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      La SNCF « sort du glyphosate » pour le pire

      André Heitz · ancapism.marevalo.net / Contrepoints · Saturday, 26 December, 2020 - 04:30 · 10 minutes

    SNCF

    Par André Heitz.

    On peut la faire laïque : « Tadam ! » . Ou de saison : « Jouez hautbois, résonnez musettes ! »

    La SNCF a trouvé la « solution » pour se passer de glyphosate pour le désherbage des voies et de leurs abords, lequel désherbage répond à d’importants impératifs d’intérêt général : assurer la sécurité des personnels et des voyageurs, préserver les infrastructures ainsi qu’éviter les départs d’incendies.

    Au début, un diktat macronien

    La « solution » pour répondre à une ambition délirante du Président Emmanuel Macron proclamée le 27 novembre 2017 par dépit ou calcul politicien.

    Par dépit car, contre toute attente, les États membres de l’Union européenne avaient trouvé une majorité introuvable pour renouveler l’autorisation du glyphosate pour cinq ans (en cas d’échec, il serait revenu à la Commission européenne de prendre cette décision) ; par calcul pour, notamment, donner des gages à son ombrageux ministre de l’Écologie, du Développement durable et de l’Énergie, Nicolas Hulot.

    Notez bien : cela ne l’a pas empêché de faire le fier…

    La SNCF n’était pas obligée !

    Si nous avons bien compris le travail d’évaluation de l’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES), la SNCF pouvait bénéficier de la position de repli jupitérienne – qui prenait acte des situations d’impasse.

    L’ANSES écrivait en effet, le 9 octobre 2020, dans « Glyphosate : l’Anses publie les résultats de son évaluation comparative avec les alternatives non chimiques disponibles » :

    « Usages non agricoles

    Les différents usages du glyphosate en zones non agricoles (sites industriels, militaires, voies ferrées, autoroutes, aéroports, réseau électrique, conservation des monuments historiques…) ne peuvent être totalement substitués par des alternatives non chimiques sans avoir des conséquences importantes, notamment pour la sécurité des opérateurs et des utilisateurs de ces services. La réduction de l’usage du glyphosate dans ces différentes situations ne peut donc relever d’une restriction fixée dans les autorisations de mise sur le marché, mais doit s’envisager dans le cadre d’une évolution des pratiques de désherbage. »

    Le glyphosate remplacé par… deux matières actives

    Quelle mouche a donc piqué les dirigeants de la SNCF ?

    L’information nous a été livrée en premier lieu, semble-t-il, par Le Parisien dans « La SNCF sur la voie pour bannir le glyphosate ». Il écrit benoîtement en chapô :

    « SNCF Réseau qui s’est engagé à ne plus utiliser le glyphosate en 2021 doit désherber près de 30 000 km sur ses lignes. Un nouveau produit va être utilisé même si sa toxicité n’est pas nulle. »

    En fait, il s’agit de deux produits : l’acide pélargonique et une sulfonylurée, le flazasulfuron dont une formulation s’appelle fort opportunément Railtrax .

    Parlons argent…

    Le Parisien écrit :

    On estime notre surcoût de maintenance lié à la sortie du glyphosate et à la loi Egalim à environ 110 millions par an , ajoute Jean-Pierre Pujols [responsable de la maîtrise de la végétation chez SNCF Réseau] . Bien moins que les 300 à 500 millions d’euros un temps avancés en l’absence de ce nouveau produit.

    Le demi-milliard d’euros, c’était l’ estimation de la Fondation Concorde dans un rapport de juillet 2017 qui avait fait quelque bruit.

    Notre petit doigt nous dit que l’estimation de la SNCF est bien optimiste, tout comme est curieuse l’estimation de 150 millions actuellement dépensés pour la maîtrise de la végétation (pour la Fondation Concorde, c’était 30 millions)… Enfumage ?

    Le contribuable paiera, pas la SNCF !

    Mais ce n’est pas un problème pour la SNCF, au moins temporairement (on sait toutefois que le temporaire a la vie dure…).

    Pour les investissements en matériel nouveau et les frais courants elle pourra ponctionner dans les 4,7 milliards d’euros du plan de relance du gouvernement et/ou les 1,5 milliard d’euros débloqués ou à débloquer « pour sécuriser et rendre plus durables les activités du groupe SNCF », ce qui comprend la sortie du glyphosate, mais aussi l’entretien de ponts.

