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      Bonjour Francfort : une comédie humaine franco-allemande

      Sophie Régis · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Saturday, 6 February, 2021 - 19:06 · 3 minutes

    Bonjour Francfort est le dernier roman de Martine Gärtner, publié en octobre 2020. L’autrice française y raconte les joies, les angoisses et les espoirs de 13 personnages tous issus, de près ou de loin, du monde des expatriés français à Francfort. Ces destins entrecroisés dessinent le visage d’une métropole moderne de l’ouest de l’Allemagne. Une lecture franco-allemande à ne pas manquer.

    Portrait de Francfort

    Avec le roman de Martine Gärtner, vous entrerez dans le petit monde des expatriés français à Francfort. Vous découvrirez aussi leurs proches, leurs amours, leurs amitiés qui se sont construits grâce (ou à cause) de cette décision aussi vertigineuse qu’excitante : tout quitter, traverser la frontière pour venir vivre en Allemagne. Entre enthousiasme et doute, le roman nous donne accès aux pensées intimes de ces individus expatriés. Comme des petites souris, nous nous glissons dans la vie de ces Francfortois de passage. Les quartiers, les rues et les carrefours revêtent un nouveau visage, et comme dans une chasse au trésor, on retrouve les moments de vie de ces 13 personnages. Tiens ? C’est dans cette boulangerie que la petite Franzisca est allée chercher du pain sans même demander la permission à ses parents, et c’est sur cette place que Régine s’est retrouvée coincée dans un embouteillage alors que son amant l’attendait.

    L’expatriation à Francfort

    L’expérience de l’expatriation est rapportée avec une très grande justesse en partie du fait que Martine Gärtner a elle-même vécu à Francfort pendant presque 20 ans.

    S’expatrier inclut toujours un avant et un après. Beaucoup de personnages de Bonjour Francfort se retrouvent confrontés aux conséquences de leur décision : ils vacillent entre leurs souvenirs d’enfances qui s’éloignent et leur présent nourri d’attentes, parfois déçues. Toutes les histoires sont reliées entre elles, à l’image de la communauté des expatriés français à Francfort : un petit cocon, parfois étouffant, mais qui vous rassure face à l’adversité du monde extérieur. Beaucoup de protagonistes chez Martine Gärtner remettent en question ces amitiés construites au sein cette communauté d’expatriés : vont-elles vraiment durer ? Sans pouvoir réellement répondre à cette question, ces amitiés sont surtout nécessaires pour partager la difficulté de se situer entre deux cultures, entre deux langues même lorsqu’on les maîtrise bien.

    La puissance de la banalité

    Au-delà de l’expatriation, Martine Gärtner nous décrit ce qu’on appelle plus communément la vie. L’autrice met en valeur, sans jugement et dans toute leur simplicité, des moments qui, a priori, auraient pu nous sembler sans intérêt, que l’on vit tous un jour où l’autre, très loin du cliché des exploits de quelques super-héros. C’est là la force de l’ouvrage : chaque moment suspendu de ces 13 personnages résonne en notre for intérieur. Des moments de doute, d’introspection ou juste des réflexions qui nous donnent à penser que nous sommes tous, quelque part, des expatriés. Ces fragments de vies humaines, tous reliés les uns aux autres forment un puzzle aussi complexe que mouvant. Ici, il n’y a pas d’individu foncièrement bon ou mauvais : il n’y a que des humains qui tentent de se frayer un chemin de vie.

    Un peu comme Balzac, Martine Gärtner  nous dépeint une sorte de comédie humaine des expatriés français à Francfort. L’autrice a d’ailleurs consacré un essai à la relation qu’entretenait Balzac à l’Allemagne (GÄRTNER, M., Balzac et l’Allemagne, L’Harmattan,1999).

    Un roman féminin

    La plupart des personnages du roman sont des femmes. Certaines sont très jeunes, d’autres plus âgées, certaines pleines d’espoirs, d’autres parfois fatiguées par la vie. Entre les lignes de leurs histoires respectives, on perçoit des individus en quête de sens ou d’un bonheur qui ne semble pas vouloir se dévoiler facilement. Elles représentent l’humanité au féminin et sont l’écho de ce que beaucoup de femmes traversent dans leurs vies : leurs fantasmes, leurs déceptions, leur enthousiasme, leurs chagrins et leurs dilemmes. Des trésors d’intimité qui n’appartiennent qu’à elles mais qui nous sont offerts le temps d’un instant. Dans toutes ses nuances, le roman se veut positif : il mise sur la vie, celle que l’on porte en soi.

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      « Croizat mérite la reconnaissance de la nation » – Entretien avec Pierre Caillaud-Croizat

      Leo Rosell · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 4 February, 2021 - 15:20 · 14 minutes

    À l’initiative de L’Humanité , une trentaine d’élus, de syndicalistes et d’intellectuels ont interpelé Emmanuel Macron afin qu’Ambroise Croizat, ministre du Travail à la Libération et « père » oublié de la Sécurité sociale, entre au Panthéon. Pierre Caillaud-Croizat, porteur de la mémoire de son grand-père, a accepté de répondre à nos questions sur cette pétition, et plus largement sur l’histoire et la mémoire du seul ministre du Travail français à avoir été ouvrier. Entretien réalisé par Léo Rosell.

    LVSL – Vous faites partie des signataires de la tribune de L’Humanité en faveur de l’entrée d’Ambroise Croizat au Panthéon. En tant que petit-fils de l’ancien ministre du Travail et de la Sécurité sociale, pourquoi avez-vous soutenu cette démarche ?

    Pierre Caillaud-Croizat – Il y a une dizaine d’année, à l’occasion d’une commémoration dans la commune de Varennes Vauzelles (Nièvre), un journaliste du Journal du Centre qui découvrait Ambroise Croizat déclarait dans son article que la place de Croizat était au Panthéon. Nous nous en étions beaucoup amusés ma mère et moi. Et puis au fil du temps, cette idée a fait son chemin et est apparue de moins en moins saugrenue. Elle est d’ailleurs très répandue sur les réseaux sociaux.

    D’autre part, je fais partie du Comité d’Honneur Ambroise Croizat dont l’idée de départ est qu’un hommage national doit être rendu à Croizat. Ce comité, à l’origine de multiples initiatives, ne pourra que se satisfaire de cette démarche car en matière d’hommage national, la panthéonisation est certainement la référence suprême.

    Quand le journal L’Humanité m’a demandé ce que je pensais de ce projet, j’ai répondu que la famille était honorée et apporterait son soutien à la démarche. Mais cet avis ne doit en aucun cas se prévaloir d’une importance majeure. Croizat est un homme public, chacun devrait savoir qu’il porte sur lui une trace de son héritage, la carte vitale. L’enjeu dépasse largement le cadre familial. Alors j’ai juste fait état d’une exigence. Si Croizat est déplacé du Père Lachaise au Panthéon, Denise son épouse doit l’accompagner car ils avaient formulé le vœu d’être ensemble pour leur voyage dans l’éternité.

    Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades.

    À titre personnel, je pense que cette reconnaissance serait amplement méritée. Comme le souligne le journal L’Humanité dans son appel, l’accès à l’éducation pour tous a marqué socialement le XIX e siècle, l’accès à un système de prise en charge de la santé publique a marqué le XX e siècle, et le nom de Croizat est associé à cette avancée majeure.

    Rien que cet aspect justifie la place de Croizat au Panthéon, d’autant plus que la Sécu n’est que la partie visible de l’iceberg : si on regarde de plus près, l’héritage législatif en matière sociale qu’il laisse derrière lui n’a pas d’équivalent à ma connaissance, avec entre autres la retraite par répartition étendue à l’ensemble de la population, le rehaussement des allocations familiales, les conventions collectives, la médecine du travail, les comités d’entreprises ou encore le statut des mineurs et des électriciens et gaziers.

    Croizat LaroqueAu centre, Ambroise Croizat, ministre du Travail et de la Sécurité sociale. Assis, à sa droite, Pierre Laroque, directeur de la Sécurité sociale.

    Toutefois, je tiens absolument à préciser un autre détail. Croizat, c’est l’homme du collectif. Il fut fort parce qu’il n’était pas seul. L’honorer, c’est aussi rappeler le travail de ses camarades, les autres responsables communistes dans les ministères et ailleurs. C’est apporter une réelle reconnaissance à tous ces anonymes qui ont construit par leur travail la grandeur de la France et qui l’ont défendue quand elle était en danger au prix d’énormes sacrifices. Et il ne faut pas oublier que si des ministres communistes ont été nommés et ont pu accomplir autant de choses, c’est grâce à l’implication du monde des travailleurs dans la Résistance.

    Croizat a tiré sa force de la relation privilégiée qu’il avait avec les travailleurs en général et avec la sphère militante en particulier. Ce qu’ils ont accompli, et Croizat en est un excellent représentant, mérite la reconnaissance de la Nation.

    LVSL – Le 13 septembre 2018, Emmanuel Macron avait reconnu la responsabilité de l’État français dans l’assassinat du mathématicien communiste Maurice Audin pendant la Guerre d’Algérie, quelques mois après une conférence de presse commune des députés Cédric Villani et Sébastien Jumel qui appelaient à cette reconnaissance officielle. Si la panthéonisation de Croizat pose d’autres enjeux, espérez-vous que le précédent Audin augmente les chances d’aboutir de votre pétition ?

    P. C.-C. Très curieusement, le président Macron a réussi à m’étonner à deux reprises. Il a évoqué, lors d’un déplacement en Algérie, les méfaits et les horreurs de la colonisation, ce qui contraste avec certains de ses prédécesseurs qui en avaient souligné l’œuvre bienfaitrice et civilisatrice. Son positionnement dans l’assassinat de Maurice Audin est bien sûr à inscrire en positif dans son bilan. Cette reconnaissance était un combat porté depuis toujours par ceux qui s’étaient opposés aux comportements sauvages et brutaux des réactionnaires de tout poil qui étaient prêts à toutes les horreurs pour que l’Algérie reste française au mépris le plus total de la volonté d’un peuple souverain.

    Finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient.

    Pour en revenir à Croizat, des camarades m’ont déjà interpellé sur leurs réserves par rapport à cette démarche de panthéonisation. Leur crainte repose sur une instrumentalisation du personnage que pourrait en faire le président Macron s’il donnait une suite favorable à cette proposition. C’est l’occasion de rappeler la tentative de récupération de Guy Môquet par le président Sarkozy qui, c’est vrai, m’avait choqué en son temps.

    Mais finalement, ces hommages parfois un peu excentriques ont contribué à remettre en lumière des personnages que l’Histoire officielle avait conduits aux oubliettes, et les ont remis un tant soit peu à la place qu’ils méritaient. Celle des héros, qu’il s’agisse de Maurice [Audin] ou de Guy [Môquet].

    S’il venait à l’idée du président Macron d’honorer la mémoire de Croizat pour mieux nous asservir ou pour mieux piller son héritage, il est pour ma part hors de question d’accompagner une quelconque démarche de cette nature. La vigilance reste donc de rigueur mais les dirigeants politiques qui cautionnent cette démarche sont suffisamment clairvoyants pour baliser et encadrer cette entreprise.

    LVSL – Les représentants de toutes les forces politiques de gauche, du PCF au PS en passant par la France insoumise, EELV et les syndicats CGT et Solidaires, font partie des premiers signataires de cette tribune. Comment expliquer que la figure d’Ambroise Croizat soit aussi partagée par des organisations qui ont tant de mal à s’entendre sur un projet politique commun ?

    P. C.-C. C’est ce qui m’a sauté aux yeux quand j’ai regardé la liste des premiers signataires. La plupart des responsables des organisations qui se réclament de la gauche ont signé cet appel. Il ne manquait qu’Olivier Besancenot. Le journal n’a peut-être pas eu le temps de le contacter avant la mise en page car lors d’un échange furtif sur un piquet de grève, il m’avait fait part de toute l’admiration qu’il avait pour le personnage.

    Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Croizat touche tous les républicains car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

    Plus étonnant encore, l’appel de l’Huma a été relayé par plusieurs médias dont Le Figaro ou le Huffington post . Je remercie d’ailleurs Pauline Chopin pour son beau papier dans le Nouvel Obs . 70 ans après son décès, Croizat est un personnage qui irradie bien au-delà du cercle habituel des militants de la CGT et du Parti communiste.

    Je ne m’étonne en rien de sa popularité et de sa capacité à dépasser les clivages. Certes, il est marqué par son identité politique, mais il touche en même temps tous les républicains, de droite comme de gauche, car son travail est enraciné dans une conception républicaine du vivre ensemble, dans la recherche d’un contrat social comme en son temps l’avait théorisé Jean-Jacques Rousseau.

    Croizat discours Chartres  © Archives familiales.Ambroise Croizat à Chartres, le 11 août 1946 © Archives familiales.

    En cela, le mode de gestion des cotisations des salariés dans la Sécu version Croizat était exemplaire. 75% de représentation des assurés et 25% de représentation patronale. L’objectif était clairement posé : ce fonctionnement devait conduire à l’émancipation des travailleurs, qui géraient eux-mêmes les cotisations dont ils étaient les propriétaires.

    Dans les témoignages que je reçois, il y a une large amplitude de soutiens qui va de gaullistes à des anarchistes. Il est vrai que j’ai eu connaissance de documents qui critiquaient Croizat, mais ils sont rares, complètement à la marge et très ciblés politiquement.

    LVSL – Alors qu’Ambroise Croizat, « ministre des Travailleurs », fut très populaire de son vivant, son nom est progressivement tombé dans l’oubli. Quels ont été selon vous les facteurs de ce « trou de mémoire » difficilement compréhensible lorsque l’on voit l’ampleur de son œuvre sociale et la foule impressionnante, d’un million de personnes à en croire son biographe Michel Etiévent, venue de toute la France pour lui rendre un dernier hommage lors de ses funérailles en 1951 ?

    P. C.-C. Ceux qui à cette époque maîtrisaient l’écriture de l’Histoire officielle avaient tout intérêt à faire disparaître le souvenir d’Ambroise Croizat.

    Le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires.

    Ils n’avaient aucun intérêt à mettre en valeur les idées novatrices et émancipatrices qui bousculaient les rapports de force dans une société capitaliste. Mettre en avant Croizat aurait donné du crédit aux idées communistes. De plus, il ne faisait pas partie de leur sérail. Expliquer qu’un métallo qui n’avait pas son certificat d’études a fait plus en 18 mois que l’ensemble des ministres du Travail, pour eux, ce serait se tirer une balle dans le pied.

    Pour autant, le souvenir de Croizat est resté longtemps vivace dans les couches populaires. Il y a cet enterrement qui a vu défiler le peuple de France. Et puis il y a les commémorations organisées par le Parti communiste, la CGT et en particulier la Fédération de la Métallurgie.

    Ces initiatives hélas sont souvent restées cantonnées à la sphère militante et petit à petit, le temps faisant son travail, ceux qui avaient connu la période disparaissant, le nom de Croizat a fini par sortir des écrans radars, ou en tout cas par se faire de plus en plus rare.

    LVSL – Toutefois, ces dernières années, sa mémoire a été invoquée de façon plus régulière, dans les milieux militants de la gauche traditionnelle, lors des mobilisations sociales et même dans le mouvement des gilets jaunes. Quel regard portez-vous sur le regain d’intérêt autour de son parcours et de son action politique ?

    P. C.-C. Plusieurs étapes ont permis de remettre le personnage en lumière. Le livre de Michel Etiévent intitulé Ambroise Croizat ou l’invention sociale , paru en 1999 puis dans une seconde édition en 2012, a été diffusé massivement dans les milieux militants, ce qui a été un élément déterminant. De son côté, le Comité d’Honneur n’a pas ménagé ses efforts et a porté de nombreuses initiatives pour faire vivre la mémoire de Croizat.

    Croizat métroPlaque en hommage à Ambroise Croizat de la part de la RATP, Métro Porte-d’Orléans © Flickr remiforall

    Puis, est arrivé en 2016 le documentaire de Gilles Perret, La Sociale , qui est une référence en matière de recadrage de l’histoire de la Sécu et qui a remis en perspective le rôle tenu par Croizat dans cette réalisation. En plus, ce film a connu un certain retentissement dans le contexte de la campagne présidentielle et de la polémique provoquée par le projet de réforme de la Sécurité sociale portée par le candidat François Fillon, ce qui a permis de démontrer l’actualité de cette question éminemment politique.

    Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part, par son exemplarité.

    Ces gens, Michel Etiévent, Gilles Perret et les membres du Comité d’Honneur, qui pour beaucoup ont découvert Croizat, ont communiqué et les échanges sur les réseaux sociaux ont fait le reste, permettant de diffuser la figure de Croizat à un public élargi.

    Ce regain d’intérêt pour Croizat peut s’expliquer d’une part par sa démarche universaliste, et d’autre part par son exemplarité, son parcours de droiture. Il est en effet pour beaucoup un exemple de probité et d’honnêteté. Fidèle à ses convictions, il ne suit qu’un seul objectif : obtenir une meilleure répartition des richesses et garantir la dignité des plus modestes. Il se fait connaître comme syndicaliste et sillonne la France en couvrant les conflits sociaux. Partout, il est égal à lui-même et ne poursuit qu’un objectif : travailler à une société plus juste.

    Il finit par recevoir en retour une confiance absolue des militants qui sont très influents dans leur cercle à l’époque. Les travailleurs lui accordent leur confiance parce qu’il leur ressemble : il vient du même milieu, il parle la même langue, il vit la même dureté sociale et il subira les pires avanies pour être resté fidèle à ses engagements, à savoir une détention de presque quatre années.

    Il est attaché au rayonnement de son pays et de son passage de 18 mois à un poste de ministre, il nous laisse en héritage une œuvre sociale considérable qui fait de la France un espace plus solidaire, qui l’inscrit dans la modernité et qui élève son niveau de civilisation. À travers l’œuvre de Croizat, la valeur de fraternité contenue dans notre triptyque républicain prend tout son sens.

