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      18 janvier 1871 : la proclamation de l’Empire allemand

      Gérard-Michel Thermeau · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Monday, 18 January, 2021 - 03:35 · 8 minutes

    Par Gérard-Michel Thermeau.

    La Proclamation de l’Empire allemand est une peinture d’Anton von Werner. Vous connaissez certainement cette œuvre. C’est la plus représentée dans les livres d’histoire après La liberté guidant le peuple de Delacroix. Elle célèbre la principale conséquence de la guerre victorieuse contre la France et le couronnement de l’œuvre de Bismarck. Il y a 150 ans, dans la galerie des Glaces de Versailles, les princes et généraux allemands proclamaient Guillaume Ier empereur allemand.

    Anton Von Werner, Proclamation de l’Empire allemand, 1885 (Wikimedia Commons)

    Cette image a tellement été reproduite qu’elle ne nous étonne plus.

    Et pourtant.

    Quelle curieuse scène.

    Ce rituel, féodal par sa mise en scène, dans un décor de l’âge baroque, ne s’inscrit-il pas dans le siècle de l’industrie ?

    La proclamation de l’Empire allemand

    Au centre de la composition, mis en valeur par son uniforme blanc qui le détache du reste du groupe, Bismarck. C’est lui qui attire le regard et non celui qui est officiellement à l’honneur, l’empereur Guillaume. De même l’accent est mis sur les généraux, Moltke au premier plan, à la gauche de Bismarck et Roon, à sa droite, au pied de l’estrade. Derrière eux les autres généraux brandissent casques à pointe, épées et sabres.

    La posture de Bismarck est étrange. Ne parait-il pas porter un coussin sur lequel on s’attendrait à trouver une couronne. Pourtant point de coussin ni de couronne mais une sorte de tablette qu’il tient entre les mains.

    Sur une estrade, à gauche, Guillaume Ier, entouré de son gendre le grand-duc Frédéric de Bade et de son fils le Prince royal Frédéric, et des principaux princes allemands, paraît couronné par les drapeaux qui lui tiennent lieu de dais. Tous sont en uniforme, on chercherait en vain le moindre habit civil. Le grand-duc lance l’acclamation impériale à laquelle répondent les assistants.

    L’arrière-plan est aisément identifiable même si l’on ne voit que trois des miroirs de la galerie des Glaces.

    L’image d’une Allemagne militarisée

    Guillaume Ier n’a donc été ni sacré ni couronné. Il a été proclamé empereur par la noblesse allemande et de quelle martiale façon. Né de la guerre et de la victoire militaire, le deuxième Reich était-il donc voué à disparaître par la guerre et dans la défaite militaire ?

    La proclamation de l’Empire allemand , plus fameuse œuvre d’Anton von Werner, voulait transmettre pour la postérité la splendeur d’un nouveau Reich et d’une nouvelle ère. Pourtant, loin de l’image triomphale voulue par les commanditaires et l’artiste, cette scène a été réinterprétée, à la lumière des deux guerres mondiales, comme la représentation d’une Allemagne agressive et militarisée.

    Werner a réalisé non pas une fois mais cinq fois la proclamation de l’Empire allemand

    Anton von Werner a peint en fait quatre fois l’événement. La première toile, réalisée en 1877, est perdue : elle a disparu victime de la Seconde Guerre mondiale. La seconde en 1882 était une peinture marouflée ornant un mur de l’Arsenal (Zeughaus), sur l’avenue Unter den Linden, transformé en « temple de la gloire ». Elle formait un diptyque avec une autre œuvre représentant le couronnement de Frédéric III en 1701. Là aussi, l’effondrement du IIIe Reich a contribué à l’effacement de la proclamation du IIe Reich.

    C’est donc une troisième version, copie modifiée de la précédente, qui est reproduite dans tous les livres d’histoire. Elle a été réalisée en 1885 à l’occasion du 70e anniversaire de Bismarck.

    Napoléon avait imposé à David de placer sa mère absente, Letizia Bonaparte, sur la représentation du sacre. De même Guillaume fit rajouter Roon, ministre de la Guerre et ami de Bismarck, qui n’était pas là, sur cette troisième reconstitution de la proclamation.

    Citons, enfin, pour mémoire une dernière et tardive version en 1913 pour un lycée de Francfort également disparue après la Seconde Guerre mondiale.

    Il faudrait aussi ajouter une gravure sur bois, qui n’est donc pas une peinture, datée de 1880. Cette vision frontale met au centre l’empereur avec un Bismarck respectueusement en contrebas, sur la droite de la composition.

    La proclamation de l’empire allemand porte bien son âge

    Même si toutes ces peintures ont été réalisées par un témoin oculaire, elles ne représentent en rien des « photographies » de l’événement. En 1882, comme en 1885, les personnages ont l’âge de la représentation et non de l’événement. Bismarck et les autres protagonistes sont ainsi peints plus âgés qu’ils ne devraient être.

    Werner immortalise le « chancelier de fer » de l’Empire et non le ministre-président de Prusse. L’uniforme blanc et la décoration de l’ordre du Mérite, attribuée en 1884, sont ainsi « anachroniques » .

    L’empereur Guillaume devait justifier la liberté prise par l’artiste : « Vous avez eu raison, il n’avait pas une tenue appropriée ».

    Les différences sont significatives avec la première représentation de 1877. L’empereur et le chancelier étaient perdus dans la masse des participants avec une vue en perspective de la galerie. Ici les deux principaux protagonistes sont nettement mis en valeur. Les simples soldats, nombreux dans la première peinture, ont disparu à l’exception d’un seul cuirassier figé au garde-à-vous. Les 140 et quelques portraits individualisés de 1877 se réduisent à moins d’une trentaine de figures visibles en 1882 et 1885.

    Les symboliques d’une proclamation

    Dans la première peinture de Werner, l’endroit choisi pour la proclamation de l’Empire se dégageait plus clairement. Une fresque à la gloire du Roi-Soleil y décrivait le « Passage du Rhin en présence des ennemis, 1672 ». Dans l’esprit des vainqueurs de 1871, il s’agissait bien d’une revanche sur Louis XIV, le conquérant de Strasbourg, dont les troupes avaient ravagé le Palatinat.

    La date choisie est toute aussi symbolique. Le 18 janvier 1701 le premier roi de Prusse avait été couronné à Königsberg. Le nouvel empire s’affirme ainsi prussien par sa date de naissance.

    Mais quel titre donner à Guillaume ? Le vieux roi de Prusse aurait souhaité être « empereur d’Allemagne ». Son fils le Kronprinz Frédéric, et ses amis libéraux, penchait pour « empereur des Allemands ». Mais Bismarck impose une formule quelque peu étrange, « empereur allemand ». Le ministre-président a le souci de ménager l’amour-propre des princes allemands. Aucun des trois autres rois, Saxe, Bavière et Wurtemberg, n’est d’ailleurs présent à Versailles. Il ne s’agit donc pas de faire voler en éclats l’édifice en les subordonnant de façon trop visible au Hohenzollern. L’empire doit être une fédération d’États monarchiques.

    Quand au titre « empereur des Allemands », il ne saurait en être question. Frédéric-Guillaume IV avait rejetté la couronne impériale offerte par le parlement de Francfort en 1849 ne voulant pas d’une couronne ramassée dans le ruisseau. Sur ce point, son frère Guillaume, le « prince-mitraille » qui avait liquidé les révolutionnaires et républicains en 1849, n’avait pas varié d’un pouce.

    La proclamation dans une atmosphère tendue

    Le monarque, qui se veut roi de Prusse avant tout, ne s’imagine pourtant guère en nouveau Charlemagne ni même en Frédéric Barberousse. Les relations avec son Premier ministre sont donc loin d’être au beau fixe. Ce 18 janvier, la cérémonie se déroule dans une ambiance tendue.

    L’aumônier de la Cour, Bernhard Rogge, beau-frère du ministre Roon, prononce un étonnant sermon : « Bénis Seigneur, le Reich allemand, tous ses princes et tous ses peuples . »

    Le nouveau Reich y est assimilé au royaume de Dieu. Puis tous chantent le choral Maintenant remercions tous Dieu !

