pondre une nouvelle taxe ou des lois anti-trust pour domestiquer les récalcitrants.

    Dans tous les cas, la place des GAFAM comme la nouvelle forme de capitalisme qu’elles représentent dans le fonctionnement de la démocratie américaine pose question. Assisterions-nous à la décorrélation définitive entre une nouvelle forme de capitalisme de surveillance et les vieilles institutions démocratiques et libérales ? La question reste pour le moment ouverte.

    Punition des déplorables et rejet des élites progressistes

    L’affaire ne s’arrête pas là : la gauche veut punir la droite, et la droite s’enferme dans sa colère et le rejet des élites. La montée aux extrêmes est en train de réduire toute position intermédiaire ou nuancée en miettes.

    Parler , le réseau social favori de la droite américaine, devenue le refuge non seulement des trumpistes, mais aussi de tous ceux fatigués de la modération jugée biaisée des Twitter ou Facebook, a été banni par Google, Apple et Amazon. Ce matin, il était hors ligne. Les géants de la tech s’engagent contre Donald Trump, mais aussi pour faire disparaître le trumpisme. Ou tout ce qui peut lui ressembler de près ou de loin.

    Forbes , le célèbre magazine économique new-yorkais, a mis en garde solennellement les entreprises qui chercheraient à embaucher les anciens collaborateurs de Trump. En novembre dernier, un cacique du parti démocrate s’interrogeait déjà gravement : comment va-t-on faire pour « déprogrammer » des dizaines de millions d’Américains qui ont choisi Donald Trump ? À ses yeux la situation était similaire à la dénazification de l’Allemagne d’après-guerre ou de démocratisation du Japon à la même période. Rien que ça.

    Les défections au sein du Parti républicain se multiplient depuis que le président a totalement perdu sa crédibilité après les événements de Capitol Hill. L’ancien gouverneur de Californie, Arnold Schwarzenegger, a même brandi son épée de Conan le Barbare devant les caméras pour condamner les excès du trumpisme insurrectionnel. À la parodie lugubre de coup d’État répondent les fanfaronnades d’un vieil acteur fatigué.

    Les trumpistes ne doivent pas seulement être ostracisés sur la toile, mais aussi dans leurs carrières professionnelles. La cancel culture doit battre son plein pour faire disparaître les vestiges d’une présidence vécue comme un affront pour l’ensemble de l’ establishment progressiste qui domine le pays.

    Le débat public n’est plus une conversation entre citoyens, mais un club privé entre gens bien éduqués et conscients des vrais enjeux qui mènent le monde : l’écologie, la justice sociale, la défense des minorités, et éventuellement la guerre contre ceux qui ne sont pas d’accord.

    Le sentiment d’injustice s’intensifie

    À droite, le sentiment d’écœurement et d’injustice n’a fait que s’intensifier. Les derniers événements visant à invisibiliser en masse tout ce qui peut s’apparenter au clan du Président sortant ne fait qu’apporter de l’eau au moulin complotiste, nihiliste et quasi-insurrectionnel d’une partie d’entre eux.

    Pourquoi les médias et les élites condamnent des méthodes qu’ils approuvaient ou excusaient pendant tout le mandat de Trump ? Les manifestations violentes, qu’elles soient antifas ou inspirées par Black Lives Matter, la campagne contre des statues considérées comme des symboles d’oppression , qui s’est fini en procès en règle contre toute l’histoire des États-Unis, tout cela n’apparaît jamais dans les propos des nouvelles élites progressistes. Qui se souvient de la campagne de dénigrement de Brett Kavanaugh ? Des menaces d’invasion faites contre le Capitole s’il était investi à la Cour suprême ?

    Tout ceci les fait relativiser l’intrusion du dernier carré trumpiste au sein du Capitole. Ils ont oublié que le monde entier les regardait, et qu’en affaiblissant le symbole, ils avaient affaibli la démocratie américaine elle-même, et cela au plus grand bénéfice d’ennemis qu’ils s’étaient jurés de combattre.

    La lutte pour la reconnaissance

    Comme au moment de la sécession de la plèbe, ce qui est en jeu aujourd’hui, c’est la lutte pour la reconnaissance entre deux factions identitaires qui ne se reconnaissent aucune légitimité morale. L’existence même du trumpisme est vécue par une partie de la population américaine, celle des minorités, comme une oppression systémique et la preuve vivante de la perpétuation d’un système qui en font des citoyens de seconde zone.

    L’existence même du progressisme anti-Trump diffus qui innerve médias, universités et états-majors politiques, est vécue par une partie de la droite toutes tendances confondues comme une guerre ouverte contre ce qu’elle est et ses valeurs.
    Tous s’accusent d’avoir perdu la raison.

    Choix moral et liberté politique

    Dans un cas comme dans l’autre, c’est l’individu porteur de choix moral qui est nié et dont on demande l’exclusion de la communauté, réelle ou virtuelle. L’anti-trumpiste ne reconnait plus le trumpiste comme faisant partie de la même communauté de citoyens raisonnables, et vice-versa. C’est pourtant cette reconnaissance mutuelle entre citoyens qui est au cœur de la société libérale.