    Dans les mouvements sociaux, il est fait de plus en plus référence à Croizat, c’est une réalité. Dans un pays où les grands vainqueurs de toutes les élections sont les abstentionnistes, à force de ne connaître que des reculs sociaux depuis des décennies, devant les nombreux exemples de politiciens corrompus, englués que nous sommes dans une crise systémique, le niveau de précarité et le chômage ne faisant qu’augmenter, beaucoup de nos concitoyens se sont détournés de la lutte, touchés par la résignation et prônant le « tous pourris ».

    https://pleinledos.org/wp-content/uploads/2020/02/64_29.01_Paris_hommeAlAbrisDuBesoin_magali-576x1024.jpgUn gilet jaune portant une citation de Croizat, à Paris, le 29 janvier 2020, © pleinledos.org.

    Quand la colère finit par exploser, certains parmi eux parlent de Croizat, les autres se renseignent, et ils finissent collectivement par s’approprier un modèle qui répond à leurs attentes et qui leur ressemble. Après autant d’efforts des différents pouvoirs successifs pour effacer Croizat de la mémoire collective, c’est un joli parcours d’en être arrivé là aujourd’hui. La famille exprime toute sa reconnaissance à ceux qui ont œuvré de près ou de loin à obtenir ce résultat.

    À (re)lire :

    RETRAITES : QUAND MACRON ENTERRE CROIZAT UNE SECONDE FOIS

    LES GILETS JAUNES RESPONSABLES DU « TROU DE LA SÉCU » : ANALYSE D’UNE MANIPULATION MÉDIATIQUE

    « LA BOURGEOISIE EST EN TRAIN DE PERDRE SON HÉGÉMONIE SUR LE TRAVAIL » – ENTRETIEN AVEC BERNARD FRIOT

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      Politique de vaccination : l’inversion des priorités ?

      la Rédaction · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 4 February, 2021 - 15:12 · 11 minutes

    La France rencontre de nombreuses difficultés pour enclencher une véritable vaccination de masse. Une nouvelle fois, la pandémie de Covid-19 met en lumière les failles du gouvernement et les problèmes structurels qui empêchent la France de faire face à cette crise sanitaire. Plus qu’une pandémie de SARS-COV2, nous pouvons parler, à la suite de Richard Horton, de syndémie [1]. Ce concept signifie que les facteurs socio-économiques et l’état de santé des populations sont étroitement intriqués et qu’ils se renforcent mutuellement, aggravant ainsi les inégalités de santé et les conditions socio-économiques des classes sociales concernées. Par Frédérick Stambach, médecin généraliste rural à Ambazac , Julien Vernaudon, praticien hospitalier gériatre aux Hospices Civils de Lyon et Frédéric Pierru, politiste et sociologue, chercheur au CNRS.

    Une stratégie changeante

    Le plan de vaccination initial élaboré par le gouvernement français, semble avoir progressivement monté en charge pour rentrer dans la vaccination de masse mi-février [2]. C’était d’ailleurs les éléments de langage qui circulaient début janvier : le « retard » français n’en étant pas un, mais bien la stratégie prévue [3].

    Les disparités européennes ont rendu intenable cette position. Nos voisins italiens, espagnols et allemands, dépendant eux aussi de l’accord de l’Agence Européenne du Médicament (EMA), ont commencé à vacciner en masse dès l’autorisation de l’EMA obtenue le 21 décembre [4]. Les médias créent pour l’occasion une sorte d’«Eurovision» de la vaccination, mettant en lumière la singularité du cas français, bon dernier du classement des personnes ayant reçu au moins une dose du vaccin Pfizer-BioNTech. Sous pression médiatique et médicale, le gouvernement change brutalement de stratégie mais sans en avoir les moyens [5].

    Sur le terrain, l’impression est désastreuse. Les centres de vaccinations sont montés dans la précipitation depuis début janvier, mais les doses de vaccins n’étant pas bien calibrées, les patients éligibles à la vaccination ne peuvent obtenir de rendez-vous dans des délais raisonnables. Pire, ce  cafouillage pourrait obliger à décaler voire à abandonner la deuxième injection, pourtant indispensable selon les essais cliniques. Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés. Les initiatives des professionnels de santé et des élus locaux fleurissent, mais les Agences régionales de santé (ARS) ne peuvent réaliser l’impossible en l’absence de vaccins suffisants. L’argument selon lequel il faudrait faire les comptes « à la fin » pour dénombrer les personnes vaccinées ne résiste pas dans le cadre d’une syndémie mondiale, qui plus est avec l’apparition des différents variants. Dans ce cas, précisément, c’est le nombre de patients vaccinés dès les premières semaines qui est crucial et pourrait éviter une nouvelle catastrophe.

    Pour les soignants, il est difficile de soulager l’angoisse des patients et leur sensation d’être une fois de plus abandonnés.

    La situation ressemble étrangement à l’épisode des masques au mois de mars 2020, lorsque le gouvernement incitait les Français à aller chercher des masques en pharmacie, alors que les pharmaciens n’en avaient pas, créant ainsi une pagaille et une tension bien inutiles dans les officines.

    Un manque d’anticipation des contraintes

    Depuis presque une année, nous savions que l’un des piliers de la sortie de crise serait la vaccination de masse. Or, nous savions également depuis plusieurs mois que les deux premiers vaccins disponibles seraient ceux de Pfizer-BioNTech et Moderna. Nous en connaissions les conditions de conservation et d’administration. La stratégie logique aurait donc été de monter les centres de vaccination courant décembre, pour pouvoir commencer à vacciner massivement dès l’autorisation de l’EMA fin décembre, ce que semblent avoir fait les pays voisins de la France.

    Cette stratégie impliquait évidemment d’avoir anticipé, en commandant suffisamment de doses de vaccin dès le départ car, sinon, il est effectivement inutile d’ouvrir des centres de vaccination en nombre. Il existe un facteur limitant lié aux capacités maximales de fabrication et de livraison du laboratoire. Cependant, nous ne pouvons qu’être frappés par les différences entre pays : plus que le manque de doses c’est bien l’inégale répartition entre les pays et/ou la capacité des pays à les utiliser rapidement qui est en cause. Le calendrier de livraisons communiqué par le ministère indique qu’au 18 janvier plus de 2 millions de doses sont théoriquement sur le territoire français [6], pour 480 000 personnes ayant officiellement reçu au moins une dose à cette date. Un hiatus de 1,5 millions de vaccins [7].

    Il est également troublant de constater que, dans le même temps, certains pays ont manifestement réussi à obtenir des millions de doses : les États-Unis, la Grande-Bretagne et Israël. Lorsque l’on se penche sur les différents tarifs, les pays qui ont reçu le plus de doses, et donc vacciné le plus de personnes, sont ceux qui payent le plus cher la dose de vaccin. Les pays de l’Union européenne payent entre 12 et 15,50 euros l’unité, contre environ 16 euros pour les États-Unis et la Grande-Bretagne et plus de 22 euros pour Israël [8].

    Une question se pose immédiatement : le laboratoire priorise-t-il les livraisons en fonction du prix qu’il reçoit pour chaque dose ? Le marché du médicament étant un marché comme un autre, le contexte de libre-échange et de concurrence maximale entre les différents acteurs du secteur expliquerait cette priorisation, logique du point de vue d’un laboratoire privé. Cette problématique  aurait été absente si nous disposions d’un pôle public du médicament efficace.

    De plus, les surenchères risquent de s’aggraver avec les tensions concernant l’approvisionnement [9]. Quoiqu’il en soit, il est parfaitement anormal que la puissance publique n’ait pas anticipé cette situation. Les responsables sont donc à rechercher au niveau de la Commission européenne pour la négociation, dont les contrats sont inaccessibles dans leur intégralité, et au niveau du gouvernement français.

    Des causes structurelles profondes

    Le gouvernement français, dans le droit fil de ses prédécesseurs, est probablement celui qui porte la plus lourde responsabilité pour au moins trois raisons. La première est qu’il peut être estimé responsable de nous laisser enferrés dans des traités européens qui empêchent toute réponse économique, sociale et environnementale d’ampleur et nous laisse désemparés face aux puissances financières et industrielles. Certains pays, comme l’Allemagne, s’en extirpent lorsque la situation et leurs intérêts l’exigent par exemple en commandant directement auprès du laboratoire [10].

    De plus, le gouvernement est resté sourd aux protestations sociales contre sa politique économique, inscrite dans les traités européens, qui a accompagné, sinon accéléré, la désindustrialisation de notre pays. La France est ainsi le seul grand pays à ne pas avoir de vaccin « national », Sanofi ayant sacrifié sa recherche pour des raisons de rentabilité immédiate [11]. Si la France avait disposé d’un pôle public du médicament, nous aurions pu nous appuyer sur une recherche de pointe et des moyens de production rapidement réquisitionnables. Notre réponse à cette syndémie aurait été bien plus efficace, et moins anxiogène pour les citoyens.

    Enfin, la communication du gouvernement continue d’être erratique et opaque – comme tout au long de la crise –, n’assumant jamais les multiples erreurs, pourtant manifestes sur le terrain : tests, masques, gel hydro alcoolique. Cela rend le gouvernement dorénavant inaudible et complique grandement la tâche des soignants. Le summum a probablement été atteint avec le « Ségur » qui fait actuellement l’objet d’une colère justifiée [12], puis la divulgation récente par la presse du recours à des officines privées, payées à prix d’or, pour élaborer la stratégie de vaccination au mépris des agences gouvernementales, avec un succès plus que discutable [13].

    Un renversement des priorités

    Lorsque l’on regarde attentivement la séquence politique des dernières semaines, nous ne pouvons qu’être frappés par la concomitance de deux événements.

    Tout d’abord, le manque d’anticipation concernant la vaccination, alors qu’il aurait été possible de préparer toute la logistique (transports, conservation, centres de vaccination) dès le mois de décembre, mais également de participer à la production du vaccin en réquisitionnant certains sites nationaux de production (comme cela est proposé par la CGT Sanofi [14]) puisqu’il était évident que des tensions allaient apparaître, là encore dès la fin 2020.

    Le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger.

    Mais cette impréparation est contemporaine d’un autre projet, qui semble avoir accaparé toutes les énergies gouvernementales : la loi sécurité globale. Ainsi, au lieu de prendre la mesure de la syndémie et d’en discuter démocratiquement avec les réponses appropriées (protectionnisme, relance, souveraineté, bifurcation de notre mode de consommation et de production), le gouvernement a utilisé les derniers mois de l’année 2020 pour faire passer une loi dont l’aspect sécuritaire n’est plus à démontrer et qui est bien éloignée des préoccupations immédiates des Français, et plus encore, de l’intérêt général. Cette loi paraît préparer l’arsenal législatif pour une répression policière inédite, comme pour se protéger d’une population que le gouvernement sait être très en colère et actuellement muselée, probablement pour anticiper un débordement social dans les mois à venir qu’il compte bien maîtriser, par la force s’il le faut [15]. Cette inversion complète des priorités est révélatrice des préoccupations qui règnent actuellement au sommet de l’État.

    Le tableau général est peu reluisant : le gouvernement semble préférer se protéger de sa population au moment-même où la priorité serait précisément de la protéger, dans un contexte d’angoisse bien légitime. Pour terminer nous nous appuierons de nouveau sur les propos de Richard Horton [16] : les citoyens français ont besoin d’espoir. Pour cela, il faut poser le bon diagnostic : cette syndémie est le symptôme palpable qu’un cran a été franchi dans la dégradation de notre écosystème, du fait de notre mode de production et de consommation [17]. À partir de là, nous devons nous y préparer avec calme en mobilisant toute l’intelligence et l’audace dont regorgent ce pays. Toutes les solutions sont déjà à disposition mais, pour cela, il faudra travailler à changer de cadre de pensée et d’action.

    Notes :

    [1] Une syndémie se caractérise par des interactions biologiques et sociales très étroites entre conditions socio-économiques et état de santé, interactions qui s’intriquent et se renforcent mutuellement pour augmenter le risque pour certains groupes sociaux de voir leur état de santé et/ou leurs conditions socio-économiques se dégrader. Par exemple, dans le cas du SARS-COV2, les formes graves seront plus fréquentes chez les patients issus des classes sociales défavorisées, puisque cette population concentre les co-morbidités, appelées également maladies non transmissibles, comme le diabète, l’obésité, l’hypertension artérielle, les pathologies cardio-vasculaires ou respiratoires. Cela entraîne en retour une aggravation de l’état de santé initial (même après la « guérison clinique » de la COVID), ET de la situation socio-économique de départ. Cette réaction en chaîne rend les classes sociales concernées encore plus fragiles, renforçant ainsi le risque de développer de nouvelles pathologies qui viendront à leur tour accentuer les difficultés socio-économiques et la vulnérabilité aux prochains pathogènes, et ainsi de suite. Un cercle vicieux de la triple peine en somme. En conséquence la réponse à une syndémie ne peut être que globale: en prenant des mesures biomédicales et socio-économiques de grande envergure pour lutter contre les inégalités à l’intérieur des pays mais également entre pays.

    https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

    [2] https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

    [3] https://www.liberation.fr/france/2021/01/02/vaccins-le-gouvernement-en-mode-auto-defense-perpetuelle_1810195

    [4] https://www.ema.europa.eu/en/news/ema-recommends-first-covid-19-vaccine-authorisation-eu

    [5] https://www.mediapart.fr/journal/france/210121/vaccination-la-grande-pagaille

    [6] ibid.

    [7] https://fr.statista.com/infographie/23953/course-vaccination-europe-pays-nombre-personnes-vaccinees-doses-administrees/

    [8] https://www.bfmtv.com/economie/vaccins-anti-covid-pourquoi-tous-les-etats-ne-paient-pas-le-meme-prix_AV-202101060316.html

    [9] https://www.humanite.fr/le-scandale-de-la-penurie-de-vaccins-et-comment-sanofi-pourrait-aider-y-remedier-698778

    [10] Ibid.

    [11] https://www.leprogres.fr/sante/2021/01/13/covid-19-pas-de-moyens-pas-de-vaccin-regrette-la-cgt-sanofi-a-lyon

    [12] https://twitter.com/InterUrg/status/1352677379408343041?s=20

    [13] https://www.nouvelobs.com/vaccination-anti-covid-19/20210108.OBS38591/mckinsey-qui-conseille-le-gouvernement-sur-la-strategie-vaccinale-serait-paye-2-millions-d-euros-par-mois.html

    [14] https://www.sudouest.fr/2021/01/13/covid-19-la-cgt-pour-la-requisition-des-outils-de-production-de-sanofi-pour-le-vaccin-8282034-3224.php

    [15] https://www.mediapart.fr/journal/france/071220/securite-globale-une-vision-totalisante-de-la-securite

    [16] https://www.thelancet.com/journals/lancet/article/PIIS0140-6736(20)32000-6/fulltext

    [17] Coriat Benjamin , La pandémie, l’anthropocène, et le bien commun , Les liens qui libèrent, novembre 2020

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      Les dystopies religieuses à l’heure du « réenchantement du monde »

      Camille Gallet · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Thursday, 4 February, 2021 - 15:10 · 12 minutes

    Parmi tous les sujets traités à travers les œuvres d’anticipation dystopique, un thème semble surgir progressivement : celui de la religion, ou plutôt de la religion ayant créé une société et un système politique intenables. Ce thème nous invite à considérer les interrogations, voire les peurs, que suscitent les religions à notre époque. Dans cet article, il s’agira plus précisément de comparer trois romans dont l’histoire se déroule au sein d’une « dystopie religieuse », afin d’y analyser leur conception des religions.

    Les romans choisis pour exemples – 2084 . La fin du monde , de Boualem Sansal ; Le Troisième temple , de Yishaï Sarid ; La Servante écarlate (et sa suite Testaments ) de Margaret Atwood – dressent tous les trois le portrait d’une société cauchemardesque où le politique et le religieux sont intimement liés. Les dystopies étant le reflet de craintes et d’alertes contemporaines, ils permettent d’étudier les problèmes qui se dégagent d’une telle imbrication alors même que le religieux, qui devient un élément incontournable dans nos sociétés, peut parfois provoquer de l’inquiétude.

    Trois dystopies religieuses

    « L’homme ne sera plus l’inventeur d’une société parfaite, mais plutôt d’un système d’oppression absolu, fondé sur un État omnipotent, organisé scientifiquement par un régime qui élimine rapidement toute opposition. (…) La principale caractéristique de ces récits d’anticipation dystopique est de se projeter dans un futur d’un réalisme saisissant, (…) et dénonçant les travers de la société imaginée. » C’est ainsi qu’est brièvement défini le concept de dystopie par François Rodriguez Nogueira . Le genre est de nos jours largement connu, qu’il imagine des systèmes politiques totalitaires ( 1984 d’Orwell), des sociétés corrompues par la technologie (la série Black Mirror ) ou victimes de catastrophes écologiques ( Soylent Green , Cadavre Exquis ). Dans les trois œuvres qui nous intéressent ici, on retrouve des éléments classiques de la dystopie : les individus sont constamment surveillés, les libertés personnelles sont prohibées, la justice est expéditive. Le Troisième temple parle par exemple d’implants de puces permettant de surveiller chaque personne, et de condamnation à la lapidation ; La Servante écarlate mentionne des déportations ; 2084 nous montre une population terrorisée, sous surveillance constante. Par ailleurs, le pouvoir s’applique à limiter les aptitudes à réfléchir de la population : 2084 parle de « Pensée unique » – le langage usité dans la société est d’ailleurs un langage très largement appauvri, dont la fonction est de limiter l’aptitude des individus à penser (langage qui rappelle le principe de la novlangue orwellienne) –, et décrit une Histoire du monde réécrite pour servir la propagande de l’État ; dans La Servante écarlate , on a privé les servantes de leurs noms d’origine, comme pour les couper de leur réelle individualité. Et bien sûr, dans les trois cas, les sociétés totalitaires écrasent les individus qui ne sauraient accomplir la moindre action en dehors des règles définies par le système.