    Enfin l’assistance se déplace vers l’estrade où les princes allemands entourent Guillaume. Bismarck qui porte l’uniforme bleu des cuirassiers de Magdebourg, et non un uniforme blanc, se tient aussi droit que lui permet la goutte qui le fait souffrir. De sa voix haut perchée qui jure avec son physique, il lit la proclamation Au peuple allemand . La musique joue Salut à toi, couronné de lauriers . Le grand-duc de Bade lance le triple vivat : « Vive l’empereur ». Voilà, c’est terminé.

    Guillaume descend de l’estrade et passe devant Bismarck en l’ignorant totalement. Il reste et demeure roi de Prusse.

    La politique du fer du sang

    En 1882-1885, toutes ces questions de susceptibilité étaient bien oubliées. Guillaume a toujours eu l’intelligence de céder à son Premier ministre : « Bismarck est plus important que moi . » Le tableau de Werner porte ainsi un témoignage éclatant de la place centrale que tient dès lors le chancelier de fer.

    À côté des centaines d’officiers en uniforme rutilant présents à Versailles, seuls quelques députés du Reichstag représentent l’élément civil. Ils ont été mis à l’écart et ne figurent pas sur le tableau. Le peuple n’a décidément rien à voir dans cette affaire.

    « C’est la politique du fer et du sang qui célèbre à Versailles sa grand-messe » note Joseph Rovan dans son Histoire de l’Allemagne .

    Le lendemain de cette cérémonie, le 19 janvier, Trochu s’est résigné à tenter la « sortie torrentielle ». Elle était réclamée par Gambetta et l’extrême gauche qui dénonce depuis des semaines les « généraux capitulards ». Pour Gambetta à Bordeaux c’est simple : « Il faut sortir, sortir tout de suite, sortir à tout prix, sortir aussi nombreux que possible, sortir sans espoir de retour . »

    Le général Trochu a pris lui-même la tête des 60 000 hommes qui se dirigent sur Buzenval et Montretout. L’officier prussien Verdy note avec satisfaction dans son journal : « Le nouvel empire allemand a reçu aujourd’hui son baptême du sang… » Les Français perdent 4000 hommes sans pouvoir entamer les retranchements prussiens.

    Cet échec sanglant signe la fin de tout espoir pour Paris. Dix jours plus tard, l’armistice est signé entre le gouvernement provisoire et Bismarck. La guerre est virtuellement terminée.

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      Comment les Soviétiques ont cherché à détruire Noël

      Foundation for Economic Education · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 26 December, 2020 - 04:20 · 3 minutes

    Par Michael de Sapio.
    Un article de The Foundation for Economic Education

    Lorsque les régimes totalitaires (en particulier ceux de gauche) arrivent au pouvoir, une des premières choses qu’ils font généralement est de détruire les symboles culturels sacrés, afin de mieux reconstruire la société depuis la base. La campagne soviétique pour remplacer les symboles de Noël est un chapitre culturel intéressant dans l’histoire de ce que Ronald Reagan nommait « l’empire du mal ».

    À la suite de la Révolution russe, le nouveau gouvernement athée commença une campagne antireligieuse. Tous les symboles jugés religieux ou bourgeois furent éradiqués et remplacés par de nouvelles versions laïques. Ainsi Noël (qui dans le calendrier orthodoxe russe est le 7 janvier) fût aboli en faveur du Nouvel An, et plusieurs coutumes et traditions de Noël reçurent de nouvelles identités.

    Nouveau père Noël et nouvelle nativité

    Saint-Nicolas et le père Noël cédèrent leur place à Ded Moroz ou « Grand-père gel » (une figure populaire provenant des temps païens), et la nouvelle « nativité » le présentait avec sa petite-fille la Vierge des neiges au lieu de Joseph et Marie, parfois avec le « garçon du Nouvel An » à la place de Jésus. Les cartes de Noël représentaient souvent Ded Moroz chevauchant aux côtés d’un cosmonaute soviétique dans un vaisseau spatial blasonné avec un marteau et une faucille.

    De telles images semblent ridicules de nos jours, mais la volonté de détruire les traditions fait partie intégrante des mouvements sociaux radicaux à travers l’histoire. Pensez aux révolutionnaires français qui ont remplacé le calendrier chrétien, allant jusqu’à renommer les mois et les jours de la semaine afin d’éviter toute référence possible au christianisme .

    Et les Soviétiques n’étaient pas les seuls à avoir un problème avec Noël. Les puritains de Boston au XVIIe siècle s’y opposèrent avec véhémence. Un « avis public » de l’époque proclamait :

    « La célébration de Noël étant considérée comme un sacrilège, l’échange de cadeaux et de salutations, vêtir de beaux vêtements, l’organisation de festins et autres pratiques similaires sataniques sont par la présente interdits avec le délinquant, passible d’une amende de cinq shillings. »

    Un groupe détestait Noël parce qu’il était religieux, et l’autre le détestait parce qu’il était irreligieux. L’histoire et la nature humaine sont pleines de paradoxes.

    Quant aux Soviétiques, ils ont fini par adoucir leur position. En 1935, Pavel Postyshev, le dirigeant du Parti communiste, écrivit un éditorial dans la Pravda qui se moquait de la faction extrémiste anti-Noël. Il déclarait que les coutumes de Noël devraient être ramenées pour le plaisir et le bénéfice des enfants. Il va sans dire que pour les enfants l’objectif était toujours de les rendre serviteurs obéissants de l’État. Après la chute de l’Union soviétique en 1991, Noël devint populaire à nouveau.

    Tout cela montre que si vous pouvez lutter contre les traditions, vous ne pouvez pas les détruire complètement. Elles peuvent être cachées, en sommeil, mais une fois les restrictions levées, elles jailliront de nouveau. Et tout régime qui tente de remplacer le monde familier par un monde synthétique est fondamentalement en guerre avec l’esprit humain.

    Article paru initialement en 2016

    Sur le web

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      Noël en 1870 : une lugubre célébration pour Paris assiégé

      Gérard-Michel Thermeau · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Friday, 25 December, 2020 - 04:37 · 9 minutes

    Noël

    Par Gérard-Michel Thermeau.

    Noël en 1870 tombe un dimanche. Paris est assiégé par l’armée allemande depuis 100 jours. Il fait excessivement froid. Ce froid exceptionnel dure depuis plusieurs semaines. Au 25 décembre le sol est tellement dur que le travail des tranchées est arrêté.

    Finalement, Noël 2020 n’est peut-être pas le pire qu’ait connu notre pays. Il y a 150 ans, nos compatriotes avaient bien des sujets de se lamenter.

    Noël en 1870 : pas une priorité

    Pour les journaux parisiens, en tout cas, Noël n’est guère la priorité. Ce 25 décembre n’est jamais qu’un jour de guerre parmi d’autres. « Qui songe aux brimborions à l’heure qu’il est » lit-on dans Le Siècle (27 décembre 1870).

    Les colonnes de la presse sont presque entièrement occupées par les informations militaires. Paris connait seulement depuis peu les détails des opérations militaires du début du mois de décembre. Depuis que la France a perdu ses deux armées organisées, l’une encerclée à Sedan avec Napoléon III et l’autre livrée par Bazaine à Metz, les Français ont tenté d’éviter l’inévitable.

    Paris, qui subit depuis le 20 septembre 1870 un siège, est devenu le pôle central de la guerre.

    Paris assiégé depuis 100 jours

    Le gouvernement provisoire, aux mains des républicains, a tenté de lever des milices armées dans l’esprit de l’an II. Gambetta n’a cessé de payer de sa personne. Tous ses efforts tendant vers le même but, secourir la capitale. À la surprise des Allemands, une armée de la Loire s’est constituée, marchant sur Orléans qui est libérée le 10 novembre.

    Ce succès éphémère se révèle vite illusoire. Les combats de Patay et Loigny, le 2 décembre 1870, remettent les pendules à l’heure. Dès le 5 décembre, Orléans est de nouveau aux mains des Allemands. L’armée des mobiles s’est brisée sur la puissance de feu d’une armée de métier.