    Nous devons concéder qu’avec toutes ces annonces, nous ne savons plus très bien où nous en sommes. Mais une chose est sûre : le contribuable paiera pour un caprice présidentiel et ce qui semble être une manifestation de cynisme entrepreneurial et d’à plat-ventrisme devant le gouvernement et l’opinion dite publique.

    L’acide pélargonique… produit dit de biocontrôle loin d’être anodin

    Les 35 à 38 tonnes de glyphosate utilisées annuellement pour désherber 30 000 km de voies d’abords et 95 000 hectares seront donc remplacés par un produit que l’on qualifie de biocontrôle.

    C’est que l’acide pélargonique (ou nonanoïque) se trouve naturellement sous forme d’esters dans l’huile de Pelargonium . Mais sa production se fait principalement par des procédés chimiques à partir d’acide oléique – la nature et le génie humain résistent au binarisme cher aux idéologues antipesticides (de synthèse)…

    Sur le plan toxicologique et écotoxicologique, l’acide pélargonique est loin d’être anodin.

    Le Parisien a d’ailleurs largement repris dans ses colonnes un avertissement – « Les nouveaux désherbants « Bio » un miroir aux alouettes » – lancé en juin 2015 par… le groupe EELV des Deux-Sèvres. En bref – et comme le montrent aussi les fiches du site e-phy de l’ANSES – il est bien pire.

    Mais il est prétendument « bio » et « naturel » ; il n’a pas été marqué du sceau de l’infamie, « cancérogène probable » par le Centre International de Recherche sur le Cancer (CIRC) par une décision qui relève de l’ escroquerie et qui a été invalidée par le monde de l’évaluation et de la réglementation ; il n’a pas été frappé d’une interdiction de séjour par le président de la République ; et comme il n’a pas été voué aux gémonies par la vox publica militante, les recherches sur ses véritables effets sur la santé – autres que les irritations et corrosions cutanées et les atteintes oculaires graves – sont très lacunaires .

    À ce profil – qui serait sans doute qualifié au minimum d’inquiétant si le produit sortait d’une compagnie dont le nom commençait par un M et maintenant par un B  – s’ajoutent :

    • une efficacité faible (il assèche les feuilles par corrosion de la cuticule, sans atteindre les racines) ;
    • un effet de durée limitée (les racines n’ayant pas été détruites, certaines plantes repoussent illico ), et par conséquent la nécessité de passages multiples ;
    • un prix élevé et la nécessité de très fortes doses à l’hectare (pour une comparaison appliquée aux produits pour le grand public, voir ici )…
    • et l’effet corrosif d’un acide ! Or, dans les zones à traiter, il y a des rails, des éclisses, des boulons, des câbles…

    Sans entrer dans des calculs sophistiqués, un produit bien connu à base d’acide pélargonique à 680 g/litre est autorisé pour deux applications maximum à la dose maximum d’emploi de 16 litres/ha en cultures fruitières. Pour certains usages résiduels du glyphosate, il y a lieu de ne pas dépasser une dose annuelle de 2160 g/ha.

    Le flazasulfuron… un pesticide de synthèse

    On complétera donc avec du flazasulfuron qui pose aussi une série de problèmes.

    Premièrement, il est autorisé pour le désherbage des voies ferrées à la dose de 0,2 kg/ha (50 grammes de matière active/hectare), mais uniquement pour une application par an en pré-émergence à début de post-émergence et au plus tard lorsque les feuilles mesurent 10 cm de hauteur. La fenêtre d’application est donc limitée.

    Deuxièmement, les sulfonylurées sont connues pour être sujettes à l’apparition de résistances. Les agriculteurs peuvent y remédier en alternant les matières actives… la SNCF sera en principe coincée.

    Troisièmement, la molécule est classée « très toxique pour les organismes aquatiques ».

    Quatrièmement, une source comme Pestweb Canada le donne comme cancérogène de catégorie 1A, mais elle semble isolée. La dose journalière admissible du flazasulfuron est de 0,013 mg/kg poids corporel/jour – contre 0,5 mg/kg p.c./jour pour le glyphosate. Il ne s’agit nullement de peindre ici le diable sur la muraille – il ne faut pas confondre le danger et le risque et tenir compte notamment de l’exposition. Mais si l’on s’en tient aux gesticulations des antipesticides, c’est tomber de Charybde (fille de Gaïa…) en Scylla.