    « Mécroire, c’est refuser une croyance dans laquelle on est inscrit d’office, mais, et c’est là que le bât blesse, l’homme ne peut se libérer d’une croyance qu’en s’appuyant sur une autre (…). Mais quoi et comment puisque dans le monde idéal d’Abi il n’y a rien qui permette de le faire, aucune opinion en compétition, pas un soupçon de postulat pour accrocher la queue d’une idée rebelle, imaginer une suite, construire une histoire opposable à la vulgate ? Toutes les pistes buissonnières ont été comptées et effacées, les esprits sont strictement réglés sur le canon officiel et régulièrement ajustés. Sous l’empire de la Pensée unique, mécroire est donc impensable. »

    2084 , p.45

    Ce qui interroge toutefois dans ces trois dystopies est sans aucun doute la centralité de l’élément religieux. Chacune de ces œuvres aborde la question avec un angle particulier : ainsi, Le Troisième Temple nous plonge dans un royaume d’Israël reconstitué, où la religion juive est appliquée de façon extrêmement littérale. Le troisième temple a été reconstruit, les mœurs et lois anciennes sont appliquées : on sacrifie, on lapide, les tribunaux sont religieux. Les individus se trouvent forcés à suivre les préceptes religieux, même quand ils y répugnent : ainsi, le fils du roi, chargé des sacrifices au temple, exprime son dégoût de l’acte sacrificiel auquel il est pourtant contraint : « Mais moi, depuis le jour où j’ai sacrifié mon premier animal et où j’ai vu dans ses yeux une tristesse infinie tandis qu’il rendait son dernier souffle, je n’ai plus mangé de viande. » La folie de ce système, coupé du monde et d’une rigueur effrayante, s’exprime dans toute son horreur lorsque le roi demande le sacrifice de son fils cadet (scène rappelant le sacrifice d’Abraham dans la Genèse biblique). Le déchaînement de la foule qui réclame cette mort humaine à grands cris est révélatrice de la façon dont la population est embrigadée dans une idéologie mortifère. Le livre 2084 nous plonge lui aussi dans le quotidien des habitants d’un empire théocratique : bienvenue en Abistan, empire où la population est supposée vénérer Yölah, le dieu unique, dont le culte a été fondé par le prophète Abi. Là aussi, les atteintes aux libertés individuelles sont mises au service du culte de Yölah : les habitants sont forcés à pratiquer, et les déplacements sont seulement autorisés dans le cas de pèlerinages (ou pour certaines raisons de santé). l’Hisoire, elle aussi réécrite, raconte une conquête religieuse. Dans ces deux théocraties totalitaires, les régimes ont donc pour piliers un culte et une théologie.

    Le cas de La Servante écarlate est un peu moins tranché. La république de Gilead où se déroule l’histoire a bien été fondée par des fanatiques religieux. L’exploitation des « servantes écarlates » (c’est-à-dire les femmes encore fertiles, violées afin de fournir des enfants aux familles de notables de la république) se voit justifiée par certains passages bibliques : « Voyant qu’elle ne donnait pas d’enfants à Jacob, Rachel devint jalouse de sa sœur (…). Elle reprit : ‘Voici ma servante Bilha, va vers elle, et qu’elle enfante sur mes genoux » (Genèse 30 : 1-3). De la Bible également sont tirées certaines punitions dont écopent les femmes qui fautent. De façon général, des éléments liés au religieux (plus particulièrement au christianisme) sont disséminés dans toute l’œuvre . De l’aveu de l’auteure , le système qui y est décrit doit beaucoup au puritanisme des États-Unis. Mais, et quoique la religion semble bien avoir son importance dans le système, il ne s’agit pas d’un régime religieux comme le sont l’Abistan ou le royaume d’Israël décrit dans Le Troisième temple . Dans les trois cas cependant, la religion apparaît étroitement liée au pouvoir, un pouvoir dominant dans des sociétés liberticides et profondément glaçantes.

    Craintes contemporaines face aux religions

    Peut-on considérer, dès lors, qu’une religion puisse finalement devenir une idéologie comme une autre ? Quand on lit ces trois dystopies, on réalise que, parce qu’elle touche aussi au surnaturel, la religion se révèle peut-être plus efficace que les idéologies politiques. Elle propose un réconfort, une sorte de certitude qui transcende le monde réel : « C’est comme un miracle : enfin la parole de la Torah s’accomplit et nous pouvons pratiquer à la lettre tous les commandements. Le temple n’est pas seulement le lieu où nous honorons exclusivement Dieu, c’est aussi celui où nous honorons le simple Juif venant d’une bourgade ou d’un village lointain, qui peut être frappé de malheurs, et qui trouve ici espoir et beauté, le goût des choses et la splendeur », est-il écrit dans Le Troisième temple , montrant que la force du royaume vient aussi de l’attachement qu’éprouve la population à son égard – attachement découlant de la foi. L’utilisation du divin permet une obéissance encore plus absolue de la part de la population, puisque l’on considère que Dieu voit tout et jugera de tout au moment de notre mort. Une religion peut donc devenir idéologie , peut-être encore plus redoutable que les « simples » idéologies politiques.

    Les trois dystopies, bien que fictives, s’inspirent d’éléments réels. On peut ainsi voir dans La Servante écarlate une représentation du fondamentalisme chrétien , tandis qu’à travers 2084 , Boualem Sansal avertit sur certains des dangers que peut représenter l’islam politique . Le Troisième temple , quant à lui, est vu comme un avertissement concernant les fondamentalistes israéliens . On y retrouve en effet la situation duelle dans laquelle l’état d’Israël se trouve : dans un contexte de guerre violent (dans le roman, Haïfa et Tel Aviv ont été atomisées), où le soutien de la communauté internationale est absent (« La fausse pitié du monde s’est vite dissipée, la haine d’Israël inscrite dans l’âme des nations a de nouveau explosé comme du pus. »), le retour à une religion littéraliste apparaît comme le seul moyen de survivre – moyen illusoire, puisqu’à la fin du roman le royaume est détruit. Référence est donc faite à la situation israélienne actuelle, où une partie de la population adopte une vision très rigoriste de la religion en réaction à ce qu’ils considèrent comme des attaques contre leur pays. Dans cette optique, le roman semble un avertissement de ce qui pourrait arriver dans un avenir relativement proche. Ces trois futurs imaginaires se font donc bien l’écho de craintes actuelles. Pour reprendre les mots d’A. Dieckoff et P. Portier dans leur ouvrage, L’Enjeu mondial. Religion et politique : « Dieu n’est pas mort. Il fait de la politique ». Dès lors qu’on ne peut que constater un véritable retour en force du religieux dans le monde entier, cela conduit nécessairement à se pencher sur les liens qu’entretiennent religions et politique, et à imaginer les dérives – et des futurs – possibles.

    La critique de l’exploitation de la religion par le pouvoir

    Toutefois, on aurait tort de considérer ces trois dystopies comme une critique des religions elles-mêmes. Ce qui apparaît comme dangereux, ce ne sont pas les croyances mais la façon dont elles sont instrumentalisées pour servir le pouvoir et permettre la domination de la population ou d’une partie de celle-ci (les femmes, dans La Servante écarlate ). Cette instrumentalisation s’exprime à travers certains éléments des textes, qui permettent de saisir l’hypocrisie des puissants : Le Troisième temple décrit par exemple des officiants se bâfrant en grande pompe des sacrifices offerts par le peuple du royaume. Dans 2084 , une forme d’ironie nous laisse entendre qu’une religion pratiquée par un peuple forcé n’a rien d’une croyance sincère, elle nous permet de saisir l’absurdité de ce culte obligatoire. Cette absurdité est d’autant plus frappante que, face à elle, nous découvrons des figures positives, croyantes elles aussi, mais qui ne mettent pas leur foi à au service de privations de libertés ou de violence. Dans La Servante écarlate , les membres de certaines communautés religieuses représentent ainsi un danger pour le pouvoir : les Baptistes sont traqués, tandis que les Quakers ont mis en place des réseaux permettant de fuir Gilead pour le Canada. Dans Le Troisième temple , le fils du roi, sacrificateur et témoin des déboires du système, finit par s’interroger sur le rapport entre religion et domination : « Si c’est ainsi, ce Dieu que nous servons tous les deux est un Dieu méchant (…) Dieu est-il un pervers qui jouit des horreurs ? Je ne sais pas » (p.138) ; il en va de même pour Ati, le protagoniste de 2084 : « Ce que son esprit rejetait n’était pas tant la religion que l’écrasement de l’homme par la religion. »  Il apparaît ainsi que l’on peut accepter l’idée d’une religion, que l’on peut être croyant soi-même, sans valider en rien des systèmes théocratiques autoritaires.

    En réalité, dans ces dystopies, le danger provient bien de l’utilisation politique de la religion pour justifier les excès du pouvoir. Dans Le Troisième temple , la religion juive pratiquée au sein du royaume est ainsi liée à un certain nationalisme : « La Torah, le Temple et le travail de la terre guériraient le peuple des maladies, de l’exil et de la dégénérescence de Tel-Aviv. Nous sommes redevenus un royaume de vignerons et de laboureurs, disait-il. Et dans le Temple, les lévites chantaient non seulement des chants religieux mais aussi des chansons des fondateurs d’Israël ». La religion justifie par ailleurs un soutien sans faille à l’armée du royaume. Quant à Margaret Atwood, auteure de La Servante écarlate , elle explique elle-même en ces termes : « La religion a été – et est encore, dans d’autres parties du monde – utilisée comme un marteau pour enfoncer les choses dans la tête des gens. Mais elle a aussi représenté – et représente encore – un ensemble de croyances et une communauté qui permet aux gens de surmonter certaines choses. Dans mon livre, je montre un régime qui reproduit ce que font les régimes totalitaires, c’est-à-dire qui élimine la compétition. Ils se débarrassent des autres religions autant que possible, et certaines d’entre elles deviennent souterraines. (…) La religion a donc toujours eu ces deux sortes de fonctions. Et c’est pourquoi la servante, dans le roman, a sa propre version de la prière au Seigneur, ce que beaucoup de lecteurs ne remarquent pas, mais que les lecteurs attentifs repèrent. Voilà comment se passent les choses, et je ne pense pas que les cultures dans lesquelles s’installe le totalitarisme sont religieuses, je ne pense pas que ce soit un exposé sur la religion, je pense que c’est un exposé sur le totalitarisme. Et il y a eu des totalitarismes très respectables qui étaient athées. Donc la religion n’est pas le facteur. »

    Ces trois ouvrages nous proposent clairement un avertissement contre des systèmes totalitaires qui utiliseraient la religion comme justification, il ne s’agit pas d’une critique de la religion en tant que telle. Dans une époque où le religieux s’impose de plus en plus, ces auteurs expriment une crainte en nous proposant les futurs dystopiques de sociétés monothéistes où la religion serait le moteur d’une dictature.

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      Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine

      Vincent Ortiz · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Wednesday, 3 February, 2021 - 18:19 · 23 minutes

    Mi-janvier, l’Équateur contractait un prêt de 3,5 milliards de dollars auprès des États-Unis. En contrepartie, il s’engageait à rompre tout commerce avec la Chine dans le domaine des télécommunications. Plus récemment, la quasi-totalité de la presse équatorienne affirmait qu’Andrés Arauz, le candidat soutenu par l’ancien président Rafael Correa, entretenait des liens avec un mouvement de guérilla colombien. Elle reprenait ainsi une accusation régulièrement émise par des responsables américains. Plus que toute autre, cette élection présidentielle du 7 février se déroule dans l’ombre de Washington. Elle est le dernier acte d’un long processus, entamé avec l’élection de Lenín Moreno en avril 2017, au cours duquel les États-Unis n’ont reculé devant aucun moyen – judiciaire, financier, médiatique ou militaire – pour ramener dans leur giron ce pays récalcitrant. En quatre ans, ils ont démantelé les principales réalisations de la « révolution citoyenne » menée par Rafael Correa.

    Nous retrouvons Virgilio Hernandez dans un café de Quito. Cet ex-conseiller ministériel, proche de Rafael Correa et démissionnaire du gouvernement de Lenín Moreno, a été condamné à une peine de prison pour délit de rébellion avant d’être remis en liberté conditionnelle. Comme tant d’autres, il dénonce une chasse aux sorcières menée par le pouvoir judiciaire équatorien contre les « corréistes » ; une « guerre judiciaire », surnommée lawfare (contraction de law et warfare ). Aussitôt arrivé, il s’excuse : « Je dois signaler ma présence au parquet, comme chaque semaine. C’est un passage obligé de cette persécution judiciaire. Vous m’accompagnez ? ».

    Nous entrons dans un bâtiment imposant, où il signe une déclaration. À son pied droit un GPS est attaché, condition sine qua non pour échapper à la prison. Il relativise la gravité de son cas : « Paola Pabón, la préfète de Pichincha [la région équatorienne autour de Quito NDLR ] doit signaler sa présence trois fois par semaine au parquet ».

    Paola Pabón, préfète de Pichincha © Vincent Ortiz pour LVSL

    Comme Virgilio Hernandez, Paola Pabón fait partie des démissionnaires de la première heure du gouvernement de Lenín Moreno. Comme lui, elle est accusée par le parquet d’avoir partie liée aux protestations massives survenues en novembre 2019 et vit en liberté conditionnelle depuis un an.

    Pour une mise en perspective des soulèvements de 2019, lire sur LVSL l’article de Pablo Rotelli, Vincent Arpoulet et Nicolas Netto Souza : « Le bloc néolibéral vacille sous le coup des révoltes » .

    Le pouvoir judiciaire, bras armé de la doctrine Monroe ?

    Tous deux ont ressenti la vague de procès qui a frappé les adversaires du gouvernement comme une onde de choc. Sous le prétexte de lutter contre la corruption d’une ampleur exceptionnelle qui aurait gangrené le gouvernement de Rafael Correa, les principaux leaders « corréistes » ont été condamnés à de lourdes sentences.

    Dans le système médiatique équatorien, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ».

    Rafael Correa lui-même, résidant en Belgique, écoperait de huit ans de prison s’il revenait en Équateur. Il a été condamné dans le cadre du scandale Oderbrecht, qui implique la multinationale brésilienne éponyme, accusée d’avoir financé illégalement son parti, entre autres formations politiques. Son avocat dans cette affaire, Fausto Jarrín, nous rappelle pourtant qu’aucune preuve n’implique directement Rafael Correa, malgré le fait que la justice équatorienne ait eu accès à l’intégralité des pièces du dossier : « Il n’existe aucun contrat signé par Rafael Correa. Il n’existe aucune réunion de Rafael Correa, aucun appel, message ou courriel, permettant d’établir de tels liens ». Le parquet équatorien a finalement conclu à la culpabilité de l’ex-président, lequel aurait exercé une « influence psychique » ( influjo síquico ) sur les personnes inculpées dans l’affaire Oderbrecht – un délit dont l’imprécision provoque l’ironie des corréistes.

    À l’inverse, plusieurs figures proches du pouvoir, éclaboussées par le scandale Oderbrecht – comme Jaime Nebot, l’ex-maire de Guayaquil – n’ont pas été inquiétées par les juges équatoriens. Comment expliquer un tel biais de la part de la justice ?

    Fausto Jarrín, l’avocat de Rafael Correa dans l’affaire Oderbrecht © Vincent Ortiz pour LVSL

    Il faut d’abord garder à l’esprit que le directeur du parquet est nommé par l’Assemblée nationale, ce qui relativise l’indépendance du pouvoir judiciaire. Les enquêtes du parquet, par ailleurs, ont eu recours à la collaboration de plusieurs entités étatiques, tel le fisc équatorien, comme le rappelle Paola Pabón, qui n’hésite pas à évoquer en conséquence « une opération dirigée par l’État ». Il faut ensuite prendre en compte la forte médiatisation des affaires judiciaires depuis 2017. Avant même que les sentences ne soient prononcées, les médias se sont fait l’écho des procès, limitant à leur tour l’autonomie des processus judiciaires.

    Le système médiatique est pour cette raison la cible privilégiée des corréistes. Fausto Jarrín a tôt fait d’énumérer les quelques oligopoles bancaires qui possèdent les médias équatoriens, à l’orientation anti-corréiste évidente : « Teleamazonas est entre les mains de la Banque de Pichincha. Ecuavisa est entre les mains de la banque de Guayaquil. Les deux plus grandes chaînes de télévision sont la propriété des banques ! Le quotidien El Universo est la propriété de Carlos Perez, un ennemi déclaré de Rafael Correa ».

    Dans ce système médiatique, les fonds et réseaux issus des États-Unis sont loin d’être absents. Ils transitent notamment par la National Endowment for Democracy (NED), organisme américain subventionné par le Congrès, dont le but affiché est de « soutenir la liberté à travers le monde ». Créée en 1983 sous l’impulsion de Ronald Reagan pour soutenir les contras du Nicaragua face aux sandinistes, cette institution finance aujourd’hui de multiples ONG et think-tanks pro-américains en Équateur. C’est le cas de Fundamedios ou de Participación ciudadana , organisations consacrées à la défense de la « liberté d’expression » et de la « transparence », ou encore de Mil Hojas , think-tank en pointe dans la « lutte contre la corruption ». Ils sont à l’origine de publications, de rapports ou de colloques qui entretiennent le récit d’une corruption hors-norme et d’un autoritarisme sans pareil qui auraient caractérisé la présidence de Rafael Correa ; ils sont de fait souvent repris par les médias équatoriens.