    La délégation du gouvernement provisoire, d’abord réfugié à Tours, a du gagner Bordeaux plus sûr. Six cents kilomètres séparent les deux capitales, une bien longue distance pour des pigeons voyageurs saisis par le froid.

    Tout espoir de libérer Paris s’est évanoui. Les Prussiens ont choisi d’abord l’usure comptant sur la famine pour réduire la ville. Trochu se révèle parfaitement passif, l’armée de Paris se contentant de quelques sorties totalement inutiles. Le général ne croit pas à la réussite d’une percée et considère la capitulation inévitable. Mais il garde cette pensée pour lui et tient en public un discours de fermeté.

    Fêter Noël en 1870 : 25 grammes de beurre par tête

    Depuis le début du mois de décembre, la situation s’est beaucoup dégradée pour les Parisiens avec la hausse des produits alimentaires. Sans doute les boucheries ont-elles délivré le jour de Noël un peu de viande de bœuf, et non de cheval, et un peu de beurre demi-sel, 25 grammes par tête. Un luxe par les temps qui courent.

    Le Figaro du 27 décembre, bien loin de ses anciennes préoccupations mondaines, s’intéresse à la « chasse aux aliments » : « Pour tout le monde, la halle est déserte. […] le céleri lui-même est devenu une rareté […] la volaille de plus en plus rare est aussi de plus en plus cher. Les oies et les dindons atteignent des prix fabuleux : de 80 à 90 fr. et ils sont mauvais. »

    Et ce n’est pas le confinement mais le dénuement généralisé qui tue le secteur de la restauration : « Le nombre de restaurants diminue chaque jour et les meilleures maisons se demandent le jour si elles ouvriront le lendemain. »

    L’Univers (26 décembre) sous la plume du farouche polémiste catholique Louis Veuillot, ironise : « Dans les dix ou douze articles dictés par la sanglante Noël de 1870, il apparaît surtout un vif regret de tant de boustifailles supprimées. »

    Non seulement on ne peut plus bouffer mais on se gèle. Il n’y a plus ni gaz, ni charbon et le bois se vend à prix d’or.

    Noël en 1870 : le Noël de César

    Le Journal des Débats constate amèrement dans son numéro du 26 décembre sous la plume de Louis Ratisbonne :

    « Aujourd’hui est né Celui que le monde a appelé le Sauveur du monde, et qui devait réunir les hommes dans un fraternel embrassement. Quel rêve et quelle distance du rêve à la réalité ! […] Il a dit deux paroles : « Charité et fraternité » qui sont tombées sur la terre comme deux gouttes de lait ; mais elles sont tombées sur la pierre dure, et le sang a continué de couler. Depuis le premier Noël, il faut même citer à l’actif de la civilisation un merveilleux progrès dans l’art de le verser par torrents. »

    On se console comme on peut. Le républicain radical Camille Pelletan dans Le Rappel du 26 décembre écrit :

    « Noël ! Pour les chrétiens, c’est une nouvelle année qui s’ouvre. Pour huit cent mille Allemands, elle nait froide, sur une terre gelée, sans abri, loin du pays, au milieu des balles qui sifflent et des obus qui éclatent. »

    Eh bien, il sera gai leur réveillon

    Le royaliste Francisque Sarcey dans Le Gaulois du même jour est dans la même tonalité. Pour lui, Noël en 1870 doit être le « Noël de la patrie ressuscitée » :

    « La voilà donc arrivée cette fête de Noël que les Allemands avaient marquée comme le dernier terme de la guerre. Ils avaient d’abord parlé de la célébrer chez eux, dans leur famille : ils avaient ensuite rabattu de leurs prétentions. C’était chez nous, à Paris, qu’ils se promettaient de faire réveillon, en joyeux réveillon, disent les chansons soldatesques que nous avons confisquées dans la giberne des morts.

    Eh bien ! Il sera gai leur réveillon.

    Tandis que leurs femmes pareront mélancoliquement l’arbre de Noël, en l’absence du père, du mari, du fiancé ou du frère, et que les enfants tout tristes demanderont à la mère : Où est donc papa ? Et que fait-il ?

    […] Nous non plus notre réveillon ne sera pas, cette année, animé de la joie bruyante qui en est la compagne ordinaire. Le dindon traditionnel manquera sur nos tables, et les chants des soupers n’éveilleront point le deuil de la nuit.

    […] En ce jour où naquit celui qui devait enseigner au monde que tous les hommes sont frères, nous pouvons, nous du moins, nous rendre ce témoignage que nous subissons une guerre aussi injuste qu’elle est cruelle ; que nous avons désiré, la paix ; que nous l’avons même demandée, et que nous ne continuons de nous battre que parce qu’un ennemi impitoyable nous a fait des conditions incompatibles avec notre honneur. »

    Noël en 1870 : l’arbre de Noël est allemand

    Il est vrai que, côté allemand, l’enthousiasme est bien retombé avec cette guerre qui n’en finit pas. Noël en 1870 est bien triste pour les centaines de milliers de soldats allemands qui ne bénéficient pas du menu réservé à leurs officiers. Le siège de Paris et la levée par Gambetta d’armées peu efficaces mais bien irritantes, au nord, à l’est, au sud de la Loire, ont assombri Moltke.

    Le siège de la capitale française n’avait pas été prévu par l’état-major allemand. Pour pouvoir bombarder cette ville défendue par des fortifications, il faut acheminer difficilement et de loin d’énormes canons. Le bombardement n’aura pas lieu avant le début du mois de janvier.

    Le Constitutionnel du 25 décembre 1870 nous rappelle combien Noël, tel que nous le célébrons aujourd’hui, était à l’époque une particularité allemande ou alsacienne :

    « C’est ce soir la Weinachten, dit l’Avenir national, la fête si chère à l’Allemagne. Cette nuit, l’arbre de noël, resplendissant de lumières, orné de devises, de rubans, de fruits, de bonbons, de toutes les joies de l’enfance, abritera sous ses branches les cadeaux, les surprises que parents, enfants, amis, se ménagent les uns les autres avec un soin jaloux ; mais un voile de tristesse assombrira cette fête du foyer domestique, cette véritable fête nationale de l’Allemand, qui malgré son origine religieuse, confond dans un même sentiment les chrétiens de toutes sectes et jusqu’aux juifs eux-mêmes. »

    Dieu est décidément allemand

    Le même  journal ajoute :

    « Parisiens, devenus soldats, fêtons aussi Noël à la façon qui nous sied aujourd’hui, c’est-à-dire en prenant l’anniversaire de la naissance du Christ pour la date de notre résurrection de patriotes, de citoyens et d’hommes libres ! Que le ciel exauce ce vœu qui doit être le vœu de tous : dans les sabots de Noël du Paris de 1870, que Dieu mette la victoire ! »

    Mais le Ciel resta sourd aux prières des Français. Ce diable de Bismarck avait mis tout le monde dans sa poche, y compris le Bon Dieu.

    Soutenons le petit commerce

    Pour sa part, Le Petit Journal du 26 décembre 1870 se veut digne en ces temps difficiles :

    « Que Paris célèbre dignement la fête de Noël en s’inspirant de la gravité des circonstances. Donnons aux nécessiteux, consolons les affligés, soignons les malades et prions pour tous. »

    Pratique, le même journal consacre un entrefilet aux étrennes :

    « Ne privons pas les enfants et les serviteurs de leurs étrennes. On donne du travail aux ouvriers et aux ouvrières qui fabriquent des jouets, on fait faire de petits bénéfices aux marchands déjà très éprouvés, et on ne prive pas les enfants de leurs joies habituelles et les serviteurs et les employés d’un supplément de ressources bien nécessaires en ce moment. »

    Voilà qui sonne bien d’actualité en ce Noël 2020 . Et relativise nos petits malheurs actuels.