    Rêves et délires

    C’est vraiment par hasard que nous avons trouvé que la SNCF élaborait une charte de bonnes pratiques – ou d’engagements en application de l’article 83 de la loi Égalim (les fameuses « zones non traitées »)… et consultait le public d’une manière qui semble bien confidentielle.

    Elle vient notamment d’écrire :

    « Les alternatives au glyphosate et aux produits phytosanitaires conventionnels

    SNCF a engagé un programme de recherche d’alternatives à l’usage des produits phytosanitaires de synthèse qui a permis d’aboutir à une sélection de projets faisant l’objet d’études de faisabilité ou de tests opérationnels (selon le niveau d’avancement des recherches).
    De telles solutions ne présentent pas, toutefois, le niveau de maturité attendu et nécessitent plusieurs années pour conduire les phases de confirmation de leur efficacité, de prototypage, de test, d’homologation et d’industrialisation . »

    Moyennant quoi SNCF Réseau ambitionne de ne plus utiliser de glyphosate dès fin 2021 – c’est même un engagement –, de pérenniser les solutions sans glyphosate à partir de 2022 et « de se rapprocher du Zéro Phyto conventionnel (incluant possiblement une solution phytosanitaire à 100 % en biocontrôle) ». Rêves et délires…

    Et ailleurs il est dit :

    « À partir de 2022, le désherbage des voies et pistes emploiera une proportion d’au moins 95 % de produits de biocontrôle, ces derniers étant sans rémanence dans l’environnement. »

    Compte tenu des volumes d’acide pélargonique nécessaires, le compte de 95 % est probablement bon. Mais « sans rémanence … » ne signifie pas sans effets…

    La SNCF se paye une bonne conduite ?

    En définitive, on peut s’interroger sur les finalités réelles des démarches.

    Certainement faire plaisir à un gouvernement, l’actionnaire majoritaire qui tient les cordons de la bourse, et répondre à ses lubies sans égards pour les réalités techniques et économiques ; sans doute aussi faire (et se faire) plaisir en surfant sur la vague du rejet des pesticides… « de synthèse » ou « conventionnels ».

    À quel prix en termes de sécurité des personnes et des biens ? On peut ne pas être optimiste.

    Renoncer au glyphosate et gesticuler sur les pesticides « de synthèse ou « conventionnels » vaut bien quelques sacrifices… Il n’y a pas que chez les particuliers et les collectivités locales que pour désherber il faut être fou pour dépenser moins… à la SNCF aussi.

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      Les néonicotinoïdes, pesticides tueurs d’abeilles, font leur (r)entrée au parlement

      Judith Lachnitt · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 26 October, 2020 - 16:55 · 17 minutes

    Ce mardi 27 octobre, l’inquiétant projet de loi de réintroduction des substances néonicotinoïdes, aussi connues sous le nom de « pesticides tueurs d’abeilles », arrive en séance publique au Sénat. Adoptée le 6 octobre par l’Assemblée Nationale avec 313 députés en faveur, cette dérogation est censée venir en aide à la filière de la betterave, actuellement en crise. Cette proposition de réintroduction, qui bafoue la « Loi biodiversité » de 2016, ainsi que le principe de non-régression du droit environnemental, fait aujourd’hui l’objet d’une vive opposition au sein des milieux écologistes, qui nous alertent quant à la dangerosité de ces pesticides. Le Vent Se Lève a donc interrogé deux voix politiques à la proue de ce débat : Delphine Batho, députée des Deux-Sèvres et ex-ministre de l’écologie, ainsi que Joël Labbé, sénateur écologiste du Morbihan, à l’origine de la Loi Labbé, qui interdit l’usage de pesticides dans les espaces verts, promenades et voiries. Retour sur un projet de loi aux multiples enjeux écologiques, sanitaires et démocratiques. Par Judith Lachnitt et Noémie Cadeau.