    Les donateurs de l’organisation Fundamedios. On y trouve des organismes qui sont directement financés par le budget des États-Unis, comme la National Endowment for Democracy, mais aussi des fondations dépendant de subventions privées© Fundamedios.org.ec

    Quel fut le rôle des États-Unis dans cette gigantesque opération judiciaire ? Virigilio Hernandez souligne la primauté des élites équatoriennes, arguant qu’elles n’ont pas eu besoin d’un aiguillon américain pour agir de la sorte. Paola Pabón est moins catégorique ; elle rappelle les multiples gages donnés par Moreno aux États-Unis : « Je suis convaincue que le lawfare , ainsi que sa pointe avancée, le cas Oderbecht, ont été conçus depuis Washington, en lien avec les oligarchies nationales ». Même son de cloche chez Fausto Jarrín : « Le parquet, le ministère de l’Intérieur, qui sont le fer de lance de la persécution judiciaire, reçoivent des visites constantes de fonctionnaires de l’ambassade des États-Unis. À chaque visite, un nouveau procès est intenté ». Il s’interroge sur la manière dont ses données personnelles, hébergées dans son téléphone portable ou sa boîte mail, ont pu être récupérées – sans son aval – par la justice et les médias équatoriens. Il accuse les services américains.

    L’appui des États-Unis à l’Équateur dans sa lutte contre la corruption n’a rien d’un secret. Elle a été officialisée et institutionnalisée à plusieurs reprises, via de multiples accords de coopérations sécuritaires. L’un d’eux, signé début 2020 , se félicite de la création d’une « unité spéciale de lutte contre la corruption », regroupant « des organismes nord-américains, le parquet équatorien (…) et le ministère de l’Intérieur d’Équateur ».

    Les États-Unis ont à vrai dire rapidement pris acte de l’hostilité du pouvoir judiciaire à l’égard des « corréistes » – et compris le profit qu’ils pouvaient en tirer. Dès 2006, avant même l’élection de Rafael Correa, les fonctionnaires de l’ambassade américaine à Quito identifiaient le pouvoir judiciaire équatorien comme l’un des adversaires auquel devrait faire face le président. Dans un câble diplomatique révélé par Wikileaks, on peut lire : « Une victoire de Rafael Correa signifierait que les relations avec les partis politiques traditionnels, le Congrès et le pouvoir judiciaire (où les intérêts partidaires sont bien ancrés via la Cour constitutionnelle) deviendraient immédiatement conflictuelles » 1 .

    © 06QUITO2150_a, 2006

    Une décennie plus tard, la lutte « anti-corruption » est identifiée par le gouvernement américain comme un moyen de lutter contre les régimes qui leur sont opposés. En 2017, dans le très officiel rapport annuel sur la sécurité nationale des États-Unis, les mesures « anti-corruption » et les « actions judiciaires » étaient considérées, au même titre que les « sanctions » économiques, comme des moyens de « dissuader, d’exercer une action coercitive ou de contraindre [leurs] adversaires » 2 .

    La lutte contre la corruption, nouvelle justification – après la lutte contre le communisme et le narcotrafic – apportée à l’ingérence des États-Unis dans le sous-continent ? Une note de l’IRIS analyse la congruence entre le lawfare et l’agenda nord-américain en Amérique latine, prenant le Brésil pour cas d’étude 3 . L’épisode équatorien est cependant singulier et à bien des égards irréductible aux chasses aux sorcières judiciaires que l’on a pu observer au Brésil ou en Argentine. Cette séquence ne fait en effet pas suite à un changement de majorité électorale, comme en Argentine, ou à un coup d’État judiciaire, comme au Brésil ; elle a été initiée par le président Lenín Moreno, élu sur une plateforme de continuité avec Rafael Correa.

    Pour une mise en contexte de la pratique du lawfare en Amérique latine, lire sur LVSL l’article de Vincent Ortiz : « Lawfare : la légalisation des procès politiques ? »

    L’ambassade américaine à Quito, second palais présidentiel

    Quels sombres desseins ont pu pousser Lenín Moreno, ancien vice-président de Rafael Correa, à mettre en place cet agenda néolibéral qu’il condamnait quelques années plus tôt ? Les raisons de ce coup de théâtre, digne d’un mauvais film d’espionnage, ont fait couler beaucoup d’encre. Chez les corréistes, il prend les contours d’une « trahison » aux accents shakespeariens. Si c’est effectivement de cette manière que l’immense majorité de ses électeurs a ressenti ce tournant, celui-ci était-il réellement si imprévisible qu’il n’y paraît ?

    « L’ambassadeur des États-Unis se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir ».

    Rafael Correa et son ancien vice-président Lenín Moreno © Marielisa Vargas

    Un récit alternatif à celui de la « trahison » existe ; une version des faits dont personne n’accepte de témoigner publiquement. Dans cette réalité alternative, Rafael Correa n’aurait pas été dupe de Lenín Moreno, le plus modéré des protagonistes de la « révolution citoyenne ». Il aurait aimé qu’il ne fût pas candidat en 2017, mais son favori, Jorge Glas, était déjà la cible d’une cabale médiatique qui allait culminer avec l’affaire Oderbrecht. Toutes les enquêtes d’opinion le donnaient perdant face à Guillermo Lasso, le banquier de Guayaquil et le soutier des États-Unis. À contrecoeur, Rafael Correa aurait donc investi Lenín Moreno, espérant le contrôler grâce à une majorité parlementaire loyale à la « révolution citoyenne ». Un garde-fou qu’aurait fait sauter Moreno par une série d’habiles manœuvres au sein du parti présidentiel Alianza País, lui permettant de placer un nombre confortable de ses proches comme candidats à la députation. C’est donc sans enthousiasme que Rafael Correa et sa garde rapprochée auraient œuvré à la victoire de Moreno, dont le discours public consensuel annonçait déjà un changement d’approche. Le tournant à 180 degrés fut tout de même brutal. « Nous nous attendions à ce qu’il trahisse ; mais pas si vite », nous résume-t-on.

    « Trahison » ou non, il convient de ne pas se focaliser outre mesure sur le changement à la tête de l’exécutif, tant les pressions exogènes exercées sur le gouvernement semblent avoir été déterminantes. Sitôt Lenín Moreno élu, les oligopoles bancaires et les représentants des grandes entreprises, bridés par une décennie de « révolution citoyenne », ont envoyé leurs émissaires auprès du nouveau gouvernement. Ils ont dû faire face à la résistance de plusieurs ministres idéologiquement proches de Rafael Correa. Lenín Moreno lui-même, ballotté entre une majorité attachée à l’héritage de son prédécesseur et le lobbying des élites économiques, semble avoir longtemps effectué des palinodies ; plusieurs témoignages indiquent qu’il a été surpris par la violence de la thérapie de choc que l’on souhaitait infliger à l’Équateur.

    Mais plus encore que les actionnaires de la Banque de Guayaquil ou les commis de l’aristocratie terrienne de la Sierra, un homme semble avoir eu un rôle décisif dans le tournant à 180 degrés qui allait bientôt être entrepris : Todd Chapman, l’ambassadeur américain à Quito. Son nom apparaît sur toutes les lèvres sitôt que l’on évoque la transition. « Il se promenait dans le palais présidentiel comme si c’était sa maison. Il ne passait aucun contrôle de sécurité. Il attendait, à quelques mètres du bureau du président, que celui-ci daigne le recevoir », indique un témoin.

    Carlos de la Torre, ministre sous Rafael Correa puis sous le premier gouvernement Moreno © Vincent Ortiz pour LVSL

    Carlos de la Torre, ministre de l’Économie et des Finances sous le premier gouvernement Moreno, s’y est heurté à plusieurs reprises. Après plusieurs années fastes, la situation économique du pays s’était dégradée : le cours des matières premières avait chuté, et l’Équateur, incapable d’effectuer une dévaluation depuis sa dollarisation, enregistrait un déficit commercial significatif.

    Le ministre tente alors d’agir sur les douanes : un rapport lui indique que pour 70 % des items (terme très large qui peut désigner des pièces détachées aussi bien que des produits finis) importés en Équateur, les taxes étaient inférieures à cinq centimes. Face à cette sous-taxation manifeste, il souhaite les doubler et les porter à dix centimes. Cette volonté protectionniste rencontre l’opposition des États-Unis. Lors d’un voyage à Washington, Carlos de la Torre est convoqué par une dizaine de hauts fonctionnaires du Trésor américain. « J’avais l’impression d’assister à un interrogatoire du FMI », plaisante-t-il. « Ils m’ont pressé de changer de politique, sous peine de faire prendre à l’économie équatorienne le chemin du Venezuela ».

    Dans le même temps, Todd Chapman, l’ambassadeur des États-Unis, manœuvre pour imposer ses conseillers économiques à Lenín Moreno. Celui-ci multiplie alors les signes d’apaisement à l’égard des adversaires historiques de la « révolution citoyenne », s’entoure d’une « petite table » ( mesa chica ) de conseillers, dont aucun n’est issu du « cœur historique » du corréisme, et critique publiquement son prédécesseur.

    Ces attaques provoquent les premières démissions. Carlos de la Torre, Paola Pabón et Virgilio Hernandez abandonnent leurs fonctions. La transition est engagée. Les partisans d’une thérapie de choc néolibérale se heurtent cependant à une administration encore constituée de nombreux corréistes, et à l’inertie d’un appareil d’État modelé par une décennie de révolution citoyenne. Est-ce la raison de ces multiples procès qui sont intentés par l’appareil judiciaire les mois suivants ? Virgilio Hernandez souligne le fait qu’ils ne ciblent pas uniquement les proches de Rafael Correa, mais « tous ses ex-fonctionnaires » ; il insiste sur leur magnitude : « Ce sont des milliers d’actions qui ont été entreprises. Pas seulement à l’égard d’ex-ministres, mais contre des jeunes, qui occupaient des fonctions purement techniques ». Le lawfare a rempli une fonction disciplinaire manifeste, épurant l’administration des fonctionnaires les plus attachés à la « révolution citoyenne », et mettant fin aux éventuelles velléités d’insubordination des autres.

    Virgilio Hernandez © Vincent Ortiz pour LVSL

    Le retour auprès du FMI pouvait désormais s’opérer sans accrocs, malgré l’incompréhension populaire. « Solliciter cette institution n’a pas été nécessaire en dix ans de révolution citoyenne, y compris durant les crises pourtant très difficiles de 2008 et de 2015, au cours duquel le prix des barils de pétrole a chuté », fait remarquer Paola Pabón.

    Lire sur LVSL notre entretien avec Rafael Correa, rencontré à Bruxelles : « La presse est l’arme létale des élites néolibérales » .

    Le retour sur les sentiers de la dépendance

    Visiblement hésitant quant à la marche à suivre, Lenín Moreno rappelle en mars 2018 María Elsa Viteri, ex-ministre de Rafael Correa et modérément critique de son bilan. Elle avait œuvré à l’annulation de la dette équatorienne en 2008, et sa nomination a été interprétée par les États-Unis comme une marque de défiance. Tentative désespérée, de la part de Lenín Moreno, de limiter la brutalité de la transition en cours ?

    L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine.

    Entre-temps, cependant, des cessions de souveraineté difficilement réversibles avaient été opérées. Dans le secteur financier comme dans le domaine sécuritaire, Lenín Moreno prenait l’exact contre-pied de son prédécesseur, réduisant à néant toutes les mesures prises par Rafael Correa pour se libérer de la tutelle des États-Unis. Le gouvernement équatorien courtisait en effet depuis plusieurs mois les marchés financiers américains, auprès desquels l’Équateur avait précisément refusé de payer sa dette souveraine en 2008. Les traités bilatéraux d’investissement entre l’Équateur et les États-Unis, décrétés inconstitutionnels depuis 2008, reprenaient peu à peu force de loi. Les accords de coopération sécuritaire, dénoncés un à un par Rafael Correa, étaient de retour ; du matériel, des hommes et des informations, circulaient désormais entre les administrations équatorienne et américaine.

    À la tête du ministère de l’Intérieur, Lenín Moreno avait nommé Mauro Toscanini. Formé aux États-Unis, partisan manifeste d’un rapprochement avec la première puissance mondiale, il passe, aux yeux des corréistes, pour l’homme de main de Washington. Sa nomination coïncide avec une situation sécuritaire critique : des myriades de réfugiés vénézuéliens affluaient en Équateur, accueillis dans des conditions avilissantes, générant une phobie populaire massive ainsi qu’une demande de renforcement des dispositifs policiers. Les États-Unis ont-ils usé de l’ascendant qu’ils possédaient sur le ministre de l’Intérieur, à même de paralyser le pays par la fonction capitale qu’il occupait, pour faire plier Lenín Moreno ? Les spéculations les plus folles courent à ce sujet. Quoi qu’il en soit, Moreno a obtempéré en un temps record. Deux mois après sa nomination, María Elsa Viteri quittait ses fonctions.

    Dès lors, l’assujettissement de l’Équateur aux desiderata américains n’allait plus connaître de limites. Tandis que Julian Assange était expulsé de son ambassade et livré à la lente torture des prisons londoniennes, le pays andin effectuait son grand retour dans les institutions de Bretton Woods et replongeait dans une « longue nuit néolibérale ». Des réductions budgétaires drastiques étaient initiées, le marché du travail encourait une flexibilisation sans équivalent depuis les années 1990, et l’imposition sur le capital était réduite à portion congrue. Cet ajustement structurel imposé par le FMI s’est révélé d’une telle brutalité qu’il fait à présent l’objet d’une condamnation unanime de la part des candidats à la présidentielle, Guillermo Lasso compris.

    Ressources naturelles et positionnement géostratégique

    Une énigme demeure. Comment expliquer que les États-Unis aient consacré tant de moyens pour obtenir la sujétion d’un pays de dix-sept millions d’habitants, au marché intérieur rachitique et aux ressources naturelles limitées ? Si l’Équateur était un eldorado pétrolier dans les années 80, ce n’est plus le cas aujourd’hui. L’importance de l’exploitation pétrolière dans son PIB a en effet fortement décru, comme l’atteste la brillante étude de Vincent Arpoulet 4 . Aujourd’hui, si des mines d’or sont ouvertes aux quatre coins du pays, elles n’intéressent que modérément les États-Unis, dont les entreprises ne sont pas spécialisées dans son extraction. Alors que le lithium a pu justifier le soutien actif des États-Unis au coup d’État en Bolivie, l’Équateur est dépourvu de tels métaux rares.

    Lire sur LVSL l’article de Baptiste Albertone : « Des coups d’État à l’ère de la post-vérité » .

    « Ce ne sont pas les ressources naturelles qui attirent les États-Unis, mais la position stratégique de l’Équateur par rapport aux intérêts américains », tranche Carlos de la Torre. Comme d’autres, il rappelle que sous la Seconde Guerre mondiale, les États-Unis ont utilisé les îles Galápagos comme support pour leur aviation dans le Pacifique. Elles servaient alors à protéger le canal de Panama d’une possible agression japonaise. Depuis 2019, elles accueillent à nouveau des installations aériennes nord-américaines.

    Les îles Galápagos, premier site à entrer au patrimoine mondial de l’UNESCO du fait de leur biodiversité, sont convoitées en raison de leur positionnement stratégique essentiel © Vincent Ortiz pour LVSL

    Elles permettent aux États-Unis de disposer d’une force de frappe rapidement déployable dans plusieurs pays de la sous-région, dont le Venezuela, la Colombie et les nations caribéennes, mais aussi en Asie de l’Est. Cette occupation des Galápagos s’inscrit également dans le cadre des sanctions prises par Washington contre le Venezuela depuis 2017. Les îles permettaient à l’Équateur, du temps de Rafael Correa, de ravitailler le Venezuela en plusieurs biens dont il manquait. Les États-Unis veillent à présent à ce que le nouveau régime respecte les interdits édictés par le Congrès.

    Paola Pabón rappelle également le rôle de médiateur entre le gouvernement colombien et la guérilla FARC qu’avait tenu le gouvernement de Rafael Correa. Celui-ci n’avait pas peu fait pour favoriser les accords de paix de 2016, qui avaient infligé un camouflet aux paramilitaires Colombiens ainsi qu’aux États-Unis. « Sous le mandat de Lenín Moreno, l’Équateur a été retiré, de manière honteuse, de la table des négociations. L’Équateur occupe une position géopolitique exceptionnelle en Amérique latine. Le contrôle sur l’Équateur assure aux États-Unis un contrôle sur la Colombie et le Pérou ».

    L’Équateur n’intéresse pas seulement les États-Unis comme pays pauvre limitrophe de pays riches. Durant la « révolution citoyenne », il fut l’un des artisans du rapprochement de l’Amérique latine avec la Chine. C’est en effet auprès du gouvernement chinois que l’Équateur sollicita des fonds après avoir annulé sa dette souveraine auprès des créanciers occidentaux en 2008. Malgré les taux d’intérêt léonins pratiqués par la Chine, celle-ci avait l’heur de ne pas conditionner ses prêts par des plans d’ajustement structurels. S’ensuivirent de multiples investissements de capitaux chinois en Équateur, dans des projets d’infrastructures ou d’extraction minière – non sans frictions.

    À l’instar de l’Équateur, de nombreux gouvernements d’Amérique latine ont tenté de s’appuyer sur la volonté chinoise d’expansion pour contrecarrer la domination nord-américaine. Prêts et investissements ont afflué dans le sous-continent durant la décennie 2010, jusqu’à inquiéter les États-Unis ; des documents du département d’État américain évoquent le « défi hégémonique » posé par l’Empire du milieu à la puissance du Nord. Dans plusieurs secteurs, les États-Unis accusent à présent un sérieux retard. C’est le cas dans le domaine des télécommunications et des technologies numériques. Le récent accord entre l’Équateur et la Development Finance Corporation (DFC) des États-Unis, garantissant au pays un prêt de 3.5 milliards de dollars contre la rupture de ses contrats avec Huawei, peut s’interpréter à la lueur de ces enjeux. La nature des relations qu’un éventuel gouvernement dirigé par Andrés Arauz souhaiterait entretenir avec la Chine s’annonce d’ores et déjà comme un point d’achoppement majeur avec l’administration Biden.