    Joyeux Noël, malgré tout…

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      1830 : Les trois glorieuses ou la révolution volée

      Xavier Vest · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:57 · 25 minutes

    À la mi-mai 2020 de nombreux aides-soignants ou infirmiers ont eu l’occasion de recevoir une « médaille de l’engagement ». Cette médaille se voulait pour le gouvernement une marque de reconnaissance de la nation envers le dur travail du monde soignant durant le confinement. Pourtant, de nombreux soignants ont moqué cette mesure cosmétique en jetant leurs médailles en réaction à ce qu’ils voient comme un simple substitut à une véritable réforme du mode de gestion néolibéral des hôpitaux publics. Outre le monde médical, Macron avait aussi salué avec emphase les travailleurs de « première ligne » durant le confinement qui faisaient tenir l’économie en annonçant que plus rien ne serait comme avant. Pourtant les prévisions orageuses à venir sur le marché du travail avec les multiples plans de licenciement ne semblent pas faire varier la politique du gouvernement. Cette atmosphère actuelle pourrait bien nous ramener plus loin dans l’Histoire de France. À l’été 1830, 15 ans après la Restauration monarchique des Bourbons, le peuple de Paris à l’initiative d’étudiants républicains et d’ouvriers se soulève contre Charles X.


    Cette Révolution victorieuse qu’on appelle aujourd’hui les trois glorieuses fait suite à une crise institutionnelle et politique qui accroit la défiance des Parisiens sur un retour au monde d’avant 1789. Bien que cette révolution soit victorieuse, en coulisses, les députés de l’opposition libérale parviennent à maintenir un régime monarchique avec une nouvelle dynastie qui se veut plus libérale que celle des Bourbons avec la venue du Duc d’Orléans sur le trône qui devient Louis Philippe 1er, Roi des français.

    Bien que devant sa couronne au peuple qu’il qualifie d’héroïque, Louis-Philippe et sa majorité bourgeoise se préservent de trop bouger les institutions politiques et sociales. Ils écartent alors rapidement les idées républicaines et se refusent à céder aux revendications sociales des ouvriers. Louis-Philippe tient pourtant à féliciter les combattants des barricades en leur distribuant à chacun une « médaille de juillet ». Cette médaille est alors moquée ironiquement voire refusée par certains combattants à l’image de militants républicains conscients de la dupe qui s’opère. Car durant les trois glorieuses, les républicains et les ouvriers se sont bel et bien fait dupés par les bourgeois libéraux qui parviennent à imposer leur ordre.

    La chute de l’Empire et le retour du Roi

    Adolphe Thiers © Eugène Disrédi

    En 1821, Adolphe Thiers jeune avocat, âgé de 24 ans, originaire du sud de la France, qui inspirera à l’écrivain Honoré Balzac le célèbre personnage de Rastignac, arrive à Paris dans le but d’assouvir ses ambitions de gloire littéraire, de fortune et d’ascension politique. Si il est un grand admirateur de Napoléon pour son oeuvre politique et militaire, il a bien compris que dans ces temps de paix, pour acquérir de la célébrité, la plume a remplacé le sabre.

    Il écrit alors Une Histoire de la Révolution Française de 1823 à 1827 qui paraît progressivement en 10 volumes. Ce livre connaît un grand succès et plusieurs rééditions avec des ventes atteignant des dizaines de milliers d’exemplaires. Dans son livre, le jeune Thiers salue l’esprit de 1789 en s’opposant aux Aristocrates, représentants de l’ancien monde religieux et ses privilèges. Il critique aussi fortement la République jacobine et Robespierre qu’il qualifie comme un des « êtres les plus odieux qui ait jamais gouverné des hommes ». En plus de cette activité d’historien qui lui permet  de faire fortune, le jeune Thiers se lie rapidement à l’opposition libérale en rejoignant le journal Le Constitutionnel. Ce grand titre de presse dont le siège est à Paris a décidé de prendre le parti des libéraux contre les Ultras au cours des joutes politiques qui animent la Restauration.

    Car si en 1815, après la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, les Bourbons sont rétablis, les évolutions politiques et sociales de la Révolution française et de l’Empire ne peuvent être occultées par le nouveau régime. Une Charte est alors promulguée à l’initiative de l’Angleterre, et du frère de Louis XVI, le nouveau Roi de France, Louis XVIII dans le but d’établir un compromis institutionnel, politique et social entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Cela aboutit dans les faits à un semblant de monarchie constitutionnelle proche du modèle anglais avec une chambre des pairs (noblesse héréditaire nommée par le Roi) et une chambre des députés élue au suffrage censitaire par les électeurs les plus fortunés. Pour un pays d’environ 30 millions d’habitants durant la Restauration, seulement 100 000 français peuvent voter et 15 000 être éligibles.

    Malgré des débuts houleux, ce système politique fonctionne plutôt bien durant les premières années du règne de Louis XVIII  (1814-1815 ; 1815-1824). Bien que non obligé par la Charte, le Roi se prête au jeu du parlementarisme en nommant des ministères issus de la majorité parlementaire. Les ministères Richelieu (1815-1818) et Decazes (1819-1920) soutenus par des royalistes modérés et des libéraux doctrinaires comme François Guizot, futur homme fort de la Monarchie de Juillet symbolisent la réussite d’une Monarchie tempérée qui parvient à maintenir une concorde sociale en obtenant le soutien de la bourgeoisie.

    Louis XVIII en costume de sacreLouis XVIII en costume de sacre

    Libéraux vs Ultras : l’opposition systémique des années 1820

    Pourtant différents évènements vont venir mettre fin à ce consensus. Le Duc de Berry, neveu du Roi et fils du Comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné en février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Cet évènement au retentissement politique énorme clôt l’épisode de la Monarchie modérée avec l’avènement durant la décennie 1820 de l’opposition entre les Libéraux et les Ultras. Ces derniers parviennent à travers le Comte d’Artois, futur Charles X à influencer Louis XVIII dans sa politique intérieure notamment en restreignant la liberté de la presse pour museler l’opposition libérale.

    Le terme d’Ultras ou d’Ultras-royalistes désigne cette frange d’anciens nobles émigrés constituée d’aristocrates parisiens occupant les beaux hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain à Paris ou de ces hobereaux de province nostalgiques de la société dAncien-Régime d’avant 1789 fondée sur la terre et sur la religion catholique. Ils sont en outre influencés par des auteurs contre-révolutionnaires à l’image de Joseph de Maistre, pour qui le pouvoir résulte dans la « providence divine » et non dans la souveraineté du peuple. Louis de Bonald, grand pourfendeur du Contrat social de Rousseau qui prône un retour à une société traditionnelle basée sur les ordres inspire aussi grandement le parti Ultra. Ce parti méprise de fait la monarchie modérée de Louis XVIII et soutient le Comte d’Artois, chef du parti des Ultras qui accède au trône en 1824 sous le nom de Charles X.

    Face aux Ultras, s’opposent les libéraux. Ils résultent à la chambre des députés d’une opposition plurielle entre Républicains ayant pour modèle la République américaine de George Washington comme ne général Lafayette ou le député Jacques Manuel, d’anciens bonapartistes comme le Général Foy, et enfin des partisans d’une véritable monarchie libérale qui pourrait être placée sous l’égide de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, plus sensible à la Révolution française et au libéralisme politique à l’image du Duc d’Orléans. Le Duc d’Orléans, quand à lui, dispose depuis la Restauration d’une grande fortune. Il est propriétaire de plusieurs grands domaines, en particulier du Palais-Royal à Paris, bâtiment dont les galeries marchandes ponctuées de cafés et de librairies sont des hauts lieux de sociabilités politiques de l’opposition sous la Restauration. Si le Duc d’Orléans se fait discret sur ses ambitions politiques, il manigance en secret des réseaux de soutien et reçoit chez lui de nombreux opposants à Charles X. Il déclare dès 1815 “ Je ne ferai rien pour m emparer de la couronne, mais si elle tombe, je la ramasserai .” (Bertrand JC, 2015, p.385). Pour les partisans d’une véritable monarchie constitutionnelle comme François Guizot ou le banquier Jacques Laffitte, ce régime permettrait d’en finir avec le spectre de l’ancien régime toujours agité par la menace des Bourbons surtout à partir de Charles X mais aussi de se protéger contre les excès de la République jacobine de 1793 avec son cortège de lois sociales que les libéraux abhorrent.