    Les néonicotinoïdes : de véritables poisons pour la biodiversité

    Que sont exactement les pesticides néonicotinoïdes ? Delphine Batho a commencé par nous éclairer sur ces substances, leur usage technique et leur histoire :

    « Les néonicotinoïdes sont des pesticides insecticides qui ont été mis sur le marché dans les années 1990 et qui sont les plus puissants insecticides de synthèse jamais inventés par l’espèce humaine. Ils sont 7000 fois plus toxiques que le DDT interdit il y a 50 ans. Cela signifie qu’il faut 7000 fois plus de DDT que de néonicotinoïdes pour avoir les mêmes effets toxiques. C’est donc un poison extrêmement nocif qui a la particularité d’être systémique, c’est-à-dire que l’ensemble de la plante gorgée de ces substances devient elle-même une plante insecticide. Tous les insectes qui vont la butiner si elle a des fleurs, ou boire les petites gouttelettes d’eau qui sont les sueurs de la plante, vont mourir. La deuxième caractéristique de ces substances, c’est leur rémanence. C’est-à-dire qu’elles vont dans la terre comme dans l’eau, peuvent s’y accumuler et y rester plus de 20 ans. Les néonicotinoïdes sont utilisés systématiquement et préventivement par enrobage de semences. La graine de la plante va être enrobée du produit avant d’être semée. De cette façon, la plante est gorgée de néonicotinoïdes tout au long de sa vie, des racines jusqu’aux fleurs, et on va utiliser ce produit toxique insecticide, même sans savoir s’il y aura ou non un insecte ravageur ».

    L’état des lieux qu’elle dresse est effarant : « Ces néonicotinoïdes ont donc été utilisés sur des millions d’hectares en France, pendant des années et des années dans une logique qui est complètement anti-agronomique. »

    Les différentes études scientifiques s’accordent sur la dangerosité de ce produit toxique. L’Agence nationale de sécurité sanitaire de l’alimentation, de l’environnement et du travail (ANSES) recommandait dès 2012 d’engager une réévaluation au niveau européen des substances actives néonicotinoïdes, et de faire évoluer la réglementation européenne pour une prise en compte renforcée des impacts de ces substances sur le comportement des abeilles. La plateforme intergouvernementale sur la biodiversité et les services écosystémiques (IPBES) a fait état dans son dernier rapport, publié le 6 mai 2019, du risque d’effondrement de la biodiversité. Delphine Batho affirme ainsi :

    « On est dans un contexte où 85 % des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu. Ce n’est pas un phénomène spontané, c’est une destruction vertigineuse. Que, dans ce contexte-là, on envisage d’autoriser les néonicotinoïdes sur 400 000 hectares et même de réautoriser de façon complète certains produits néonicotinoïdes en France, c’est suicidaire ».

    « On est dans un contexte où 85 % des populations d’insectes en France ont été détruits en 23 ans, depuis l’autorisation des néonicotinoïdes et où un tiers des oiseaux des champs ont disparu. »

    Elle rappelle également : « Depuis le milieu des années 1990, les apiculteurs ont lancé l’alerte quant à la quantité spectaculaire de mortalité des colonies d’abeilles domestiques. Les néonicotinoïdes tuent les pollinisateurs qui sont déjà menacés par d’autres pesticides tels que le glyphosate, qui leur supprime leur nourriture ». Toujours selon Delphine Batho : « Dans les Deux-Sèvres, chaque année, entre une et deux espèces d’abeilles sauvages disparaissent ». Certains arguent, pourtant, que tant que les néonicotinoïdes sont appliqués sur une plante qui n’a pas de pollen, les abeilles ne courent pas de risques puisqu’elles ne viendront pas butiner la plante. Or, face à ces arguments, Joël Labbé rappelle l’importance du phénomène qu’on nomme la « guttation » : le matin, les feuilles de betteraves laissent perler de petites gouttelettes d’eau, où les abeilles adorent s’abreuver. « Evidemment, ces émanations sont chargées de molécules néonicotinoïdes : ce simple fait nous aide à comprendre que ce n’est pas sans danger pour les pollinisateurs », rappelle le sénateur écologiste.