    L’ex-siège de l’UNASUR à Quito © Vincent Ortiz pour LVSL

    Il faut enfin évoquer un dernier facteur, rétif à des réductions chiffrées ou topographiques. La présidence de Rafael Correa fut celle où l’Équateur émergea du rang des nations anonymes ; l’asile accordé à Julian Assange, le bras de fer engagé avec la major pétrolière Chevron, ont confié au pays une aura mondiale au sein des mouvements critiques de la domination nord-américaine. Aux côtés de Hugo Chávez et de Fidel Castro, Rafael Correa a plaidé pour une intégration régionale accrue et l’édification d’institutions qui contrebalancent celles de Bretton Woods. Ce n’est pas par hasard que le siège de l’UNASUR fut édifié à Quito.

    Pour une mise en perspective de la politique étrangère équatorienne sous Rafael Correa, lire notre entretien avec Guillaume Long : « Comment la révolution citoyenne d’Équateur a été trahie » .

    Si les États-Unis souhaitent tant conserver leur tutelle sur l’Équateur, est-ce parce qu’ils craignent qu’une victoire d’Andrés Arauz, faisant suite à celle d’Alberto Fernandez en Argentine et de Luis Arce en Bolivie, ne permette au pays de redevenir un pôle d’opposition à leur hégémonie ?

    Notes :

    1 Cité dans Eirik Vold, Ecuador en la mira , El Telegrafo, 2016, p. 21. Cet ouvrage compile et analyse les câbles révélés par Wikileaks attestant d’une ingérence permanente des États-Unis sous le mandat de Rafael Correa.

    2 « National security strategy of the United States of America », Maison-Blanche, Washington, 2017, p. 34.

    3 Celso Amorin, Carol Proner, « Lawfare et géopolitique : focus sur l’Amérique latine », traduit par Arley Carvalho Meneses, IRIS, 2021.

    4 Vincent Arpoulet, « Les variations de la politique pétrolière équatorienne à la lumière du contexte économique régional et international (1972-2017) », mémoire rédigé pour la Sorbonne-Nouvelle, 2020.

    L’article Comment Washington a remis la main sur l’Équateur : quatre ans d’une reconquête souterraine est apparu en premier sur lvsl.fr - Tout reconstruire, tout réinventer .

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      Flux financiers illicites : Afrique première créancière au monde

      Milan Rivié · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 18 January, 2021 - 19:14 · 15 minutes

    Dans son dernier rapport actualisant les données sur les flux financiers illicites (FFI) en Afrique, la CNUCED (Conférence des Nations unies pour le commerce et le développement) nous informe que 88,6 milliards de dollars se volatilisent chaque année du continent. Outre les sommes en jeu, il convient de se demander comment cela est rendu possible.


    Des pertes colossales

    D’après le rapport, « Les flux financiers illicites (FFI) sont des mouvements transfrontaliers d’argent et d’actifs dont la source, le transfert ou l’utilisation sont illégaux » [1] . Y sont distinguées 4 grandes catégories. D’abord, « les pratiques fiscales et commerciales » consistant essentiellement à de fausses facturations pour les produits destinés à l’import ou à l’export, environ 40 milliards de dollars par an. Ensuite « les marchés illégaux » , relevant notamment du trafic d’êtres humains ou encore de déchets toxiques. De même « les activités relevant du vol et le financement de la criminalité et du terrorisme » . Enfin, les FFI liés à la « corruption » .

    Pour l’Afrique, les pertes enregistrées sont colossales. 89 milliards de dollars par an selon les estimations les plus basses, soit 3,7 % du PIB du continent, ou 25 % du PIB de l’Egypte, une des trois principales économies africaines aux côtés de l’Afrique du Sud et du Nigeria. C’est également « presque aussi important que le total des flux entrants de l’aide publique au développement, évalués à 48 milliards de dollars, combinés aux investissements directs étrangers, estimés à 54 milliards $US, reçus par les pays africains » .

    Contrairement à la narration dominante, les 54 Etats africains financeraient les pays dit développés et non l’inverse ? Comme le CADTM, c’est ce qu’affirme le rapport. Avec des FFI estimés à 836 milliards $US entre 2010 et 2015, et une dette extérieure de 770 milliards $US en 2018, « l’Afrique est un créancier net du reste du monde » .

    Graphique 1 : Comparaison entre le stock de la dette extérieure (publique et totale – échelle de gauche), le service de la dette extérieure (publique et totale) et les FFI (échelle de droite) – en milliards de $US [2]

    Alors que 13 pays africains sont placés sur la liste du FMI des pays en situation de surendettement et qu’une dizaine sont en suspension de paiement [3] , la comparaison détonne. Sur la période courant de 2011 à 2018, (voir graphique 1), les FFI sont toujours largement supérieurs au service de la dette extérieure publique ou totale. En somme, si les pays africains venaient à récupérer les FFI, ils pourraient se libérer totalement de l’endettement extérieur. Plus encore, sans FFI, les populations africaines n’auraient pas subi les différents mécanismes de domination inhérents au système-dette. Mais alors qui sont les responsables ?

    Des responsabilités partagées ?

    Lorsqu’il est question de l’Afrique et des raisons pour lesquelles les pays rencontrent des difficultés de développement, très vite la corruption intérieure est pointée du doigt comme principale responsable. Elle est indéniable :  environ 148 milliards $US par an selon la Banque africaine de développement. Il faut néanmoins distinguer la « petite » de la « grande » corruption.

    Dans un environnement où les classes capitalistes et dirigeantes sont perçues comme corrompues, la petite corruption se développe d’autant plus. Puisque dans les plus hautes sphères de l’Etat et des organisations (publiques et privées) les obligations fondamentales sont transgressées par ses plus hauts représentants, il deviendrait normal, rationnel voire nécessaire d’agir de la sorte à des niveaux subalternes, notamment chez les fonctionnaires sous-payés ou laissés sans salaire pendant des mois. La « petite » se présente alors comme une excroissance de la « grande » corruption. L’obtention forcée ou accélérée de documents administratifs, de ristournes fiscales, d’un terrain à bâtir, etc., se monnaye alors entre des individus et des agents appartenant tous deux à la classe moyenne. De fait, le « petit corrupteur » obtient par le paiement d’un dessous de table ce qu’il aurait dû obtenir tout à fait normalement si le service public et ses employés étaient suffisamment financés par l’État. Quant au « petit corrompu », il obtient un revenu de subsistance complémentaire souvent rendu nécessaire en raison de salaires faibles voire impayés, le tout dans une structure dysfonctionnant et qu’il sait parasitée en son sommet. En bout de chaîne, ces agissements, délictueux mais compréhensibles, se répercutent malheureusement doublement aux dépens des plus pauvres. Proportionnellement à leurs revenus, ils doivent payer davantage pour espérer bénéficier de services publics ou privés, tout en sachant qu’en l’état, ces mêmes services, censés accessibles à tou-te-s, continueront à se déliter. Pour autant, s’il faut incontestablement lutter contre la « petite corruption », il faut avant tout considérer qu’elle est le produit d’appareils d’État rendus défaillants par des décennies d’ingérences extérieures néocoloniales, et dans laquelle se complaisent des classes capitalistes autochtones et dirigeantes complices.

    Ainsi, « dans de nombreux pays africains, 20 à 30 % de la fortune privée est placée dans des paradis fiscaux » et « 5 000 particuliers de 41 pays africains déten [aient] un total cumulé d’environ 6,5 milliards $US d’actifs » dans des comptes bancaires offshores en 2015. Dans les deux cas, cette forme de grande corruption est rendue possible par l’(in)action des dites grandes puissances. Si l’OCDE (Organisation de coopération et de développement économiques), dont le siège est à Paris, est censée lutter contre les paradis fiscaux, aucun des 38 pays membres n’est africain [4] . Concernant les comptes bancaires offshores , le réseau Tax Justice Network nous apprend que les 10 pays les plus opaques financièrement et luttant pour le maintien du secret bancaire, sont tous des grandes puissances. On y retrouve notamment les Îles Caïmans, les Etats-Unis, la Suisse, Hong-Kong ou encore le Luxembourg, le Japon et les Pays-Bas [5] . Comme l’attestent les nombreux scandales de ces dernières années, parmi lesquels les Offshore Leaks , Luxembourg Leaks , Swiss Leaks , Mauritius Leaks [6] , ou les Luanda Leaks , (impliquant Isabel dos Santos, fille de l’ex-président d’Angola de 1979 à 2017) [7] , les FFI et la « grande » corruption sont organisés « par le haut » et leurs quartiers généraux se trouvent dans les pays les plus riches à New-York, à Londres, à Paris, à Berlin, à Tokyo.

    Institutions financières internationales (IFI) et puissances dominantes alimentent également à leurs fins la grande corruption. Malgré les révélations du rapport Blumenthal sur la destination réelle des fonds prêtés au dictateur Mobutu au Zaïre de l’époque, Banque mondiale et FMI ont perpétué leur financement à des fins géopolitiques. La récente affaire des #Papergate en février 2020 [8] à la Banque mondiale ne fait que confirmer ces pratiques quasi-généralisées [9] . Du côté des ingérences bilatérales, pour ne citer que cet exemple impliquant la France, Loïk Le Floch-Prigent, ex-PDF d’Elf (entreprise parapublique avant d’être absorbée par Total), indiquait récemment « que l’argent du pétrole a permis de financer personnellement des présidents africains, notamment au Gabon et au Congo-Brazzaville. Et assuré que le système perdure aujourd’hui, sous d’autres formes » [10] . En guise de remerciement pour leur soutien infaillible, plusieurs partis politiques français, que ce soit le Parti socialiste ou des partis de droite, ont profité de financements occultes pour leurs campagnes présidentielles [11] . Ce type d’opérations au détriment des populations ne se limitent ni à la Françafrique, ni même à l’Afrique seule.

    Les grandes entreprises et multinationales sont également un rouage essentiel des FFI et maintiennent volontairement le continent comme un fournisseur de matières premières afin d’en tirer un profit maximal. Comme l’indique le rapport, « jusqu’à 50 % des flux illicites en provenance d’Afrique ont pour source la fausse facturation dans le commerce international et plus de la moitié des FFI qui y sont liés ont pour source le secteur extractif » . Ainsi, 40 milliards des FFI proviennent de l’activité destructrice de l’industrie extractive (l’or 77 %, le diamant 12 %, et la platine 6 %). Avant de poursuivre, « Les entreprises multinationales actives dans l’exploitation minière centralisent toujours plus leurs activités de négoce, ce qui accentue le risque de fausse facturation […] Singapour et la Suisse figurent parmi les pays les plus attrayants pour la centralisation de ces activités de négoce grâce aux avantages fiscaux qu’ils accordent aux entreprises multinationales de négoce » . Or, quels en sont les principaux bénéficiaires ? Canadiennes, étasuniennes, françaises, suisses, etc., toutes les principales multinationales extractivistes actives en Afrique (Anglo American, De Beers, Glencore , BHP , Rio Tinto , Umicore [anciennement Union minière du Haut Katanga , Vieille-Montagne ], etc.) sont principalement aux mains de grands actionnaires occidentaux.

    Plus loin, le rapport précise que « les principaux mécanismes d’évasion fiscale et de fraude fiscale sont la fausse facturation dans le commerce international, la manipulation des prix de transfert, le transfert de bénéfices et l’arbitrage fiscal » . Pour compléter le tableau, il faut également tenir compte de l’action des « Big Four » (KPMG, Ernst & Young, Deloitte et PwC), ces cabinets d’audit – à qui l’on doit de nombreux plans de licenciement dits « plans sociaux » dans le jargon néolibéral – sont spécialisés dans le conseil aux entreprises pour leur faciliter « l’évitement » fiscal [12] . Dans cette architecture poreuse, on comprend mieux qu’ « au niveau mondial de 30 % à 50 % des investissements directs étrangers transitent par des sociétés-écrans offshore » , avec pour conséquences directes une volatilité accrue des capitaux investis, une part croissante des bénéfices réalisés déclarée dans des paradis fiscaux et une instabilité chronique des Etats de se développer.

    Une question de justice sociale

    Avec ce rapport de la CNUCED, l’Organisation des Nations unies (ONU) aurait intérêt à reconsidérer la promotion systématique des financements privés pour la réalisation de ses objectifs de développement durable (ODD) [13] et, à s’attaquer par exemple aux « pratiques fiscales et commerciales » des FFI. Ceci permettrait à l’Afrique de récupérer la moitié des financements nécessaires à la réalisation des ODD, devant être atteints d’ici 2030.  Ce serait une bouffée d’oxygène considérable pour les finances publiques des pays africains. D’autant plus dans une période de crise de la dette conjuguée à des besoins de financement accrus avec les conséquences sanitaires et économiques de la Covid-19.

    D’autres progrès doivent également être réalisés, parmi lesquels une meilleure captation de l’impôt. Si « les recettes fiscales » sont en progrès et « représentent [aujourd’hui] 16 % du PIB africain » , elles restent nettement en-deçà de leur potentiel et souffrent de la comparaison avec les autres pays du Nord et Sud confondus. Il faut néanmoins souligner qu’ « elles n’ont toujours pas retrouvé leurs niveaux d’avant les années 1980 et 1990, pendant lesquelles les politiques d’ajustement structurel ont entrainé une chute des recettes issues du commerce international » Autrement dit, en mettant l’accent sur la libéralisation de l’économie, l’instauration de la TVA, la suppression des barrières douanières, du contrôle des changes et des mouvements de capitaux, la Banque mondiale et le FMI ont et participent encore au maintien d’une situation de grande précarité pour la majorité des populations, dont profitent allègrement les classes dirigeantes et capitalistes dans et hors du continent.

    Pour juguler les FFI, la CNUCED présente à la fin de son rapport une série de conclusions et recommandations mitigées.

    Nous pouvons certes partager l’affirmation selon laquelle « les pays développés et les pays en développement partagent la responsabilité des FFI » , mais on peut regretter ensuite que l’affirmation ne soit pas suivie d’une nuance sur les degrés d’implication. Si les populations du Nord sont tout autant victimes que celles du Sud de l’austérité résultant en partie des FFI, on ne peut faire une comparaison analogue à une échelle étatique. Les intérêts financiers et industriels se situent très majoritairement dans les pays du Nord. Ce sont eux qui influent directement sur l’architecture internationale et sur les cadres réglementaires internationaux, multilatéraux ou nationaux qui s(er)ont adoptés. Les principales bourses, banques et multinationales se situent dans les pays qui dominent les grandes instances de décision (G7, G20, OCDE, Banque mondiale, FMI, IIF, Club de Paris , BEI, BID, OMC, etc.) et en Chine, laquelle commence à conquérir de nombreux marchés dans les pays émergents et en développement. Sans nier que les intérêts d’Aliko Dangote, africain et entrepreneur le plus riche du continent ne soient les mêmes que ceux de ces confrères extracontinentaux, le rapport de force est sans commune mesure. Avec des actifs estimés à 8,3 milliards $US, il ne se situe qu’au 162 e rang d’un classement dont les 20 premières places sont trustées par 14 Etasuniens, 2 Chinois, 2 Français, 1 Espagnol et 1 Mexicain [14] . Au plan national, le Nigeria est le leader africain en termes de PIB et occupe « seulement » le 29 ème rang mondial. Surtout, il se trouve au 133 ème rang dès lors que le PIB est rapporté au nombre d’habitants [15] . Si l’on prend en compte le poids institutionnel, politique, économique ou même militaire des pays africains face aux grandes puissances, on constate qu’ils ne sont pas en mesure de s’opposer à leurs diktats (mise à part l’Afrique du Sud, pays qui dispose d’une certaine autonomie et domine économiquement ses voisins d’Afrique australe). Dans ce contexte, la CNUCED a beau appeler à « renforcer la participation de l’Afrique à la réforme de la fiscalité internationale » , ou à « intensifier la lutte contre la corruption et le blanchiment d’argent » , on doute qu’elle puisse en tirer un réel bénéfice, d’autant plus qu’une éventuelle collaboration multilatérale serait notamment « le fruit de la collaboration du FMI, de la Banque mondiale, de l’OCDE » . On en doute d’autant plus que la CNUCED accueille positivement la mise en place de la Zone de libre-échange continentale africaine (ZLECAf) pour y parvenir. Les accords de libre-échange conduisent davantage à un affaiblissement des Etats face aux intérêts des multinationales et participent largement à un nivellement vers le bas des réglementations nationales. On peut certes espérer une union forte des dirigeants africains pour bâtir un espace économique solidaire entre les peuples africains, mais comme indiqué précédemment, ces dirigeants ne semblent disposer ni de la force nécessaire, ni de la volonté.

    Finalement, pour parvenir à lutter contre les FFI, seule une recommandation semble être en mesure de pouvoir transformer l’essai. Elle vise à « protéger et appuyer les organisations de la société civile, les dénonciateurs d’abus et les journalistes d’investigation ». Comme l’ont démontré des organisations à l’instar d’Open Ownership, Financial Transparency Coalition, Tax Justice Network ou encore Action Aid, seules des actions de terrain et des campagnes internationales menées par les populations locales avec le soutien et la solidarité internationale ont permis d’obtenir des avancées sur le plan de la transparence, de la fiscalité, etc. en exerçant une pression constante sur les dirigeants. S’il ne faut malheureusement guère attendre un « progrès naturel » du côté des institutions et des classes dirigeantes, les populations africaines continuent d’agir collectivement pour leurs droits et leurs libertés. De Balai Citoyen au Burkina Faso (renversement de Blaise Compaoré) à La Lucha en RDC (défense des droits humains et politisation des populations), en passant par le Front Anti-FCA (changement de nom du F-CFA) et tant d’autres, tous ces mouvements ont su par la mobilisation populaire parvenir à des avancées, bien que fragiles, dans l’espoir de construite une authentique lutte panafricaine.