    Jacques LaffitteJacques Laffitte

    De fait si les libéraux condamnent la Révolution égalitariste sans-culotte, ils restent néanmoins attachés aux principes de 1789 et au Code Civil de Napoléon. Ils se font partisans d’un libéralisme politique (liberté religieuse, liberté de presse, monarchie constitutionnelle) mais aussi d’un libéralisme économique. Ils affichent aussi un grand anticléricalisme voltairien. On retrouve parmi les grands noms de cette opposition bourgeoise des notables qui ont bénéficié des formes modernes d’enrichissement : négoce, industrie ou banque. À titre d’exemple on peut noter le nom de grands banquiers comme Casimir Perier aussi actionnaire de la Compagnie des Mines d’Anzin ou Jacques Laffitte, fils d’un modeste charpentier du sud, qui possède dans les années 1820, une grande fortune d’environ 20-25 millions de francs.

    Outre leur opposition à la chambre des députés, cette « aristocratie de comptoir » comme le nommera plus tard le journaliste Armand Carrel, fait un véritable travail de militantisme politique à travers des journaux d’opposition dont elle est actionnaire. Le Journal du Commerce ou Le Courrier Français sont ainsi tenus par des membres de l’opposition. D’autres journaux d’oppositions systémiques comme Le Journal des débats et Le Constitutionnel, dans lequel Adolphe Thiers se fait remarquer dans les années 1820, connaîtront de grands tirages à une époque où un exemplaire, du fait d’un coût trop élevé, peut être lu à voix haute dans un café ou échangé entre plusieurs dizaines d’individus.

    Et le peuple dans tout ça ?

    Pour l’opposition bourgeoise, la participation politique reste avant tout conditionnée par la richesse économique. Un des rares points d’achoppement entre les Libéraux et les Ultras, comme le fait remarquer l’historien Jean Bruhat, est la mise à l’écart des masses populaires qui ont connu un éveil politique durant la Révolution française à la campagne comme à la ville. Ces masses  populaires n’ont plus réellement voix au chapitre en France depuis les dernières insurrections sans-culottes à Paris lors du printemps 1795 contre la convention thermidorienne et la vie chère. Elles n’ont ensuite pu s’exprimer sous l’Empire qui a substitué l’engagement politique à l’engagement militaire (Noiriel, 2018) dans un contexte de guerre européenne. Enfin, Napoléon Bonaparte dans un contexte de régulation et de centralisation du pouvoir impose un contrôle strict de surveillance sociale avec la création du livret ouvrier (1803) qui vise à « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (Woronoff, 1994). Outre ce contrôle social, les ouvriers ont interdiction de se regrouper en coalition depuis la Loi Le Chapelier (1791) qui n’a jamais été remise en cause par les régimes successifs.

    Si la France de la Restauration diffère d’un Royaume-Uni déjà fortement industrialisé, en étant avant tout un pays rural fondé sur la petite propriété paysanne, le pays compte tout de même un certain nombre d’ouvriers partagés entre des activités traditionnelles et des activités industrielles nouvelles dans quelques foyers urbains comme Lyon, Lille, Rouen mais surtout Paris.

    Une enquête préfectorale de 1823 établit ainsi à 244 000 (sur 730 000 à 750 000 habitants) le nombre d’ouvriers parisiens. Ce grand nombre d’ouvriers provient tout d’abord du secteur du bâtiment qui embauche chaque jour place de grève (Place de l’Hôtel de ville). On compte aussi des métiers artisanaux à l’image d’ateliers de chaudronnerie, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de chapellerie ou encore des métiers liés à industrie du luxe qui alimente ce qu’on appelle les « articles de Paris ». La ville de Paris voit aussi durant la Restauration l’apparition de fabriques issues de l’industrie nouvelle (produits chimiques, fonderie de métaux) au sud et à l’est du quartier de la Cité pouvant employer des centaines d’ouvriers.

    Si des opérations de spéculation ont déjà pu avoir lieu durant la Restauration à l’image de celle du quartier de l’Europe, L’Haussmannisation qui a pour objectif de faire de Paris une ville segmentée socialement en renvoyant les prolétaires hors du centre urbain n’a pas encore débutée. De fait de nombreux immeubles de la capitale peuvent accueillir à la fois des ouvriers, des employés ou des bourgeois tandis que les quartiers du Centre-Ville comme l’île de la Cité ou celui de l’Hôtel de Ville sont surpeuplés. Cette visibilité des ouvriers dans le centre de Paris peut effrayer la bourgeoisie dont la peur est par ailleurs accentuée par la presse, productrice de l’opinion publique, à l’image du journal La gazette des tribunaux qui paraît  en 1825. Ce journal vendu à 12 000 exemplaires narre de nombreux faits quotidiens d’insécurité à Paris. Le crime semble désormais « émaner de la totalité des masses populaires » et les classes laborieuses deviennent irrémédiablement associées à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1966). Adolphe Thiers, figure montante de l’opposition libérale dans les années 1820 se désole ainsi que l’autorité patronale « perd de jour en jour de sa force morale et de son influence sur le peuple » et que la classe ouvrière soit « travaillée et excitée au désordre ».

    Si la classe laborieuse en France n’a pas encore une véritable conscience de soi comme cela sera progressivement le cas dans les décennies qui vont suivre, on peut déjà en observer plusieurs prodromes. À Paris, il existe en 1825, 180 sociétés de secours mutuel rassemblant 17 000 adhérents soit 10 % de la population ouvrière masculine (Guicheteau, 2014). Enfin des expériences de grèves ont déjà eu lieu en France sous la Restauration comme dans la ville de Houlme en août 1825 lorsque 800 ouvriers d’une filature cessent le travail pour s’opposer à leur patron sur un allongement du temps de travail tout en désirant une augmentation de salaire avant de faire face à la répression.

    En ce qui concerne la politisation des ouvriers, le socialisme utopique n’en est encore qu’à ces débuts à l’image d’un Charles Fourier qui rédige ses oeuvres dans les années 1820 et qui rencontrent très peu d’échos dans les catégories populaires. Les écrits de Saint-Simon sont quant à eux plus lus par la bourgeoisie qui rêve d’une aristocratie industrielle travaillant main dans la main avec les ouvriers.

    Louis Robin MorhéryLouis Robin Morhéry

    Néanmoins comme l’a montré l’historienne Jeanne Gilmore dans son livre la République clandestine 1818-1848 certains ouvriers sont souvent liés à des étudiants de sensibilité républicaine et égalitariste. Ces deux groupes se rencontrent dans les quartiers étudiants comme le quartier latin ou dans des cafés. Par ailleurs des étudiants en médecine comme les jeunes républicains François Raspail ou Robin Morhéry pratiquent des soins gratuits dans les quartiers pauvres des Faubourgs, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux ouvriers.

    Ces étudiants et ouvriers bien qu’ayant des divergences politiques et sociales, affichent une sympathie pour l’opposition libérale à cause de son combat anticlérical et sa lutte en faveur de la liberté de la presse. Ainsi lors d’enterrements de personnalités d’oppositions ( Ex : Général Foy, Jacques Manuel) on retrouve dans les cortèges des notables libéraux mais aussi de nombreux étudiants et des ouvriers (Fureix, 2002). Enfin la police a parfois eu à faire à des manifestations violentes d’étudiants et d’ouvriers en réaction aux évènements qui touchent la chambre des députés. En 1820 lors des débats sur le scrutin (loi du double vote), un étudiant est tué par un soldat devant les Tuileries. En 1827 au quartier latin après la victoire des libéraux aux élections, des barricades sont érigées. Les affrontements voient 21 morts du côté insurgé dont une majorité issue du monde ouvrier. Ce type de manifestations peut de fait apparaître comme une répétition de ce qui va se passer lors des 3 glorieuses.