    À ce danger pour la biodiversité s’ajoute leur impact sur la santé humaine. Joël Labbé tire la sonnette d’alarme sur ce point : « L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10 % de l’alimentation. Et il se trouve que ce sont des neurotoxiques qui touchent le système nerveux central pour les humains. L’effet cumulatif de ces pesticides peut avoir un impact durable sur la santé humaine. Ce n’est pas un hasard d’ailleurs que la maladie de Parkinson soit désormais reconnue maladie professionnelle pour les agriculteurs. Autant d’arguments qui nous alarment et nous font dire qu’il ne faut absolument pas revenir sur cette interdiction. »

    « L’association Générations futures vient de démontrer que l’on retrouvait des pesticides néonicotinoïdes en résidus dans 10 % de l’alimentation. »

    La baisse des rendements des betteraviers : conséquence du réchauffement climatique et de la politique européenne

    Delphine Batho souligne que si la filière betterave-sucre fait cette année face à un problème de jaunisse dû à la prolifération de pucerons, elle est d’abord victime de la suppression des quotas européens. Elle affirme ainsi que la multiplication des pucerons qui mettent en danger les récoltes de betteraves cette année est d’abord due au changement climatique : « Comme les hivers sont doux et les printemps chauds, il y a une prolifération des pucerons plus précoce et plus importante ». Or selon la députée écologiste : « Cette question du changement climatique est aussi manipulée puisqu’on nous dit que la perte de rendement est estimée à 15 %. En réalité 15 % c’est si on compare aux rendements des cinq dernières années. Si l’on compare les chiffres de cette année à ceux de 2019, qui était aussi une année de sécheresse, on voit en fait que la perte de rendement est de 8,5 % et que le reste est lié à la sécheresse qui réduit la taille des betteraves. »

    Delphine Batho © Clément Tissot

    Ainsi, elle ajoute que : « Les lobbies ont surfé sur le contexte lié à la COVID 19 en mettant en avant des arguments fallacieux selon lesquels la France risquait une pénurie de sucre, ce qui est totalement faux. Nous sommes largement exportateurs, cela représente la moitié de la production française en sucre. Le problème de la jaunisse représente 15 % du rendement, c’est un aléa auquel on peut faire face et qui ne va pas provoquer une pénurie dans les supermarchés ». Le véritable incident qui a mis à mal la filière betterave-sucre n’est pas la crise de la jaunisse mais la suppression des quotas européens. Delphine Batho explique ainsi que :

    « La suppression du prix garanti au producteur s’est traduite par une dérégulation du commerce du sucre à l’échelle internationale. Cette dérégulation a engendré une crise de surproduction internationale. En France, les surfaces cultivées de betterave à sucre ont augmenté de 20 % afin d’entrer dans une logique de surproduction. Les prix se sont alors effondrés et quatre sucreries ont fermé dans la période récente. Ces dégâts-là, tant sur l’emploi que sur le prix payé au producteur, ne sont pas le résultat du puceron mais bien la conséquence de la suppression des quotas européens. »

    Malgré ces constats, la seule réponse apportée par le gouvernement aux difficultés des agriculteurs est de réintroduire un pesticide, qui avait pourtant été interdit dans la loi de 2016 pour ses dangers sur la biodiversité et la santé humaine. Le réintroduire va à l’encontre des injonctions de l’IPBES qui plaide pour une agriculture raisonnée rompant avec le modèle intensif qui participe à l’artificialisation des sols et à la destruction de la biodiversité.

    Sortir l’agriculture de sa dépendance à l’agrochimie et promouvoir l’agroécologie

    Selon l’IPBES, les petites exploitations (moins de 2 hectares) contribuent au maintien de la richesse de la biodiversité et assurent mieux la production végétale que les grandes exploitations. Mais les modèles agroécologiques peuvent-ils prévenir le problème de la jaunisse, qui touche cette année, de manière incontestable, les producteurs de betteraves sucre ? Delphine Batho souhaite renverser cette perspective : « Pendant des années on a simplifié les paysages agricoles, on a mis des néonicotinoïdes qui ont tué les insectes prédateurs des pucerons, on est entré dans un modèle simplifié où ce ravageur n’est pas régulé par un bon fonctionnement des écosystèmes qui permettrait que, quand le puceron se montre, les larves de coccinelles le mangent ».

    Ainsi, entrer dans une agriculture raisonnée implique de changer les pratiques, de planter des haies et de faire revenir ce qu’on appelle les auxiliaires des cultures. Ce projet de loi va donc au-delà d’une lutte pour ou contre les producteurs de betterave, il ouvre un débat plus profond sur le modèle agricole à promouvoir. L’ancienne ministre de l’écologie souligne ainsi que :