    L’auteur remercie Jean Nanga, Claude Quémar, Eric Toussaint pour leurs relectures et suggestions.

    Notes :

    [1] CNUCED, « L’Afrique pourrait gagner 89 milliards de dollars par an en réduisant les flux financiers illicites, selon l’ONU », Communiqué de presse, 28 septembre 2020. Disponible à : https://unctad.org/fr/Pages/PressRelease.aspx?OriginalVersionID=573

    Sauf mention contraire, toutes les citations en italique sont tirées du rapport de la CNUCED.

    [2] Sources : Pour la dette, base de données de la Banque mondiale. Pour les FFI, le présent rapport.

    [3] Voir Éric Toussaint et Milan Rivié, « Les pays en développement pris dans l’étau de la dette », 6 octobre 2020. Disponible à : https://cadtm.org/Les-pays-en-developpement-pris-dans-l-etau-de-la-dette

    [4] Liste des pays membres : Allemagne, Australie, Autriche, Belgique, Canada, Chili, Colombie, Corée du Sud, Danemark, Espagne, Estonie, États-Unis, Finlande, France, Grèce, Hongrie, Irlande, Islande, Israël, Italie, Japon, Lettonie, Lituanie, Luxembourg, Mexique, Norvège, Nouvelle-Zélande, Pays-Bas, Pologne, Portugal, Royaume-Uni, République slovaque, République tchèque, Slovénie, Suisse, Suède, Turquie.

    [5] Voir le site internet de Tax Justice Network . Disponible à : https://fsi.taxjustice.net/fr/

    [6] Fergus Shiel et Will Fitzgibbon, “About the Mauritius Leaks Investigation”, ICIJ , 23 juillet 2019. Disponible à : https://www.icij.org/investigations/mauritius-leaks/about-the-mauritius-leaks-investigation/

    [7] Voir le dossier d’ICIJ consacré au sujet : https://www.icij.org/investigations/luanda-leaks/ ou Marlène Panara, « Luanda Leaks, ou l’effondrement de l’empire dos Santos », 21 janvier 2020, Le Point Afrique . Disponible à :

    [8] Renaud Vivien, “#Papergate : vers un nouveau scandale de corruption classé sans suite ?”, Le Soir, 27 janvier 2020. Disponible à : https://plus.lesoir.be/283145/article/2020-02-27/papergate-vers-un-nouveau-scandale-de-corruption-classe-sans-suite

    [9] Éric Toussaint, « Le soutien de la Banque mondiale et du FMI aux dictatures », 9 avril 2020. Disponible à : https://www.cadtm.org/Le-soutien-de-la-Banque-mondiale-et-du-FMI-aux-dictatures

    [10] Voir Fabrice Arfi, « Corruption : le testament judiciaire d’un ancien patron d’Elf », 30 septembre 2020, Mediapart . Disponible à : https://www.mediapart.fr/journal/france/300920/corruption-le-testament-judiciaire-d-un-ancien-patron-d-elf .

    [11] Voir notamment Antoine Dulin et Jean Merckaert, « Biens mal acquis, A qui profite le crime ? », CCFD, juin 2009. Disponible à : https://ccfd-terresolidaire.org/IMG/pdf/BMA_totalBD.pdf ou encore « Chirac, Villepin et Le Pen accusés de financements occultes », Le Monde , 12 septembre 2011. Disponible à : https://www.lemonde.fr/politique/article/2011/09/12/chirac-et-villepin-accuses-de-financements-occultes_1570938_823448.html

    [12] Voir notamment, Corporate Europe Observatory, « Comment les “Big Four” inspirent les politiques de l’Union européenne sur l’évitement fiscal », juillet 2018. Disponible à : https://corporateeurope.org/sites/default/files/attachments/tax-avoidance-industry-lobby-summary-fr_final.pdf et le dossier de Kairos Europe WB “Les Big Four… ces fisco-trafiquants”, juillet 2018. Disponible à : http://www.cadtm.org/Les-Big-Four-ces-fisco-trafiquants-A-quoi-les-comparer

    [13] Voir https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/objectifs-de-developpement-durable/

    [14] https://www.journaldunet.com/patrimoine/guide-des-finances-personnelles/1209268-classement-pib/

    [15] Données de la Banque mondiale.

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      Inégalités femmes-hommes : de la stagnation économique à l’inertie politique

      Mahaut Chaudouët Delmas · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 19:14 · 10 minutes

    « En 2022, les femmes seront aussi bien payées que les hommes dans les entreprises ». Voilà la promesse que Muriel Pénicaud, alors ministre du Travail, a formulé le mardi 23 octobre 2018 sur France Info. Cette promesse a été réitérée par la nouvelle ministre Elisabeth Borne le 5 octobre 2020 sur France Inter. Au service de la « grande cause du quinquennat » qu’est l’égalité réelle entre les femmes et les hommes, la fin de l’inégalité salariale, qui s’élève encore à 25,7 %, est pourtant très loin d’être atteinte.


    Les obstacles à l’égalisation sont persistants

    La stagnation professionnelle générale des femmes est due à plusieurs phénomènes visibles et invisibles, inhérents au marché du travail actuel. D’abord, les freins visibles : les femmes sont encore en trop grand nombre victimes de carrières hachées liées aux inégalités de conditions initiales (moins formées, moins confiantes) et de vie (enfants à charge). Ainsi, 30 % des femmes travaillent encore à temps partiel et représentent 80 % des salariés dans ces conditions (INSEE). Elles occupent encore trop souvent des emplois précaires, petits boulots ou métiers de sous-traitance aux conditions particulièrement défavorables à l’instar de la lutte des femmes de chambre de l’hôtel Ibis, toujours en grève, qui nous fournit un exemple suffisamment éloquent.

    À ce rythme, ce n’est qu’en 2168 que l’égalité salariale sera atteinte.

    Ensuite, les freins invisibles : les femmes sont encore trop souvent victimes d’une différence de traitement dans les promotions professionnelles fonctionnelles, notamment en début de carrière. Elles se voient plus souvent exclues des niveaux hiérarchiques les plus élevés, valorisant, qualifiés et rémunérés des entreprises (le fameux « plafond de verre »). Lorsqu’elles y accèdent, ce sont souvent dans des secteurs non stratégiques ou de support (administration et communication principalement – « paroi de verre »). En bref, les inégalités poursuivent toutes les femmes sur le marché du travail : qu’elles soient éloignées de l’emploi, précaires dans l’emploi, cadres, etc.

    Rappelons aussi qu’une mère sur deux interrompt ou cesse son activité professionnelle, contre seulement un père sur neuf (INSEE). Les femmes intègrent très tôt que l’arrivée d’un enfant dans leur vie signe aussi la fin de leur évolution professionnelle : une mère gagnera ainsi un salaire inférieur de 25 % à celui qu’elle aurait eu sans enfant, cinq ans après une naissance (INSEE). Et quand elles accèdent à la retraite, du fait des inégalités dans l’emploi tout au long de leur vie d’actives, elles touchent une pension de droit direct réduite de 42 % par rapport aux hommes. À ce rythme, ce n’est qu’en 2168 que l’égalité salariale sera atteinte.

    Premières sollicitées, premières abandonnées

    La crise de la Covid-19 a pourtant dévoilé un paradoxe violent : les femmes sont moins payées alors qu’elles ont été (et sont encore) les plus exposées à la maladie du fait qu’elles occupent majoritairement les métiers du soin et du service. Elles représentent environ 73 % des effectifs dans l’éducation, la santé et l’action sociale, 90 % des personnels aux caisses des magasins qui assurent le ravitaillement, 67 % du personnel d’entretien qui désinfecte quotidiennement les lieux publics et privés (DREES, Les Echos ).

    Les femmes sont les plus exposées aux conséquences que la crise actuelle porte sur le marché du travail.

    Celles qui ne sont pas en première ligne ne sont pas pour autant épargnées : les femmes ont été les plus exposées aux problématiques professionnelles et psychologiques liées au confinement. Pendant cette période en France, 83 % des femmes vivant avec enfants leur ont consacré plus de 4h par jour, contre 57 % des hommes. Parmi les personnes en emploi, les mères ont deux fois plus souvent que les pères renoncé à travailler pour garder leurs enfants (21 % contre 12 %), au risque de perdre leur emploi. Plus grave encore : parmi les personnes en emploi n’ayant pas bénéficié de l’autorisation spéciale d’absence pour garde d’enfant, 80 % des femmes passaient plus de 4h quotidiennes avec les enfants (contre 52 % des hommes) et 45 % assuraient une double journée (contre 29 % des hommes) selon l’INSEE.

    Le pire reste que cette situation nouvelle risque d’accroître des inégalités économiques à venir. Les femmes sont en effet les plus exposées aux conséquences que la crise actuelle porte sur le marché du travail. Du fait même du renforcement de la part du travail domestique non rémunéré dans l’organisation de leur journée pendant le confinement, le retour des femmes au travail est d’autant plus incertain. Par ailleurs, le risque de perdre leur emploi est 1,8 fois plus important pour les femmes que pour les hommes du fait de la surreprésentation des femmes dans certains secteurs dont l’activité devrait le plus reculer (hôtellerie, restauration, commerce). En ce sens, 54 % des postes menacés dans le monde concernent les femmes (McKinsey). Une tendance déjà constatée aux États-Unis où le taux de chômage des femmes a été supérieur de 2 % à celui des hommes au printemps 2020 (FMI). Enfin, les biais sexistes inhérents au marché du travail sont tels que les hommes sont globalement considérés comme prioritaires dans l’accès à l’emploi en cas de pénurie de travail (enquête World Values Survey ).

    La tendance à long terme est particulièrement défavorable aux femmes dans l’emploi

    Cette tendance vient s’ajouter à celle, plus structurelle, de la répartition sexuée des métiers d’avenir, qui perpétue les écarts de salaire horaire sur le long terme : dans l’emploi, les femmes ne représentent qu’un tiers des salariés des secteurs de l’ingénierie, de l’informatique et du numérique, et ce principalement dans les fonctions support (ressources humaines, administration, marketing, communication, etc, et non pas dans les branches dites « qualifiées »). Du côté employeurs, seulement 7 % des start-up françaises sont dirigées par des femmes.

    L’éloignement des jeunes femmes est encore plus marqué concernant la formation aux métiers du numérique (la proportion de femmes diplômées dans ce secteur a baissé de 2 % en France entre 2013 et 2017, marquant un peu plus cet éloignement selon l’étude Gender Scan 2019) et ce alors que l’on estime à plus de 50 % la part des métiers du numérique en 2030. Couplée à l’automatisation des métiers principalement occupés par des femmes (caissières et secrétaires), et à la généralisation du télétravail qui cantonnera davantage les femmes dans la sphère domestique dans laquelle elles subissent les risques économiques sus-mentionnés, cette tendance du marché du travail de demain est particulièrement inquiétante.

    Compter sur la bonne volonté des entreprises ou des femmes ne suffit pas

    Or, la seule mesure « forte » du gouvernement pour tenir sa promesse initiale, c’est « l’index égalité salariale ». Un index dont les modalités de calcul sont tout à fait favorables aux entreprises, donc défavorables à l’évolution professionnelle réelle des femmes qui y travaillent. Les entreprises disposent par ailleurs de trois années pour agir et leur inaction est assortie d’une mesure coercitive pas vraiment radicale : une sanction financière équivalente à 1 % de leur chiffre d’affaires, uniquement si leur notation (pourtant biaisée de base [1] ) demeure en dessous de 75 points sur 100. Pas vraiment révolutionnaire.

    Les femmes de leur côté disposent de nouvelles capacités d’agir, notamment à travers l’action de groupe – ou « class action » – qui offre un cadre collectif facilitant la révélation de discriminations systémiques que ne permettent pas assez souvent les actions isolées et ouvre la possibilité de négociations collectives à partir d’un diagnostic précis des inégalités. Cependant, ces actions collectives même par accumulation ne permettront jamais de réguler l’ensemble d’un territoire et faire loi, précisément parce que ce n’est pas leur rôle, tout comme ce n’est pas le rôle d’une entreprise de s’auto-réguler sur la base du volontariat.

    L’indispensable mise en place de politiques publiques volontaristes

    Si l’on agrège l’ensemble de ces analyses, l’objectif de 0 % d’inégalité à la fin du quinquennat tel que promis par le gouvernement est donc tout bonnement inatteignable. Cela n’est pas l’objectif mais la logique des mesures pour l’atteindre qui pèche : l’État ne peut pas se contenter de mener des politiques de régulation du marché qui reposent sur une logique d’incitation des entreprises et un système de bonus/malus.

    C’est au contraire seulement en déployant des politiques volontaristes et actives pour favoriser l’emploi des femmes, son maintien et sa valorisation, que l’on peut espérer voir les choses bouger. Parmi elles, l’allongement du congé paternité à 28 jours est une première. Il s’agira de mesurer et contrôler son application réelle par les employeurs, mais aussi de le revaloriser progressivement à la hausse (la Suède et la Norvège offrent environ 420 jours, à titre comparatif).

    L’État ne peut pas se contenter de mener des politiques de régulation du marché qui reposent sur une logique d’incitation des entreprises et un système de bonus/malus.

    L’augmentation des moyens du service public de la petite enfance, la réévaluation des aides financières à la garde des enfants, l’ouverture de places en crèche sont autant de moyens de sortir de l’organisation encore largement patriarcale de la société. Ces réformes permettraient de sortir progressivement la charge des enfants du « domaine réservé » des femmes et rendraient plus linéaires leurs carrières professionnelles, encore systématiquement conditionnées à l’arrivée d’un enfant signant leur éloignement – partiel, temporaire ou définitif – du marché du travail.

    La réduction des inégalités sur le marché du travail doit nécessairement passer par une revalorisation des métiers majoritairement occupés par des femmes pour résorber l’écart monstrueux entre les bénéfices sociaux qu’ils génèrent (métiers du « care » à forte valeur sociale et externalités positives [2] , métiers de service, éducation, travail invisible) et leur niveau de rémunération. L’obligation de représentation des femmes dans les conseils d’administration (CA) des entreprises doit aussi être appliquée et réévaluée : pour rappel, la France bloque comme le reste des États européens la directive européenne en faveur d’une plus grande place des femmes dans les CA, depuis 8 ans [3] .

    L’État ne saurait espérer en finir avec les violences faites aux femmes sans conduire des politiques bien plus radicales, holistiques et ambitieuses pour sortir de la domination économique et sociale qu’elles subissent structurellement, en premier lieu sur le marché du travail. La logique néolibérale qui sous-tend la timidité des manœuvres et la méthode d’incitation aux acteurs privés ne conduira pas seulement à la perpétuation de cette domination, mais conduira à l’aggraver.


    [1] Voir L’action de groupe, nouveau moyen de combattre les inégalités entre femmes et hommes au travail , Médiapart, 5 octobre 2020 : « Cet index repose sur cinq indicateurs notés sur 100 points : l’écart de rémunération par âge et catégorie professionnelle ; l’écart entre la part des femmes et des hommes augmentés ; l’écart entre la part des femmes et des hommes promus ; la part des femmes ayant bénéficié d’une augmentation au retour de congé maternité ; et la présence d’au moins 4 femmes dans les 10 plus hautes rémunérations. En-dessous de 75 points, l’entreprise a trois ans pour s’améliorer sous peine de sanctions.

    Du fait d’un barème et d’un système de pondération et de seuils, il est possible d’obtenir une bonne note même avec des écarts femmes-hommes élevés sur les trois premiers indicateurs. Par exemple, le niveau de promotion ou d’augmentation n’est pas pris en compte : il suffit d’augmenter toutes les femmes de 10 € et tous les hommes de 100 € pour obtenir la note maximale. La priorité du ministère du Travail semble être d’améliorer la place des femmes au plus haut niveau de l’entreprise… Comme s’il suffisait qu’une poignée de femmes cadres supérieures arrive au sommet pour que l’égalité professionnelle soit garantie ! L’index est donc loin de refléter la réalité des inégalités femmes-hommes dans l’entreprise ».

    [2] Exemple : on sait que les services d’aide à la personne réduisent drastiquement les prises en charge à l’hôpital public dont le séjour coûte environ 2000€ par jour, autant d’économies pour la puissance publique.

    [3] https://fr.euronews.com/2020/10/10/le-long-et-lent-combat-de-l-egalite-salariale-entre-femmes-et-hommes-dans-l-ue

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      1830 : Les trois glorieuses ou la révolution volée

      Xavier Vest · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:57 · 25 minutes

    À la mi-mai 2020 de nombreux aides-soignants ou infirmiers ont eu l’occasion de recevoir une « médaille de l’engagement ». Cette médaille se voulait pour le gouvernement une marque de reconnaissance de la nation envers le dur travail du monde soignant durant le confinement. Pourtant, de nombreux soignants ont moqué cette mesure cosmétique en jetant leurs médailles en réaction à ce qu’ils voient comme un simple substitut à une véritable réforme du mode de gestion néolibéral des hôpitaux publics. Outre le monde médical, Macron avait aussi salué avec emphase les travailleurs de « première ligne » durant le confinement qui faisaient tenir l’économie en annonçant que plus rien ne serait comme avant. Pourtant les prévisions orageuses à venir sur le marché du travail avec les multiples plans de licenciement ne semblent pas faire varier la politique du gouvernement. Cette atmosphère actuelle pourrait bien nous ramener plus loin dans l’Histoire de France. À l’été 1830, 15 ans après la Restauration monarchique des Bourbons, le peuple de Paris à l’initiative d’étudiants républicains et d’ouvriers se soulève contre Charles X.