    Pour Francis Fukuyama, qui se place dans le sillage de Hegel plutôt que de celui de Hobbes ou Locke , le libéralisme est interprété comme « la poursuite de la reconnaissance rationnelle, c’est-à-dire la reconnaissance sur une base universelle selon laquelle la dignité de chaque personne comme être humain libre et autonome est reconnue par tous 2 . » Là où la société se morcelle en clans et en factions, l’irrationalité réapparaît et le libéralisme s’évapore. Le risque est aujourd’hui plus grand que jamais en Occident, et pas seulement sur le net.

    Comme le disait Machiavel, c’est de la tension permanente entre patriciens et plébéiens que sont nées les institutions libres de la République romaine.

    Il ajoutait cependant que les aspirations des peuples libres pouvaient se révéler fausses : « Si ces idées sont fausses, il y a le recours aux assemblées, où peut apparaître un homme de bien qui, par son discours, leur fait sentir leur erreur. Comme le dit Cicéron, les peuples, quoique ignorants, sont capables d’apprécier la vérité et ils s’y rendent aisément quand elle leur est présentée par un homme qu’ils estiment digne de foi. »

    Qui aujourd’hui, au sein de la République américaine, sera suffisamment digne de foi pour convaincre les frères ennemis de protéger la liberté contre leurs propres passions destructrices ?

    1. Machiavel, Discours sur la première décade de Tite-Live , IV.
    2. Francis Fukuyama, La fin de l’Histoire et le dernier homme , Flammarion, 1992, p234.
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      Donald Trump n’est pas victime de censure

      Pierre-Guy Veer · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 11 January, 2021 - 12:21 · 3 minutes

    Par Pierre-Guy Veer.

    Depuis environ 2016 aux États-Unis, on s’époumone à qui mieux-mieux à crier à la censure. Les nombreuses restrictions/épreuves des faits sur les publications de Donald Trump – et maintenant son ban complet – sur les médias sociaux font enrager les conservateurs. Bien que l’on puisse se questionner sur leurs standards, qui laissent Nicolas Maduro et le dirigeant de l’Iran sévir sans vergogne, leurs actions ne relèvent pas de la censure.

    En effet, même le Larousse définit la censure comme un « examen préalable fait par l’autorité compétente sur les publications […] qui aboutit à autoriser ou interdire leur diffusion totale ou partielle. »

    Chez les Anglo-Saxons, le Merriam-Webster présente une idée similaire.

    Ayn Rand a abondamment écrit sur le sujet de la censure . Ses idées rejoignent les définitions dites officielles. Elle affirme qu’un acte de censure ne peut provenir que d’une autorité gouvernementale qui empêche la libre expression d’un individu.

    C’est de là que découle la liberté d’expression : la liberté d’exprimer une idée sous toute forme sans que le gouvernement ne puisse la taire. À moins que ladite idée soit une menace directe et crédible à la vie/la propriété d’autrui, aucune autorité qui se prétend démocratique n’a le droit de la censurer.

    Car une fois qu’un gouvernement s’arroge ce droit, la pente devient très vite glissante. Pensons seulement à la criminalisation du négationnisme, pour laquelle la France gaspille ses ressources judiciaires à poursuivre et emprisonner ceux qui affirment que l’Holocauste n’a pas existé ou dont l’ampleur a été grandement exagérée.

    Si l’État doit gérer la justice, ne devrait-il pas se concentrer sur les vrais crimes ?

    Pas de droit inhérent à Twitter ou Facebook

    Ainsi, ce dont Donald Trump aurait été victime sur les médias sociaux n’est pas de la censure. Facebook, Twitter, Instagram, etc., sont des plateformes privées avec des règles de publications. Oui, leurs standards semblent à deux vitesses quand vient le temps de corriger des personnes de gauche.

    Mais c’est sans importance. Il existe d’autres plateformes où il est possible de s’exprimer : Parler , Gab , Steem , etc. Ces plateformes aussi ont leurs standards de publications – Gab interdit toute forme de nudité, que les créateurs ne considèrent pas comme de la libre expression – et peuvent ainsi expulser quiconque ne respecte pas ces règles.

    Forcer les plateformes privées de médias à publier tout et rien est en soi une forme de collectivisme, tant dénoncé par Ayn Rand . En effet, pourquoi devrait-on forcer des individus privés à diffuser ou sponsoriser des idées qu’ils trouvent répugnantes ? Comme elle l’a si bien dit : « La liberté d’expression des individus inclut la liberté d’être en désaccord, de ne pas écouter et de ne pas financer ses antagonistes. »

    À ce sujet, et n’en déplaise au sénateur Josh Hawley du Missouri, un éditeur privé refusant de publier un livre n’exerce non plus de la censure. Il en va de même pour des annonceurs refusant de s’exposer lorsqu’un animateur tient des propos controversés à leurs yeux.

    Bref, à moins que les médias sociaux ne soient nationalisés, l’expulsion de Donald Trump n’est pas un acte de censure. Ce sont des plateformes privées, et elles ont le droit de faire ce qu’elles veulent avec le contenu généré sur leurs plateformes – du moment que la vie ou la propriété d’autrui n’est pas en danger. La liberté d’expression est une protection contre la censure du gouvernement ; elle ne donne pas droit à une quelconque plateforme.

    Et ce n’est pas en abolissant la section 230 de la Loi sur les télécommunications que la censure va cesser. En fait, annuler cette protection contre les plateformes Internet l’augmenterait puisque les médias sociaux feraient face à exponentiellement davantage de poursuites.