    « Dans le cadre du projet de loi, des agriculteurs ont été auditionnés. Certains font de la betterave à sucre en bio. Ils sont sur un modèle avec des rotations longues. Une énorme diversité des cultures y est pratiquée. Ce sont des modèles beaucoup plus dynamiques donc très créateurs d’emplois qui sont touchés par la jaunisse, mais beaucoup moins polluants car ce sont les prédateurs qui viennent manger les pucerons. Il faut donc des parcelles plus petites entourées de haies avec plus de rotations de cultures. Ce que nous proposons, c’est ce qui a été fait en Italie pour sortir des néonicotinoïdes, notamment sur les cultures de maïs. Ils ont mis en place un système d’assurance mutuelle collective où chaque exploitation agricole met à l’hectare quelques euros qui représentent beaucoup moins d’argent que le coût des néonicotinoïdes, de manière à assurer le revenu des agriculteurs qui auraient des dégâts liés à la jaunisse ou autre chose ».

    Néanmoins, ces systèmes de rotations de cultures sont à l’opposé du modèle d’agriculture intensive qui domine aujourd’hui et qui incite les producteurs à spécialiser toujours davantage leurs systèmes de culture et d’élevage. L’injonction européenne à produire à toujours plus grande échelle afin de rester compétitifs sur les marchés internationaux a poussé les agriculteurs à agrandir leurs exploitations et à moderniser leurs techniques sur la base d’un modèle productiviste d’agriculture intensive (croissance de pratiques agricoles nuisant à la santé des sols, perte de contenu organique, surutilisation de pesticides).

    Un état des lieux de la législation sur les pesticides

    Si la proposition de loi permettant de réautoriser les néonicotinoïdes est aussi inquiétante, c’est aussi car elle revient sur l’un des engagements phares de la loi pour la reconquête de la biodiversité, de la nature et des paysages, promulguée le 8 août 2016. Cette loi centrale avait notamment permis de reconnaître dans le droit de l’environnement français les concepts de préjudice écologique , de non-régression du droit de l’environnement, de compensation avec « absence de perte nette de biodiversité » et de solidarité écologique. Parmi les 72 articles de cette loi, l’un d’entre eux promettait la réduction de l’usage des pesticides en poursuivant la démarche « Terre Saine commune sans pesticides », un label qui valorise les communes ayant cessé d’utiliser des pesticides dans tous les espaces publics qui relèvent de la responsabilité de la collectivité territoriale.

    Cette lutte contre l’emploi des pesticides dans les communes se place dans la continuité de la Loi Labbé, promulguée en 2017, qui interdit aux personnes publiques d’utiliser des produits phytosanitaires pour l’entretien des espaces verts, promenades et voiries accessibles ou ouverts au public. A partir du 1er janvier 2019, cette interdiction s’est étendue aux particuliers. Joël Labbé est donc revenu avec nous sur l’histoire de cette loi. Maire de Saint-Nolff dans le Morbihan, sa commune est en 2005 la première de Bretagne à s’engager dans une démarche d’Agenda 21, dont la première grande décision a été de proscrire tous les pesticides des espaces publics de la commune dès 2006. Joël Labbé a ensuite poursuivi ce combat lorsqu’il a été élu sénateur en 2011 :

    « Lorsque s’est mise en place une mission d’information sur les pesticides, leur impact sur la santé humaine et l’environnement, nous avons travaillé durant six mois sur le sujet, d’une manière pluri-politique. Nous avons auditionné des agriculteurs qui utilisaient des pesticides, d’autres qui n’en employaient pas, des fabricants, des distributeurs, des cancérologues, des généticiens, des pédiatres spécialisés dans les malformations de nourrissons dues aux pesticides. Cette capacité d’approfondissement est un outil précieux à disposition des sénatrices et sénateurs. Un rapport a ensuite été publié suite à cette enquête, qui recommandait de sensibiliser la population aux dangers que représentaient les pesticides. »

    Joël Labbé décide alors de faire une proposition de loi s’intéressant non pas aux pesticides agricoles, un domaine dans lequel il est très difficile d’obtenir une majorité, mais au non-agricole. « J’ai ainsi proposé une loi qui interdirait l’usage des pesticides dans les collectivités – riche de l’expérience menée dans ma commune – et aussi dans les jardins domestiques. À cette annonce, on m’a fait comprendre que mon projet était utopique, irréalisable en raison des lobbys, des réglementations européennes… Mais je suis quelqu’un de tenace, alors je me suis donné un an pour mener de nouvelles auditions et écrire une proposition de loi, constituée de deux articles. L’article 1 promulguait l’interdiction des pesticides dans tous les espaces publics des communes à compter du 1 er janvier 2020, nous étions alors en 2013, et dans les jardins domestiques à compter du 1 er janvier 2022. Finalement, cette loi supposément infaisable a trouvé une majorité en janvier 2014 ; puis en 2015, la loi de transition énergétique a réduit les délais d’application (2017 pour les collectivités, 2019 pour les particuliers) ».