    Cette Révolution victorieuse qu’on appelle aujourd’hui les trois glorieuses fait suite à une crise institutionnelle et politique qui accroit la défiance des Parisiens sur un retour au monde d’avant 1789. Bien que cette révolution soit victorieuse, en coulisses, les députés de l’opposition libérale parviennent à maintenir un régime monarchique avec une nouvelle dynastie qui se veut plus libérale que celle des Bourbons avec la venue du Duc d’Orléans sur le trône qui devient Louis Philippe 1er, Roi des français.

    Bien que devant sa couronne au peuple qu’il qualifie d’héroïque, Louis-Philippe et sa majorité bourgeoise se préservent de trop bouger les institutions politiques et sociales. Ils écartent alors rapidement les idées républicaines et se refusent à céder aux revendications sociales des ouvriers. Louis-Philippe tient pourtant à féliciter les combattants des barricades en leur distribuant à chacun une « médaille de juillet ». Cette médaille est alors moquée ironiquement voire refusée par certains combattants à l’image de militants républicains conscients de la dupe qui s’opère. Car durant les trois glorieuses, les républicains et les ouvriers se sont bel et bien fait dupés par les bourgeois libéraux qui parviennent à imposer leur ordre.

    La chute de l’Empire et le retour du Roi

    Adolphe Thiers © Eugène Disrédi

    En 1821, Adolphe Thiers jeune avocat, âgé de 24 ans, originaire du sud de la France, qui inspirera à l’écrivain Honoré Balzac le célèbre personnage de Rastignac, arrive à Paris dans le but d’assouvir ses ambitions de gloire littéraire, de fortune et d’ascension politique. Si il est un grand admirateur de Napoléon pour son oeuvre politique et militaire, il a bien compris que dans ces temps de paix, pour acquérir de la célébrité, la plume a remplacé le sabre.

    Il écrit alors Une Histoire de la Révolution Française de 1823 à 1827 qui paraît progressivement en 10 volumes. Ce livre connaît un grand succès et plusieurs rééditions avec des ventes atteignant des dizaines de milliers d’exemplaires. Dans son livre, le jeune Thiers salue l’esprit de 1789 en s’opposant aux Aristocrates, représentants de l’ancien monde religieux et ses privilèges. Il critique aussi fortement la République jacobine et Robespierre qu’il qualifie comme un des « êtres les plus odieux qui ait jamais gouverné des hommes ». En plus de cette activité d’historien qui lui permet  de faire fortune, le jeune Thiers se lie rapidement à l’opposition libérale en rejoignant le journal Le Constitutionnel. Ce grand titre de presse dont le siège est à Paris a décidé de prendre le parti des libéraux contre les Ultras au cours des joutes politiques qui animent la Restauration.

    Car si en 1815, après la défaite définitive de Napoléon 1er à Waterloo, les Bourbons sont rétablis, les évolutions politiques et sociales de la Révolution française et de l’Empire ne peuvent être occultées par le nouveau régime. Une Charte est alors promulguée à l’initiative de l’Angleterre, et du frère de Louis XVI, le nouveau Roi de France, Louis XVIII dans le but d’établir un compromis institutionnel, politique et social entre l’aristocratie et la grande bourgeoisie. Cela aboutit dans les faits à un semblant de monarchie constitutionnelle proche du modèle anglais avec une chambre des pairs (noblesse héréditaire nommée par le Roi) et une chambre des députés élue au suffrage censitaire par les électeurs les plus fortunés. Pour un pays d’environ 30 millions d’habitants durant la Restauration, seulement 100 000 français peuvent voter et 15 000 être éligibles.

    Malgré des débuts houleux, ce système politique fonctionne plutôt bien durant les premières années du règne de Louis XVIII  (1814-1815 ; 1815-1824). Bien que non obligé par la Charte, le Roi se prête au jeu du parlementarisme en nommant des ministères issus de la majorité parlementaire. Les ministères Richelieu (1815-1818) et Decazes (1819-1920) soutenus par des royalistes modérés et des libéraux doctrinaires comme François Guizot, futur homme fort de la Monarchie de Juillet symbolisent la réussite d’une Monarchie tempérée qui parvient à maintenir une concorde sociale en obtenant le soutien de la bourgeoisie.

    Louis XVIII en costume de sacreLouis XVIII en costume de sacre

    Libéraux vs Ultras : l’opposition systémique des années 1820

    Pourtant différents évènements vont venir mettre fin à ce consensus. Le Duc de Berry, neveu du Roi et fils du Comte d’Artois (futur Charles X) est assassiné en février 1820 par un ouvrier bonapartiste. Cet évènement au retentissement politique énorme clôt l’épisode de la Monarchie modérée avec l’avènement durant la décennie 1820 de l’opposition entre les Libéraux et les Ultras. Ces derniers parviennent à travers le Comte d’Artois, futur Charles X à influencer Louis XVIII dans sa politique intérieure notamment en restreignant la liberté de la presse pour museler l’opposition libérale.

    Le terme d’Ultras ou d’Ultras-royalistes désigne cette frange d’anciens nobles émigrés constituée d’aristocrates parisiens occupant les beaux hôtels particuliers du Faubourg Saint-Germain à Paris ou de ces hobereaux de province nostalgiques de la société dAncien-Régime d’avant 1789 fondée sur la terre et sur la religion catholique. Ils sont en outre influencés par des auteurs contre-révolutionnaires à l’image de Joseph de Maistre, pour qui le pouvoir résulte dans la « providence divine » et non dans la souveraineté du peuple. Louis de Bonald, grand pourfendeur du Contrat social de Rousseau qui prône un retour à une société traditionnelle basée sur les ordres inspire aussi grandement le parti Ultra. Ce parti méprise de fait la monarchie modérée de Louis XVIII et soutient le Comte d’Artois, chef du parti des Ultras qui accède au trône en 1824 sous le nom de Charles X.

    Face aux Ultras, s’opposent les libéraux. Ils résultent à la chambre des députés d’une opposition plurielle entre Républicains ayant pour modèle la République américaine de George Washington comme ne général Lafayette ou le député Jacques Manuel, d’anciens bonapartistes comme le Général Foy, et enfin des partisans d’une véritable monarchie libérale qui pourrait être placée sous l’égide de la branche cadette des Bourbons, les Orléans, plus sensible à la Révolution française et au libéralisme politique à l’image du Duc d’Orléans. Le Duc d’Orléans, quand à lui, dispose depuis la Restauration d’une grande fortune. Il est propriétaire de plusieurs grands domaines, en particulier du Palais-Royal à Paris, bâtiment dont les galeries marchandes ponctuées de cafés et de librairies sont des hauts lieux de sociabilités politiques de l’opposition sous la Restauration. Si le Duc d’Orléans se fait discret sur ses ambitions politiques, il manigance en secret des réseaux de soutien et reçoit chez lui de nombreux opposants à Charles X. Il déclare dès 1815 “ Je ne ferai rien pour m emparer de la couronne, mais si elle tombe, je la ramasserai .” (Bertrand JC, 2015, p.385). Pour les partisans d’une véritable monarchie constitutionnelle comme François Guizot ou le banquier Jacques Laffitte, ce régime permettrait d’en finir avec le spectre de l’ancien régime toujours agité par la menace des Bourbons surtout à partir de Charles X mais aussi de se protéger contre les excès de la République jacobine de 1793 avec son cortège de lois sociales que les libéraux abhorrent.

    Jacques LaffitteJacques Laffitte

    De fait si les libéraux condamnent la Révolution égalitariste sans-culotte, ils restent néanmoins attachés aux principes de 1789 et au Code Civil de Napoléon. Ils se font partisans d’un libéralisme politique (liberté religieuse, liberté de presse, monarchie constitutionnelle) mais aussi d’un libéralisme économique. Ils affichent aussi un grand anticléricalisme voltairien. On retrouve parmi les grands noms de cette opposition bourgeoise des notables qui ont bénéficié des formes modernes d’enrichissement : négoce, industrie ou banque. À titre d’exemple on peut noter le nom de grands banquiers comme Casimir Perier aussi actionnaire de la Compagnie des Mines d’Anzin ou Jacques Laffitte, fils d’un modeste charpentier du sud, qui possède dans les années 1820, une grande fortune d’environ 20-25 millions de francs.

    Outre leur opposition à la chambre des députés, cette « aristocratie de comptoir » comme le nommera plus tard le journaliste Armand Carrel, fait un véritable travail de militantisme politique à travers des journaux d’opposition dont elle est actionnaire. Le Journal du Commerce ou Le Courrier Français sont ainsi tenus par des membres de l’opposition. D’autres journaux d’oppositions systémiques comme Le Journal des débats et Le Constitutionnel, dans lequel Adolphe Thiers se fait remarquer dans les années 1820, connaîtront de grands tirages à une époque où un exemplaire, du fait d’un coût trop élevé, peut être lu à voix haute dans un café ou échangé entre plusieurs dizaines d’individus.

    Et le peuple dans tout ça ?

    Pour l’opposition bourgeoise, la participation politique reste avant tout conditionnée par la richesse économique. Un des rares points d’achoppement entre les Libéraux et les Ultras, comme le fait remarquer l’historien Jean Bruhat, est la mise à l’écart des masses populaires qui ont connu un éveil politique durant la Révolution française à la campagne comme à la ville. Ces masses  populaires n’ont plus réellement voix au chapitre en France depuis les dernières insurrections sans-culottes à Paris lors du printemps 1795 contre la convention thermidorienne et la vie chère. Elles n’ont ensuite pu s’exprimer sous l’Empire qui a substitué l’engagement politique à l’engagement militaire (Noiriel, 2018) dans un contexte de guerre européenne. Enfin, Napoléon Bonaparte dans un contexte de régulation et de centralisation du pouvoir impose un contrôle strict de surveillance sociale avec la création du livret ouvrier (1803) qui vise à « domestiquer le nomadisme des ouvriers » (Woronoff, 1994). Outre ce contrôle social, les ouvriers ont interdiction de se regrouper en coalition depuis la Loi Le Chapelier (1791) qui n’a jamais été remise en cause par les régimes successifs.

    Si la France de la Restauration diffère d’un Royaume-Uni déjà fortement industrialisé, en étant avant tout un pays rural fondé sur la petite propriété paysanne, le pays compte tout de même un certain nombre d’ouvriers partagés entre des activités traditionnelles et des activités industrielles nouvelles dans quelques foyers urbains comme Lyon, Lille, Rouen mais surtout Paris.

    Une enquête préfectorale de 1823 établit ainsi à 244 000 (sur 730 000 à 750 000 habitants) le nombre d’ouvriers parisiens. Ce grand nombre d’ouvriers provient tout d’abord du secteur du bâtiment qui embauche chaque jour place de grève (Place de l’Hôtel de ville). On compte aussi des métiers artisanaux à l’image d’ateliers de chaudronnerie, d’orfèvrerie, d’ébénisterie, de chapellerie ou encore des métiers liés à industrie du luxe qui alimente ce qu’on appelle les « articles de Paris ». La ville de Paris voit aussi durant la Restauration l’apparition de fabriques issues de l’industrie nouvelle (produits chimiques, fonderie de métaux) au sud et à l’est du quartier de la Cité pouvant employer des centaines d’ouvriers.

    Si des opérations de spéculation ont déjà pu avoir lieu durant la Restauration à l’image de celle du quartier de l’Europe, L’Haussmannisation qui a pour objectif de faire de Paris une ville segmentée socialement en renvoyant les prolétaires hors du centre urbain n’a pas encore débutée. De fait de nombreux immeubles de la capitale peuvent accueillir à la fois des ouvriers, des employés ou des bourgeois tandis que les quartiers du Centre-Ville comme l’île de la Cité ou celui de l’Hôtel de Ville sont surpeuplés. Cette visibilité des ouvriers dans le centre de Paris peut effrayer la bourgeoisie dont la peur est par ailleurs accentuée par la presse, productrice de l’opinion publique, à l’image du journal La gazette des tribunaux qui paraît  en 1825. Ce journal vendu à 12 000 exemplaires narre de nombreux faits quotidiens d’insécurité à Paris. Le crime semble désormais « émaner de la totalité des masses populaires » et les classes laborieuses deviennent irrémédiablement associées à des « classes dangereuses » (Chevalier, 1966). Adolphe Thiers, figure montante de l’opposition libérale dans les années 1820 se désole ainsi que l’autorité patronale « perd de jour en jour de sa force morale et de son influence sur le peuple » et que la classe ouvrière soit « travaillée et excitée au désordre ».

    Si la classe laborieuse en France n’a pas encore une véritable conscience de soi comme cela sera progressivement le cas dans les décennies qui vont suivre, on peut déjà en observer plusieurs prodromes. À Paris, il existe en 1825, 180 sociétés de secours mutuel rassemblant 17 000 adhérents soit 10 % de la population ouvrière masculine (Guicheteau, 2014). Enfin des expériences de grèves ont déjà eu lieu en France sous la Restauration comme dans la ville de Houlme en août 1825 lorsque 800 ouvriers d’une filature cessent le travail pour s’opposer à leur patron sur un allongement du temps de travail tout en désirant une augmentation de salaire avant de faire face à la répression.

    En ce qui concerne la politisation des ouvriers, le socialisme utopique n’en est encore qu’à ces débuts à l’image d’un Charles Fourier qui rédige ses oeuvres dans les années 1820 et qui rencontrent très peu d’échos dans les catégories populaires. Les écrits de Saint-Simon sont quant à eux plus lus par la bourgeoisie qui rêve d’une aristocratie industrielle travaillant main dans la main avec les ouvriers.

    Louis Robin MorhéryLouis Robin Morhéry

    Néanmoins comme l’a montré l’historienne Jeanne Gilmore dans son livre la République clandestine 1818-1848 certains ouvriers sont souvent liés à des étudiants de sensibilité républicaine et égalitariste. Ces deux groupes se rencontrent dans les quartiers étudiants comme le quartier latin ou dans des cafés. Par ailleurs des étudiants en médecine comme les jeunes républicains François Raspail ou Robin Morhéry pratiquent des soins gratuits dans les quartiers pauvres des Faubourgs, ce qui leur permet de rencontrer de nombreux ouvriers.

    Ces étudiants et ouvriers bien qu’ayant des divergences politiques et sociales, affichent une sympathie pour l’opposition libérale à cause de son combat anticlérical et sa lutte en faveur de la liberté de la presse. Ainsi lors d’enterrements de personnalités d’oppositions ( Ex : Général Foy, Jacques Manuel) on retrouve dans les cortèges des notables libéraux mais aussi de nombreux étudiants et des ouvriers (Fureix, 2002). Enfin la police a parfois eu à faire à des manifestations violentes d’étudiants et d’ouvriers en réaction aux évènements qui touchent la chambre des députés. En 1820 lors des débats sur le scrutin (loi du double vote), un étudiant est tué par un soldat devant les Tuileries. En 1827 au quartier latin après la victoire des libéraux aux élections, des barricades sont érigées. Les affrontements voient 21 morts du côté insurgé dont une majorité issue du monde ouvrier. Ce type de manifestations peut de fait apparaître comme une répétition de ce qui va se passer lors des 3 glorieuses.

    Du sacre de Reims aux trois glorieuses : la menace contre-révolutionnaire

    Louis XVIII meurt en septembre 1824. Sa mort donne naturellement lieu au règne de Charles X, chef du parti des Ultra. Son règne matérialise alors la crainte pour de nombreux libéraux d’un renoncement à la Charte et d’une pratique anti-constitutionnelle du pouvoir. Ces soupçons sont corroborés par plusieurs mesures politiques. Tout d’abord, la loi punissant le sacrilège de mort en 1825 et le retour des congrégations jésuites stimulent le sentiment anticlérical en France. De plus, la tentative de rétablir le droit d’aînesse en 1826, la loi du milliard qui indemnise les émigrés ayant perdus leurs bien durant la Révolution française et la suppression de la garde nationale font perdre définitivement au régime le soutien de la bourgeoisie. Face à cette politique réactionnaire, l’opposition libérale se renforce aux élections législatives de 1827. Après avoir tenté d’apaiser la situation en 1828, en jouant le jeu du parlementarisme, Charles X décide de rompre avec cette pratique parlementaire qu’il voit comme un prélude à une nouvelle révolution. Ainsi durant l’été 1829, il nomme comme président du conseil son ami Jules de Polignac, émigré de la première heure en 1789 et fils de l’amie intime de Marie-Antoinette ce qui provoque une vive émotion chez le peuple de Paris. Polignac est en effet considéré par l’opinion public comme le symbole de l’ancien monde bigot.

    Charles XCharles X © Horace Vernet

    Charles X veut s’en tenir à une lecture stricte de la Charte de 1814 dans laquelle il peut renvoyer et nommer lui même ses ministres sans responsabilité face aux députés. Cela aboutit à une querelle institutionnelle et politique  entre la chambre libérale et le Roi durant le printemps 1830. Charles X décide de dissoudre la Chambre en espérant obtenir une majorité parlementaire mais le bloc libéral est vainqueur. Il décide alors avec ses ministres de faire un coup de force en publiant plusieurs ordonnances le 25 juillet : suspension de la liberté de la presse, nouvelle dissolution de la chambre. Enfin, le Roi supprime la patente du calcul du cens électoral ce qui est en défaveur de la bourgeoisie industrielle et commerçante d’opinion libérale et il réduit la chambre de 453 députés à 258.

    Les trois glorieuses (27, 28 et 29 juillet)

    Ces ordonnances du 25 juillet donnent de fait lieu à une confrontation entre la Couronne des Bourbons et ses opposants qui sont eux aussi préparés à résister à l’épreuve de force depuis des mois. Le banquier Lafitte, partisan de la solution orléaniste patronne avec Talleyrand à partir de janvier 1830 un quotidien Le National dirigé entre autres par Adolphe Thiers et qui s’oppose avec virulence à la politique ultra de Charles X. Au même moment, face à la crainte d’un coup de force de Charles X, se crée l’Association de janvier qui réunit des étudiants républicains comme Robin Morhéry et des ouvriers. Cette association s’organise militairement dans Paris avec une municipalité clandestine dans chaque arrondissement prête à passer à l’acte en cas de coup de force du Roi.