    Du sacre de Reims aux trois glorieuses : la menace contre-révolutionnaire

    Louis XVIII meurt en septembre 1824. Sa mort donne naturellement lieu au règne de Charles X, chef du parti des Ultra. Son règne matérialise alors la crainte pour de nombreux libéraux d’un renoncement à la Charte et d’une pratique anti-constitutionnelle du pouvoir. Ces soupçons sont corroborés par plusieurs mesures politiques. Tout d’abord, la loi punissant le sacrilège de mort en 1825 et le retour des congrégations jésuites stimulent le sentiment anticlérical en France. De plus, la tentative de rétablir le droit d’aînesse en 1826, la loi du milliard qui indemnise les émigrés ayant perdus leurs bien durant la Révolution française et la suppression de la garde nationale font perdre définitivement au régime le soutien de la bourgeoisie. Face à cette politique réactionnaire, l’opposition libérale se renforce aux élections législatives de 1827. Après avoir tenté d’apaiser la situation en 1828, en jouant le jeu du parlementarisme, Charles X décide de rompre avec cette pratique parlementaire qu’il voit comme un prélude à une nouvelle révolution. Ainsi durant l’été 1829, il nomme comme président du conseil son ami Jules de Polignac, émigré de la première heure en 1789 et fils de l’amie intime de Marie-Antoinette ce qui provoque une vive émotion chez le peuple de Paris. Polignac est en effet considéré par l’opinion public comme le symbole de l’ancien monde bigot.

    Charles XCharles X © Horace Vernet

    Charles X veut s’en tenir à une lecture stricte de la Charte de 1814 dans laquelle il peut renvoyer et nommer lui même ses ministres sans responsabilité face aux députés. Cela aboutit à une querelle institutionnelle et politique  entre la chambre libérale et le Roi durant le printemps 1830. Charles X décide de dissoudre la Chambre en espérant obtenir une majorité parlementaire mais le bloc libéral est vainqueur. Il décide alors avec ses ministres de faire un coup de force en publiant plusieurs ordonnances le 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, nouvelle dissolution de la chambre. Enfin, le Roi supprime la patente du calcul du cens électoral ce qui est en défaveur de la bourgeoisie industrielle et commerçante d’opinion libérale et il réduit la chambre de 453 députés à 258.

    Les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet)

    Ces ordonnances du 25 juillet donnent de fait lieu à une confrontation entre la Couronne des Bourbons et ses opposants qui sont eux aussi préparés à résister à l’épreuve de force depuis des mois. Le banquier Lafitte, partisan de la solution orléaniste patronne avec Talleyrand à partir de janvier 1830 un quotidien Le National dirigé entre autres par Adolphe Thiers et qui s’oppose avec virulence à la politique ultra de Charles X. Au même moment, face à la crainte d’un coup de force de Charles X, se crée l’Association de janvier qui réunit des étudiants républicains comme Robin Morhéry et des ouvriers. Cette association s’organise militairement dans Paris avec une municipalité clandestine dans chaque arrondissement prête à passer à l’acte en cas de coup de force du Roi.

    Combat devant lCombat devant l’Hôtel de Ville de Paris © Jean Victor Schnetz

    Ainsi lorsque le 26 juillet, Le Moniteur, journal officiel du pouvoir publie les ordonnances, l’opposition libérale à la chambre est prise de court. Seulement 50 députés dont Laffitte et Périer sont encore à Paris du fait que la réunion des chambres est seulement prévue pour le 3 août. Différents journaux d’opposition se réunissent  et décident de publier une protestation pour le lendemain, ce qui provoquera la saisie des presses par le Préfet de Police. Pendant que les députés libéraux improvisent des réunions interminables sur la stratégie à entreprendre, espérant un retrait des ordonnances, l’Association de janvier lance une action révolutionnaire avec l’aide des ouvriers parisiens. Le 27 juillet, différentes barricades dans Paris sont construites tandis que des échauffourées ont lieu entre les ouvriers typographes mis au chômage par la censure et la garde royale devant le Palais-Royal. Le 28 juillet la situation dégénère. Paris est mis en état de siège. Le Maréchal Marmont envoyé la veille par Charles X cloitré à Saint-Cloud, pour rétablir l’ordre dans la capitale est dépassé par les évènements. Avec des troupes mal organisées et en manque de moyen matériel, les heurts deviennent de plus en plus incontrôlables tandis que les révolutionnaires gagnent le concours d’ancien officiers bonapartistes. L’Hôtel de Ville est alors pris par les insurgés qui hissent le drapeau tricolore symbole de la Révolution de 1789. Enfin le 29 juillet, le Maréchal Marmont abandonne la ville et le Louvre et les Tuileries, emblème du pouvoir royal sont pris par les insurgés.

    LienLa liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

    L’hésitation de 1830

    « Voici donc la bourgeoisie à l’œuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction » écrit le romancier Alexandre Dumas, pour désigner l’atmosphère qui suit les trois glorieuses dont il est lui même participant. Tout d’abord, dans la ville de Paris, comme le montre l’historienne Mathilde Larrère, les notables bourgeois prennent le relais des combattants insurgés en recréant de façon autonome des légions de garde nationale dans chaque arrondissement. Ces actions ont pour but de rétablir l’ordre bourgeois et régulariser la victoire d’un peuple armé qui bien que vainqueur des Bourbons inquiète par sa force (Larrère, 2016). Le gouvernement provisoire place ensuite la garde nationale sous l’égide du Général La Fayette qui bien que se déclarant républicain est plus sceptique dans l’instant et prêt à se rallier à la solution orléaniste.

    Duc dArrivée du Duc d’Orleans à Paris le 29 juillet 1830

    Ensuite, sur le plan politique, la victoire des étudiants républicains et des ouvriers dans les rues de Paris fait craindre le retour de la République jacobine et de la Terreur pour les bourgeois libéraux qui sont restés souvent attentistes durant la révolution. Mais une fois que l’insurrection a vraiment triomphé et que Charles X est en position d’infériorité, l’opposition libérale s’organise. Elle est réunie à Paris dans l’Hôtel particulier du banquier Jacques Laffitte et désire désormais voir triompher la solution orléaniste pour éviter la République. Les députés désignent ainsi une commission municipale qui s’apparente à un gouvernement provisoire. Cette commission qui siège à l’Hôtel de Ville dès le 29 juillet et dont sont membres les libéraux Guizot et Périer a pour but de prendre d’avance les Républicains. Ensuite après des contacts établis par l’intermédiaire de Thiers et de Talleyrand avec le Duc d’Orléans, qui se montre avenant, les députés libéraux le nomme Lieutenant général du Royaume. Cette décision est appuyée par l’affiche de Thiers collée partout dans les rues de Paris :  « Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. »

    Le 31 juillet, La Fayette, commandant de la garde nationale trahit son discours républicain, en accueillant à l’Hôtel de ville le Duc d’Orléans. Il donne devant la foule réunie une accolade amicale qui légitime le Duc d’Orléans dans son pouvoir auprès du peuple parisien.

    https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis-Philippe,_roi_des_Français.jpgLouis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

    Après le départ définitif de Charles X pour l’Angleterre, le terrain est enfin libre pour la chambre des députés qui révise la Charte malgré une opposition républicaine qui par une adresse à la chambre se lamente de ne pas voir la création d’une nouvelle assemblée constituante. Le 9 août le Duc d’Orléans prête serment devant la chambre des députés et la chambre des Pairs.  Il devient Louis-Philippe 1er, Roi des Français tandis que le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Le 11 août, Louis-Philippe forme enfin son premier cabinet avec comme Président du conseil, le banquier Laffitte…

    La Réaction orléaniste : la célébration puis la répression

    Dans le journal l Organisateur le Saint-Simonien Prosper Enfantin écrit le 15 août 1830 : « Qui a vaincu lors de ces trois journées de juillet ? Les prolétaires, c est-à-dire le peuple. » tout en déplorant que  « La révolte sainte qui vient de s opérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental n est changé dans l organisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres ; quelques modifications législatives […] telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. »

    Outre plusieurs milliers de blessés, 1900 manifestants perdirent la vie durant les trois glorieuses dont la plupart étaient issus du monde ouvrier et artisanal (Noiriel, 2018). Ainsi en août la presse et le parti orléaniste célèbrent le peuple héroïque de Paris. Le National écrit « Le peuple a été puissant et sublime, c est lui qui a vaincu » tandis qu’un ministre de Louis-Philippe Charles Dupin écrit « Lorsqu il arrive comme aujourd hui qu une dynastie est fondée par suite de l héroïsme des ouvriers, la dynastie doit fonder quelque chose pour la prospérité de ces ouvriers héroïques ». Les ouvriers parisiens attendent avec espoir dans les semaines qui suivent les trois glorieuses des mesures d’amélioration de leurs conditions de vie, qui plus est dans un contexte de crise économique. De nombreux groupements d’ouvriers et cortèges manifestent à l’image de 4000 serruriers parisiens qui viennent en août demander à la préfecture une réduction du temps de travail. On constate aussi des manifestations contre le machinisme. Enfin avec le retour de la liberté de la presse, plusieurs journaux ouvriers naissent dans la capitale dès septembre 1830 à l’image des journaux Le Peuple ou L artisan , ce qui traduit la volonté de la classe ouvrière d’exprimer une parole et la revendication de droits sociaux dans le nouveau paysage politique.