    Joël LabbéLe sénateur écologiste Joël Labbé © Flickr, SmartGov

    Le sénateur écologiste conclut ainsi l’histoire de son combat : « J’ai pour habitude de dire que c’est une toute petite loi, mais c’est une loi « pied dans la porte ». Néanmoins, elle a un enjeu stratégique, car ce sont les mêmes molécules qui sont utilisées dans les pesticides agricoles, or elles ont dans ce cadre été interdites pour des raisons de santé publique et de protection de la biodiversité. »

    À l’avenir, l’objectif est que cette loi devienne une norme européenne, pour que l’ensemble des pays de l’Union appliquent ces interdictions. Joël Labbé rappelle qu’à l’heure actuelle, la France est la plus avancée de l’ensemble de l’Europe sur ce sujet, mais il ne souhaite pas s’arrêter là : « J’ai aussi fait une proposition à l’Union Internationale pour la conservation de la nature (UICN). Cette motion a été retenue, j’irai donc la défendre pour que la sensibilisation à l’alternative aux pesticides soit généralisée à l’échelle mondiale. Cela peut paraître ambitieux, mais il est important de voir large au vu du péril planétaire qui menace le climat et la biodiversité. On sait que les pesticides ont un impact terrible sur la biodiversité. »

    Une régression du droit de l’environnement

    Face à ces combats durement remportés, il est d’autant plus insupportable que le droit de l’environnement puisse être ainsi bafoué. Dans la loi du 8 août 2018 sur la biodiversité est en effet inscrit le principe de non-régression, article L. 110-1 du Code de l’environnement selon lequel : « la protection de l’environnement, assurée par les dispositions législatives et réglementaires relatives à l’environnement, ne peut faire l’objet que d’une amélioration constante, compte tenu des connaissances scientifiques et techniques du moment » . Or, le projet de loi proposé par le gouvernement pour réintroduire les néonicotinoïdes le remet en cause en ré-autorisant sur le marché un produit reconnu par l’ANSES comme toxique pour la biodiversité.

    « La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non régression dans la Constitution »

    Delphine Batho affirme ainsi que : « La première chose à faire c’est d’inscrire le principe de non-régression dans la Constitution », afin que celui-ci ne puisse pas être remis en cause. Cela permettrait en effet d’éviter que les avancées environnementales acquises ne soient annulées au motif d’impératifs économiques.

    Un enjeu démocratique dans le débat public

    Ainsi, par-delà les enjeux écologiques et de santé publique, ce débat sur les néonicotinoïdes est aussi au coeur de notre démocratie, comme le rappelle justement Joël Labbé : « Un travail d’information est aussi nécessaire pour démocratiser ce débat : on compte beaucoup sur les médias, grands publics comme numériques, pour faire en sorte que ces informations se propagent. Les grands sujets de société ne doivent pas rester seulement des débats en hémicycles, mais au contraire devenir des débats nationaux, où les citoyens puissent donner leur avis et influencer les choix qui seront faits. »

    XR BEE ALIVE néonicotinoïdesLes activistes d’Extinction Rébellion devant l’Assemblée nationale ont tenté d’interpeller les députés sur la dangerosité des néonicotinoïdes lors d’un happening le 5 octobre dernier.

    « Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé. »

    « En tant que parlementaire minoritaire, il est précieux pour moi de travailler avec les acteurs de terrains, comme ici l’Union Nationale de l’Apiculture Française, avec les scientifiques, Jean-Marc Bonmatin du CNRS notamment, spécialiste de l’impact des pesticides sur les abeilles, avec les ONG comme Greenpeace, la fondation Nicolas Hulot, Pollinis, mais aussi Générations futures, qui a mené un extraordinaire travail d’investigation scientifique. Ces différents acteurs sont à même de mobiliser et de vulgariser les arguments de ces débats. Derrière tout ça, c’est la réhabilitation de la démocratie qui est en jeu, pour que les citoyens puissent décider de ce que l’on met dans leurs assiettes et de leur santé. »

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