Organiser une vaste campagne de vaccination pendant une pandémie si grave pose des problèmes éthiques très importants, qui ont été peu abordés par les professionnels de santé , les responsables politiques ainsi que les médias , en tout cas pour le moment. Certains aspects sont discutés dans l’excellente tribune publiée le 29 janvier dans le journal Le Monde par François Bourdillon.
Il a été décidé par la Haute Autorité de Santé (HAS) et le gouvernement, avec l’accord semble-t-il quasi unanime de la population française, de vacciner en tout premier les personnes âgées vivant en Ehpad . Ces résidents sont clairement les plus à risque, ce qui a motivé la stratégie vaccinale décidée en France, fondée sur le concept de “risque”. Ensuite seulement ont été prévus les soignants de plus de 50 ans, ce qui représente une minorité des soignants, en particulier chez les infirmières et les aides-soignantes. Outre les infirmières, le personnel médical en contact étroit avec les patients infectés par la Covid-19 , c’est-à-dire les externes, internes, chefs de clinique, jeunes assistants, et d’autres professionnels appelés au lit des patients, comme les kinésithérapeutes, n’ont ainsi pas encore été vaccinés, (car ils sont trop “jeunes”) et ne le seront que dans une période lointaine et indéterminée. L’APHP semble avoir décidé récemment de tenter de vacciner les soignants de moins de 50 ans. D’autres populations auraient dû également être vaccinées très précocement, comme les ambulanciers, les pompiers, certains policiers, ainsi que les personnes porteuses de très graves facteurs de risque (diabète grave, immunodépression, obésité importante).
Cette stratégie de priorisation pose des problèmes éthiques très complexes, mais bien réels.
Les personnes extrêmement âgées, et/ou porteuses d’une maladie d’Alzheimer très avancée, très souvent incapables de comprendre et signer un consentement, ont très probablement été vaccinées après un avis favorable des familles, pendant ces deux premières vagues. On ne sait pas si certaines personnes très âgées ont été récusées par les soignants , en particulier les médecins coordonnateurs en Ehpad, ou les médecins traitants, mais cela paraît peu probable.
À une période ou les vaccins étaient encore bien rares, et sont en train de le redevenir, il me semble que vacciner en toute priorité des personnes très âgées, victimes d’une grave encéphalopathie et ayant une espérance de vie active pratiquement nulle, plutôt que de le faire chez tous les soignants en contact direct, et quotidien avec les malades, pose des problèmes éthiques très complexes, mais bien réels. Sans le plus souvent invoquer un problème éthique, de nombreux citoyens, en particulier bien sûr bon nombre de soignants, se sont élevés contre les décisions de la Haute Autorité de Santé et du gouvernement. Il me semble qu’ils ne remettaient pas en cause le choix de vacciner en priorité les personnes les plus à risque en Ehpad, mais souhaitaient rajouter tous les soignants dans la liste des personnes prioritaires. Cette position ne tenait en fait pas la route, puisqu’il n’y avait pas assez de vaccins pour le faire. Il fallait ainsi, en tout cas en France, faire un choix.
De nombreux pays ont décidé de ne pas recourir à ce type de priorisation, et ont mis en place deux filières parallèles, l’une pour les personnes âgées ou à haut risque, l’autre pour les soignants. Certains ont d’emblée priorisé la vaccination des soignants quel que soit leur âge. Les Français et leurs dirigeants ont manifesté beaucoup de fierté pour la décision de vacciner en toute priorité les personnes très âgées, et donc les plus à risque. Certains, dont moi, ne partagent pas vraiment ce sentiment, mais ressentent plutôt un grand malaise face aux séquences de vaccination mises en place en France. Le choix des personnes à ne pas vacciner est extrêmement difficile et angoissant à faire pour les soignants, comme l’est d’ailleurs par exemple la décision de ne pas admettre un malade en réanimation. Cependant, c’est bien aux soignants de prendre ces décisions, et de “sélectionner” avec un consensus de l’équipe professionnelle, les personnes pour lesquelles il ne leur semble vraiment pas raisonnable d’effectuer cette vaccination. Il ne serait pas éthique de définir un âge limite pour la vaccination des personnes très âgées. C’est une décision qui doit tenir compte de beaucoup de facteurs, en particulier l’autonomie, les capacités de communication, et la présence ou non de graves co-morbidités. Ainsi, ce type de décisions doivent rester individuelles. Il est cependant indispensable de tout faire pour tenter de parvenir à un consensus sur ces questions affreusement difficiles, au sein des soignants, avec l’aide des psychologues et des éthiciens.
Le choix des personnes à ne pas vacciner est extrêmement difficile et angoissant à faire pour les soignants, comme l’est d’ailleurs la décision de ne pas admettre un malade en réanimation.
On ne sait pas précisément la proportion de membres de la famille des résidents en Ehpad ou restés à leur domicile, qui ont pris la décision, leur parent n’étant pas capable de le faire, de ne pas recourir à la vaccination, pour préserver les réserves de ces vaccins si précieux. Je connais quelques médecins qui l’ont fait, mais ce type de décision a dû rester très rare. C’est une responsabilité très angoissante que beaucoup de citoyens ne seraient pas capables de prendre, car elle est très culpabilisante. On parle beaucoup de l’acharnement thérapeutique, mais paradoxalement, ce sont souvent les personnes, quand elles sont encore en bonne santé, qui souhaitent vivement que l’on évite cet acharnement dans leur propre cas. Les citoyens français rédigent manifestent encore rarement leurs “living wills”, à l’inverse d’autres pays comme les USA, et, quand ils l’ont fait, les soignants souvent ne les connaissent pas, ou ne les appliquent pas.
Bien sûr, une vaccination ne rentre pas dans les “définitions” de l’acharnement thérapeutique, surtout si les vaccins sont parfaitement accessibles, comme celui de la grippe. Par contre, il faut certainement réfléchir à cette problématique quand très peu de ceux-ci sont disponibles, comme actuellement c’est le cas pour la Covid-19. Cette pénurie nous impose de rediscuter les priorités pour cette vaccination, et de l’éviter pour les patients très âgés, et dont l’espérance d’une vie un peu active est nulle.
Comme le disait Sempé dans ses livres: “Rien n’est simple… tout se complique”… en éthique!
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