    Pourtant face à ce mouvement ouvrier qui suit les trois glorieuses, le pouvoir se contente de simples mesures cosmétiques en distribuant aux combattants des trois glorieuses les « médailles de juillet ». Sur le plan économique, il ne s’agit en aucun cas de dévier du libéralisme. Le nouveau préfet de la police de Paris, Girod de l’Ain, déclare le 25 août « Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et l ouvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté et de l industrie. ». Le nouveau pouvoir après un discours d’ouverture tient ensuite à écarter les ouvriers de la vie publique en les excluant de la garde nationale dès mars 1831 qui devient une milice bourgeoise. Enfin le suffrage censitaire est toujours maintenu, fondé cette fois sur l’impôt non de 300 mais de 200 francs, ce qui augmente le nombre d’électeurs de seulement 90 000 citoyens.

    Casimir PerierCasimir Perier

    En mars 1831, le banquier Casimir Perier devient président du conseil et fait régner l’ordre bourgeois en France. Il fait réprimer à Lyon l’insurrection des Canuts au nom de la liberté du commerce et des négociants. La répression fait 200 morts. Néanmoins Casimir Périer meurt quelques mois plus tard durant l’épidémie de Choléra qui frappe la France en 1832. L’épidémie qui fait environ 20 000 victimes rien qu’à Paris, dévoile la fracture sociale entre la bourgeoisie libérale et les ouvriers. Si les plus aisés ont quitté la capitale pour se réfugier à la campagne, les quartiers populaires comme l’île de la Cité insalubres avec de nombreuses rues étroites subissent une véritable hécatombe.

    Après la mort de Casimir Périer, Adolphe Thiers qui dans les années 1820 s’était fait en tant que journaliste, le chantre des libertés publiques devient ministre de l’intérieur. Il mène alors une véritable politique de répression contre les journaux Républicains en intentant plus de 300 procès contre la presse et les sociétés républicaines (Gilmore, 1997). Stendhal, dans son roman Lucien Leuwen d ont le se focalise sur les années 1830, écrit ce qui pourrait symboliser les premières années du règne de Louis-Philippe : « Depuis la révolution de juillet, la banque est à la tête de l’État – et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise  (…) car le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. »

    Références :
    CLÉMENT Jean Paul. Charles X. Le dernier Bourbon . Éditions  Perrin. 2015
    GILMORE Jeanne. La République clandestine, 1818-1848 . Éditions Aubier. 1997
    GUICHETEAUX Samuel. Les ouvriers en France. 1700-1835 . Éditions Armand Colin. 2014
    LARRÈRE Mathilde. L’urne et le fusil : la Garde nationale de Paris de 1830 à 1848 . PUF. 2016
    NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France . Agone. 2018
    WILLARD CLAUDE. La France ouvrière – Tome 1 – Des origines à 1920 . Éditions de l’atelier. 1994

    Pour aller plus loin :
    PINKNEY David. La Révolution de 1830. PUF. 1988
    BORY Jean-Louis. La Révolution de Juillet. Gallimard. 1972

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      Collages féministes : se réapproprier l’espace public

      Zoe Meyer · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:04 · 10 minutes

    D’où vient l’idée audacieuse de concilier féminisme et réappropriation de l’espace public ? Nous vous proposons d’en savoir davantage sur l’histoire de ces femmes qui couvrent nos murs pour donner la parole à celles qui n’en ont plus et pour apostropher les passants des grandes villes. Qui sont les Colleuses ? Le collage a-t-il toujours été l’arme de cette partie de la société, invisible et inaudible ?


    Dans les placards de l’histoire

    Dans une article de France Culture, l’historienne spécialiste de l’histoire des femmes, Christine Bard, remonte le temps jusqu’à l’Ancien Régime. À cette période, les femmes ne sont pas nombreuses à placarder nos faubourgs pour se plaindre du supplice de la nage et autres infamies perpétrées par la gent masculine. Durant l’Ancien Régime, les placards, terme original pour les collages, étaient utilisés pour publiciser les avis officiels. Ils pouvaient aussi être utilisés par les opposants au pouvoir.

    Il faut attendre la Révolution Française pour découvrir un placard signé d’une main féminine. Olympes de Gouges est la première femme à les utiliser pour se présenter comme « défenseur officieux de Louis Capet » lors du procès de Louis XIV en 1792. En voici un extrait : « Je m’offre après le courageux Malesherbes pour être défenseur de Louis. Laissons à part mon sexe, l’héroïsme et la générosité sont aussi le partage des femmes, et la Révolution en offre plus d’un exemple. Mais je suis franche et loyale républicaine, sans tache et sans reproche. Je crois Louis fautif, comme roi ; mais dépouillé de ce titre, proscrit, il cesse d’être coupable aux yeux de la République. »

    Finalement, en France, les affiches restent plutôt rares jusqu’à la Commune de Paris où est à l’œuvre l’Union des femmes pour la défense de Paris. Les quelques affiches de la période sont composées de texte denses contrairement à leur pendants modernes qui favorisent des mots percutants et des images vives.

    Affiches féministes, so british

    Cependant, il suffit de traverser la Manche pour trouver les premières affiches féministes dès la fin du XIXème siècle, en Angleterre. Ces affiches s’inscrivent notamment dans le mouvement d’émancipation vestimentaire lancé à cette époque. L’Aglaia , le journal du « syndicat pour la robe artistique et saine », arbore alors des illustrations où l’on peut voir des femmes vêtues de robes sans corset.  D’autres mouvements semblables vont voir le jour ailleurs en Europe « pour le port d’une robe différente ». C’est le cas notamment en Allemagne et en Autriche [1] .

    L’Angleterre ce n’est tout de même pas si loin ! Pourquoi une telle inertie dans l’hexagone ? La fabrication de telles affiches nécessite des moyens financiers et matériels auxquels seuls les mouvements féministes modérés peuvent prétendre.

    Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes.

    Ce sont les suffragettes européennes qui vont être à l’origine d’une deuxième vague dans les collages féministes. Là encore, nos homologues britanniques se placent en championnes d’après l’historienne. Elles sont à l’origine d’un grand nombre de nouveautés dans le domaine. Cela tient notamment au fait que les suffragettes anglaises disposent de leurs propres ressources qu’elles puisent dans les écoles des Beaux-Arts par exemple. Elles mettent en place un code couleur (vert violet et blanc) et étalent fièrement leurs bannières dans les manifestations, tandis qu’en France, ces mêmes manifestations restent occasionnelles et plutôt modestes.

    Genèse des affiches féministes en France

    Mais en Europe, l’année 1914, qui marque l’entrée dans la Première guerre mondiale, est un nouveau ralentissement des activités féministes. En France notamment, l’heure est à l’union sacrée. Les thématiques féministes sont passées sous silence, tandis qu’on emprunte plus volontiers le ton de la glorification de la société française et du patriotisme.

    Il faut attendre les années 1930 pour que soit durablement perturbée la chape française. Entre 1934 et 1936, les manifestations des suffragettes se multiplient et font parler d’elles. On peut par exemple mentionner l’affiche marquante de la journaliste suffragiste Louise Weiss : « La Française doit voter ». Des lettres rouges sur fond blanc, un beau contraste pour un message succinct, simple et sans équivoque.

    https://bibliotheques-specialisees.paris.fr/ark:/73873/pf0000937068/v0001.simple.selectedTab=record© Ville de Paris / Bibliothèque Marguerite Durand

    Plus tard, la Seconde guerre mondiale fera une nouvelle fois taire les courants féministes, quels qu’ils soient, en France occupée et ailleurs. Ce constat fait, une petite précision s’impose. Que dire de l’affiche « We can do it », signée J. Howard Miller, une affiche encore aujourd’hui utilisée par de nombreux mouvements féministes ? Un rappel sur son histoire s’impose, par l’historienne Christine Bard : « Cette affiche, qui connaît actuellement une deuxième vie extraordinaire, sous le signe du féminisme, n’était pas féministe. Elle exaltait l’effort de guerre féminin. La propagande de guerre est trompeuse car elle valorise la force, le courage, la virilité des femmes… dans la mesure où leur contribution est jugée nécessaire, le temps de remporter la victoire ; ensuite, tout doit rentrer dans l’ordre. »

    De retour dans la France des années cinquante, c’est l’année 1956 qui marque le début de la Maternité heureuse, devenant en 1960 le Planning familial. Cette création est un moment charnière. Cette association bien structurée se dote des moyens nécessaires pour produire une myriade d’affiches sur les thème de l’accès à la contraception et à l’avortement.

    La fin des années soixante, c’est aussi l’avènement du Mouvement de libération des femmes (MLF). Ce dernier s’accompagne de l’éclosion d’une multitude de groupes de militantes. Celles-ci, même lorsqu’elles manquent de moyens, s’adonnent à des créations multiples. « Les femmes artistes sont à cette époque de plus en plus nombreuses. Une affiche célèbre est réalisée par exemple par Claire Bretécher. Le graffiti a aussi beaucoup de succès. Il est bien dans l’esprit libertaire du féminisme radical. D’innombrables événements culturels féministes sont annoncés par voie d’affiche : concerts, lectures, théâtre, fêtes… Et bien sûr, les manifestations, en particulier celle du 8 mars. On trouve aussi des revendications féministes ailleurs qu’au MLF, dans les syndicats surtout (CGT, CFDT…) : le monde du travail est un autre champ de luttes pour les femmes, ce dont témoignent des affiches », explique Christine Bard pour France Culture.

    Les collages contre les féminicides

    Fortes de cet héritage, nous voici en août 2019. Marguerite Stern, ancienne FEMEN lance le mouvement des collages contre les féminicides à Marseille. Progressivement, les collectifs florissent dans chaque grande ville, comme Paris où Marguerite Stern va diriger les opérations durant quelques mois. Sur la base de formations en présentiel et de groupes de discussions sur les réseaux sociaux, les Colleuses s’organisent pour repeindre les murs à leurs couleurs.

    À l’aune de la mondialisation du militantisme et des actions d’envergures internationales, on peut se demander : pourquoi les villes et pourquoi la nuit ?

    « Nos sang sur vos murs. Le machisme tue. L’amour ce n’est pas la mort. L’amour ne fait pas de bleus. » En face des pubs McDonalds ou des affiches de luxe, ça déroute autant que ça dérange.

    Pour Camille Lextray, membre de l’initiative volontaire CollagesParis interrogée par France Inter, l’objectif est double. Il s’agit à la fois d’interpeller sans risquer de choquer de potentielles victimes ou leurs proches mais aussi de « faire de la pédagogie dans l’espace public », sur les « violences sexuelles, intrafamiliales, sexistes ». Un rapide retour sur le rapport des femmes à l’espace public s’impose, au sujet duquel Melissa Peifer, anciennement étudiante en histoire contemporaine, propose un éclairage dans son article : « Afficher les revendications féministes sur les murs des villes « .

    Alors qu’Inès, une jeune colleuse à Paris déclare pour France Inter que sortir la nuit à plusieurs lui donne le « sentiment libérateur de se réapproprier l’espace », il faut s’interroger : pourquoi cette rue n’est-elle pas autant la nôtre que celle des hommes ?

    Dès l’âge antique, une iniquité est instaurée entre l’occupation de la rue par les hommes et par les femmes. Dans la Grèce antique, les hommes occupent l’ agora . Celle-ci renvoie d’abord à la réunion de l’ensemble du peuple ou du Conseil d’une cité pour l’exercice de leurs droits politiques. Elle renvoie plus tard à la place publique qui porte le même nom [2] . Les femmes, quant à elles, sont cantonnées à l’oikos , en d’autres termes, l’espace purement privé, le cadre domestique. Plus tard au XVIIIème siècle, Rousseau, dans son Contrat social , exclue les femmes qu’il considère strictement comme des mères et non aucunement comme des citoyennes.

    Les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence et la discrétion sont de mise.

    Plus tard, Melissa Peifer nous rapporte que les manuels du XIXème destinés à l’éducation des jeunes filles représentent la ville comme un espace d’insécurité où la prudence, la discrétion et la compagnie d’un homme sont de mise.

    N’en déplaisent à certains, les choses sont loin d’avoir évolué depuis. Dans les années 2000, des auteurs comme Guy di Méo ou Jacqueline Coutras dénoncent « des mécanismes toujours à l’œuvre qui font des villes […] des espaces profondément inégalitaires » et pointent « les politiques publiques […] pour leur tendance à privilégier les besoins des hommes face à ceux des femmes » [3] . En 2018, l’Observatoire national de la délinquance et des réponses pénales (ONDRP) estime qu’un quart des femmes interrogées ont au moins une fois renoncé à quitter leur demeure seules, car elles avaient peur.

    Ces collages tentent de s’opposer à l’invisibilisation des femmes dans l’espace public. En 2014, une enquête de l’ONG Soroptimist estime que seules 2 % des rues françaises sont nommées d’après des femmes. Chaque jour, ces rues que nous traversons, avec plus ou moins d’assurance, nous offrent le récit d’une histoire profondément « androcentrique » [4] . Ainsi d’une part, le collage permettrait de se réapproprier un espace dont on nous a depuis bien longtemps privées.

    Les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale.

    D’autre part, les collages permettent de dénoncer les violences perpétrées dans le cadre domestique sur la place publique. En d’autres termes, en exposant à la cité ces « histoires de couple », il s’agirait d’imposer ce phénomène comme une problématique sociale et non pas juste un problème domestique pour lequel l’État n’aurait pas grand-chose à faire. De la même façon que certains interrogent la sécuritisation de nombre d’enjeux sur la scène internationale [5] , les Colleuses ramènent ces « histoires de couple », ces « histoires d’alcool » et ces « drames familiaux » sur la place publique, tentant alors d’en faire une problématique sociale face à laquelle les acteurs publics ne peuvent plus se contenter de fermer les yeux. Certains et certaines dénoncent l’aspect dérisoire, presque dérangeant, de ces bouts de papiers. Pourtant, on s’accordera avec Melissa Peifer pour dire que ces lettres noires sur papier blanc A4 ont au moins le mérite d’ouvrir, si ce n’est de forcer, le débat sur une question qu’on rangerait bien sous le tapis. Ensembles, ces lettres noires vous toisent et vous interrogent : combien de Raymonde, combien de Laeticia, combien de nouveaux noms sur vos murs faudra-t-il pour que nous en valions la peine ?


    [1] https://www.franceculture.fr/oeuvre/lart-du-feminisme-les-images-qui-ont-faconne-le-combat-pour-legalite-1857-2017
    [2] Gustave Glotz 1970 , p. 30.
    [3] Di Méo Guy, « Les femmes et la ville. Pour une géographie sociale du genre », Annales de géographie, 2012/2 (n° 684), p. 107-127. DOI : 10.3917/ag.684.0107. URL : https://www.cairn-int.info/revue-annales-de-geographie-2012-2-page-107.htm
    [4] Bourdieu Pierre, la Domination masculine, 1998, Éditions du Seuil, collection Liber
    [5] Holbraard Martin et Morten Axel Pedersen, 2012, « Revolutionary Securitization : An Anthropological Extension of Securitization Theory », International Theory, vol. 4, no 2 : 165-197.

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