    Combat devant lCombat devant l’Hôtel de Ville de Paris © Jean Victor Schnetz

    Ainsi lorsque le 26 juillet, Le Moniteur, journal officiel du pouvoir publie les ordonnances, l’opposition libérale à la chambre est prise de court. Seulement 50 députés dont Laffitte et Périer sont encore à Paris du fait que la réunion des chambres est seulement prévue pour le 3 août. Différents journaux d’opposition se réunissent  et décident de publier une protestation pour le lendemain, ce qui provoquera la saisie des presses par le Préfet de Police. Pendant que les députés libéraux improvisent des réunions interminables sur la stratégie à entreprendre, espérant un retrait des ordonnances, l’Association de janvier lance une action révolutionnaire avec l’aide des ouvriers parisiens. Le 27 juillet, différentes barricades dans Paris sont construites tandis que des échauffourées ont lieu entre les ouvriers typographes mis au chômage par la censure et la garde royale devant le Palais-Royal. Le 28 juillet la situation dégénère. Paris est mis en état de siège. Le Maréchal Marmont envoyé la veille par Charles X cloitré à Saint-Cloud, pour rétablir l’ordre dans la capitale est dépassé par les évènements. Avec des troupes mal organisées et en manque de moyen matériel, les heurts deviennent de plus en plus incontrôlables tandis que les révolutionnaires gagnent le concours d’ancien officiers bonapartistes. L’Hôtel de Ville est alors pris par les insurgés qui hissent le drapeau tricolore symbole de la Révolution de 1789. Enfin le 29 juillet, le Maréchal Marmont abandonne la ville et le Louvre et les Tuileries, emblème du pouvoir royal sont pris par les insurgés.

    LienLa liberté guidant le peuple d’Eugène Delacroix

    L’hésitation de 1830

    « Voici donc la bourgeoisie à l’œuvre et commençant, le jour même du triomphe populaire, son travail de réaction » écrit le romancier Alexandre Dumas, pour désigner l’atmosphère qui suit les trois glorieuses dont il est lui même participant. Tout d’abord, dans la ville de Paris, comme le montre l’historienne Mathilde Larrère, les notables bourgeois prennent le relais des combattants insurgés en recréant de façon autonome des légions de garde nationale dans chaque arrondissement. Ces actions ont pour but de rétablir l’ordre bourgeois et régulariser la victoire d’un peuple armé qui bien que vainqueur des Bourbons inquiète par sa force (Larrère, 2016). Le gouvernement provisoire place ensuite la garde nationale sous l’égide du Général La Fayette qui bien que se déclarant républicain est plus sceptique dans l’instant et prêt à se rallier à la solution orléaniste.

    Duc dArrivée du Duc d’Orleans à Paris le 29 juillet 1830

    Ensuite, sur le plan politique, la victoire des étudiants républicains et des ouvriers dans les rues de Paris fait craindre le retour de la République jacobine et de la Terreur pour les bourgeois libéraux qui sont restés souvent attentistes durant la révolution. Mais une fois que l’insurrection a vraiment triomphé et que Charles X est en position d’infériorité, l’opposition libérale s’organise. Elle est réunie à Paris dans l’Hôtel particulier du banquier Jacques Laffitte et désire désormais voir triompher la solution orléaniste pour éviter la République. Les députés désignent ainsi une commission municipale qui s’apparente à un gouvernement provisoire. Cette commission qui siège à l’Hôtel de Ville dès le 29 juillet et dont sont membres les libéraux Guizot et Périer a pour but de prendre d’avance les Républicains. Ensuite après des contacts établis par l’intermédiaire de Thiers et de Talleyrand avec le Duc d’Orléans, qui se montre avenant, les députés libéraux le nomme Lieutenant général du Royaume. Cette décision est appuyée par l’affiche de Thiers collée partout dans les rues de Paris :  « Charles X ne peut plus rentrer dans Paris : il a fait couler le sang du peuple. La République nous exposerait à d’affreuses divisions : elle nous brouillerait avec l’Europe. Le duc d’Orléans est un prince dévoué à la cause de la Révolution Le duc d’Orléans ne s’est jamais battu contre nous. »

    Le 31 juillet, La Fayette, commandant de la garde nationale trahit son discours républicain, en accueillant à l’Hôtel de ville le Duc d’Orléans. Il donne devant la foule réunie une accolade amicale qui légitime le Duc d’Orléans dans son pouvoir auprès du peuple parisien.

    https://fr.m.wikipedia.org/wiki/Fichier:Louis-Philippe,_roi_des_Français.jpgLouis-Philippe, Roi des Français © François Gérard

    Après le départ définitif de Charles X pour l’Angleterre, le terrain est enfin libre pour la chambre des députés qui révise la Charte malgré une opposition républicaine qui par une adresse à la chambre se lamente de ne pas voir la création d’une nouvelle assemblée constituante. Le 9 août le Duc d’Orléans prête serment devant la chambre des députés et la chambre des Pairs.  Il devient Louis-Philippe 1er, Roi des Français tandis que le drapeau tricolore remplace le drapeau blanc. Le 11 août, Louis-Philippe forme enfin son premier cabinet avec comme Président du conseil, le banquier Laffitte…

    La Réaction orléaniste : la célébration puis la répression

    Dans le journal l Organisateur le Saint-Simonien Prosper Enfantin écrit le 15 août 1830 : « Qui a vaincu lors de ces trois journées de juillet ? Les prolétaires, c est-à-dire le peuple. » tout en déplorant que  « La révolte sainte qui vient de s opérer ne mérite pas le nom de révolution ; rien de fondamental n est changé dans l organisation sociale actuelle ; quelques noms, des couleurs, le blason national, des titres ; quelques modifications législatives […] telles sont les conquêtes de ces jours de deuil et de gloire. »

    Outre plusieurs milliers de blessés, 1900 manifestants perdirent la vie durant les trois glorieuses dont la plupart étaient issus du monde ouvrier et artisanal (Noiriel, 2018). Ainsi en août la presse et le parti orléaniste célèbrent le peuple héroïque de Paris. Le National écrit « Le peuple a été puissant et sublime, c est lui qui a vaincu » tandis qu’un ministre de Louis-Philippe Charles Dupin écrit « Lorsqu il arrive comme aujourd hui qu une dynastie est fondée par suite de l héroïsme des ouvriers, la dynastie doit fonder quelque chose pour la prospérité de ces ouvriers héroïques ». Les ouvriers parisiens attendent avec espoir dans les semaines qui suivent les trois glorieuses des mesures d’amélioration de leurs conditions de vie, qui plus est dans un contexte de crise économique. De nombreux groupements d’ouvriers et cortèges manifestent à l’image de 4000 serruriers parisiens qui viennent en août demander à la préfecture une réduction du temps de travail. On constate aussi des manifestations contre le machinisme. Enfin avec le retour de la liberté de la presse, plusieurs journaux ouvriers naissent dans la capitale dès septembre 1830 à l’image des journaux Le Peuple ou L artisan , ce qui traduit la volonté de la classe ouvrière d’exprimer une parole et la revendication de droits sociaux dans le nouveau paysage politique.

    Pourtant face à ce mouvement ouvrier qui suit les trois glorieuses, le pouvoir se contente de simples mesures cosmétiques en distribuant aux combattants des trois glorieuses les « médailles de juillet ». Sur le plan économique, il ne s’agit en aucun cas de dévier du libéralisme. Le nouveau préfet de la police de Paris, Girod de l’Ain, déclare le 25 août « Aucune demande à nous adressée pour que nous intervenions entre le maître et l ouvrier au sujet de la fixation du salaire ou de la durée du travail journalier ou du choix des ouvriers ne sera admise comme étant formée en opposition aux lois qui ont consacré le principe de la liberté et de l industrie. ». Le nouveau pouvoir après un discours d’ouverture tient ensuite à écarter les ouvriers de la vie publique en les excluant de la garde nationale dès mars 1831 qui devient une milice bourgeoise. Enfin le suffrage censitaire est toujours maintenu, fondé cette fois sur l’impôt non de 300 mais de 200 francs, ce qui augmente le nombre d’électeurs de seulement 90 000 citoyens.

    Casimir PerierCasimir Perier

    En mars 1831, le banquier Casimir Perier devient président du conseil et fait régner l’ordre bourgeois en France. Il fait réprimer à Lyon l’insurrection des Canuts au nom de la liberté du commerce et des négociants. La répression fait 200 morts. Néanmoins Casimir Périer meurt quelques mois plus tard durant l’épidémie de Choléra qui frappe la France en 1832. L’épidémie qui fait environ 20 000 victimes rien qu’à Paris, dévoile la fracture sociale entre la bourgeoisie libérale et les ouvriers. Si les plus aisés ont quitté la capitale pour se réfugier à la campagne, les quartiers populaires comme l’île de la Cité insalubres avec de nombreuses rues étroites subissent une véritable hécatombe.

    Après la mort de Casimir Périer, Adolphe Thiers qui dans les années 1820 s’était fait en tant que journaliste, le chantre des libertés publiques devient ministre de l’intérieur. Il mène alors une véritable politique de répression contre les journaux Républicains en intentant plus de 300 procès contre la presse et les sociétés républicaines (Gilmore, 1997). Stendhal, dans son roman Lucien Leuwen d ont le se focalise sur les années 1830, écrit ce qui pourrait symboliser les premières années du règne de Louis-Philippe : « Depuis la révolution de juillet, la banque est à la tête de l’État – et la banque est la noblesse de la classe bourgeoise  (…) car le roi n’aime que l’argent ; il a besoin de beaucoup de soldats pour contenir les ouvriers et les républicains. »

    Références :
    CLÉMENT Jean Paul. Charles X. Le dernier Bourbon . Éditions  Perrin. 2015
    GILMORE Jeanne. La République clandestine, 1818-1848 . Éditions Aubier. 1997
    GUICHETEAUX Samuel. Les ouvriers en France. 1700-1835 . Éditions Armand Colin. 2014
    LARRÈRE Mathilde. L’urne et le fusil : la Garde nationale de Paris de 1830 à 1848 . PUF. 2016
    NOIRIEL Gérard. Une histoire populaire de la France . Agone. 2018
    WILLARD CLAUDE. La France ouvrière – Tome 1 – Des origines à 1920 . Éditions de l’atelier. 1994

    Pour aller plus loin :
    PINKNEY David. La Révolution de 1830. PUF. 1988
    BORY Jean-Louis. La Révolution de Juillet. Gallimard. 1972

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      « Il faut accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique » – Entretien avec Léonore Moncond’huy

      Antoine Bourdon · news.movim.eu / LeVentSeLeve · Monday, 9 November, 2020 - 18:44 · 32 minutes

    Léonore Moncond’huy est maire de Poitiers depuis les élections municipales de mars et juillet 2020. Elle l’a emporté face à Alain Claeys (Parti socialiste), ancien ministre et successeur de Jacques Santrot. À eux deux, ils avaient maintenu le PS à la tête de Poitiers pendant 43 ans. À 30 ans, l’ancienne conseillère régionale EELV a ainsi été propulsée à la tête de l’ancienne capitale régionale et chef-lieu de la Vienne. Elle est d’ailleurs la plus jeune femme maire d’une ville de plus de 80 000 habitants. Elle revient avec nous sur ces élections atypiques qui ont beaucoup centré l’attention médiatique sur l’écologie. Elle nous livre également sa vision d’un projet écologique voulant allier sobriété, justice sociale et concertation citoyenne. Pour cela, elle ne désire pas s’inscrire dans le match montant entre Éric Piolle, son ancrage à gauche, et Yannick Jadot, avec sa coalition plus consensuelle. Elle prône une écologie authentiquement citoyenne. Entretien réalisé par Antoine Bourdon.


    LVSL On a beaucoup parlé de la « vague verte » aux municipales dont vous faites partie, mais elle a surtout concerné les grandes villes de notre pays et n’a pas déferlé sur les communes rurales. Quelle analyse faites-vous de ces résultats ?

    Léonore Moncond’huy D’une part, « la vague verte » comme on l’a appelée, avec c’est vrai les victoires des grandes villes, montre que l’écologie a un ancrage local de plus en plus fort, ce qui est un signe fort d’implantation pour une force politique dans un pays. Je ne suis pas tout à fait d’accord avec la lecture qui est faite selon laquelle l’écologie serait simplement réservée aux grandes villes. D’abord, les maires des plus petites villes, en particulier en milieu rural, ne sont souvent pas étiquetés, ce qui ne veut pas dire que les programmes ne sont pas imprégnés par l’écologie. Ensuite il y a des maires écologistes en milieu rural, EELV en l’occurrence. Par exemple, à côté de Poitiers, une toute petite commune qui s’appelle La Chapelle-Moulière vient d’être remportée par un maire EELV, sauf qu’on n’en parle pas.

    Il y a la lecture des médias qui met les projecteurs sur les grandes villes beaucoup plus que sur les petites. Ce que je constate au quotidien comme maire d’une ville au centre d’une communauté urbaine assez rurale c’est que l’écologie imprègne de plus en plus de programmes, même auprès de maires qui sont sans étiquettes.

    LVSL Quelles carences avez-vous identifiées en matière d’écologie dans la gestion de Poitiers par les socialistes ? Comment expliquez-vous votre victoire face à un ténor du PS comme Alain Claeys et après 43 ans de gestion socialiste ?

    L.M . – Plutôt que de carences je parlerais de manque d’ambition. Pour nous l’écologie n’est pas une histoire de projets phares disséminés, c’est une grille de lecture globale sur l’ensemble des politiques que l’on met en œuvre. Toutes les politiques sociales, éducatives, économiques doivent intégrer dès le début un regard écologique, et faire en sorte d’améliorer la situation, climatique en particulier. Ce n’était pas la grille de lecture de la municipalité précédente. Il y avait des projets et des avancées mais ce n’était pas une approche globale. Cela n’allait pas du tout aussi loin que ce que l’on souhaitait, par exemple en matière d’alimentation biologique, de circuits courts dans la restauration collective ou de mobilités. Il fallait faire le choix radical de l’écologie et c’est ce que nous proposons faire avec notre projet.

    Sur le pourquoi de notre victoire, je ne le mettrais pas tout sur le compte de la radicalité de notre projet justement. Nous avons beaucoup porté un message de relève plutôt que de rupture. Il est impératif aujourd’hui pour une organisation politique de savoir se renouveler, de savoir être ouverte à l’évolution de la société. Je pense que ce qui a pêché chez notre adversaire socialiste en particulier, c’est l’absence de renouvellement des personnes et du logiciel politique. Le Poitiers de 2020 n’est plus le Poitiers des années 1970. Il fallait que le logiciel politique évolue pour répondre aux attentes nouvelles.

    Léonore MoncondLéonore Moncond’huy, entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

    LVSL Vous n’avez pas souhaité briguer la présidence du Grand Poitiers alors que le maire sortant, lui, était également président de la métropole. Vous avez de plus souhaité diminuer votre indemnité de maire d’environ un tiers. Ces choix sont-ils politiques pour vous ?

    L.M. Il est intéressant de mettre ces deux choix en relation car le même logiciel politique est derrière. C’est la volonté d’avoir un incarnation politique beaucoup plus collective et une gouvernance plus partagée et horizontale. C’est un état d’esprit que nous avons défendu pendant la campagne avec le projet Poitiers Collectif. Il porte bien son nom car nous avons développé un fonctionnement horizontal, démocratique, transparent et ouvert. Compte tenu de cela, il nous semblait cohérent de ne pas briguer la présidence du Grand Poitiers, puisque c’est une communauté urbaine de 40 communes et il n’apparait pas naturel que le maire de la ville-centre soit aussi président de métropole. On a donc fait le choix, comme symbole fort, de soutenir une présidente qui ne soit pas issue du Grand Poitiers.

    C’est la même raison qui a fait que mon indemnité a été baissée. Ce n’était pas la volonté symbolique de baisser l’indemnité du maire, mais celle de réduire de 1 à 5 au maximum l’écart entre l’indemnité la plus basse et l’indemnité la plus haute. On veut vraiment que chaque élu soit en charge du pilotage d’une partie de notre projet politique. Chaque élu a vraiment des missions pour la mise en œuvre du programme et cela mérite d’être rétribué par une indemnité correcte. Donc l’écart s’est réduit entre le plus bas et le plus haut, mais ce n’est pas tant mon indemnité qui compte que celle de tout le monde (NDLR : si l’indemnité de la maire a été réduite, celles des conseillers municipaux a été très légèrement rehaussée).

    « LA TROISIÈME VOIE QUE JE SOUTIENS EST CELLE DE L’ÉCOLOGIE CITOYENNE (…) UN MOUVEMENT D’ÉCOLOGIE POPULAIRE QUI CORRESPOND VRAIMENT AUX ATTENTES DE LA SOCIÉTÉ. »

    LVSL Vous faites partie d’EELV mais votre liste est composée de personnes de différents horizons partidaires (PCF, NPA, Nouvelle Donne, Génération.s) avec toujours un ancrage assez marqué à gauche. Selon vous, quelle stratégie peut s’avérer gagnante entre une coalition consensuelle la plus large possible, à la Yannick Jadot, ou assumer l’ancrage de l’écologie à la gauche de l’échiquier politique, comme l’envisage Eric Piolle ?

    L.M. – Encore une fois, je vais peut-être vous décevoir, mais je ne veux pas me laisser enfermer dans cette grille de lecture. Plusieurs histoires sont possibles : soit celle de la « vague verte » et tous derrière EELV, soit celle de rassemblement de la gauche au sens de l’union de partis politiques. Ni l’une ni l’autre ne me portent. La troisième voie que je soutiens est celle de l’écologie citoyenne, c’est-à-dire arriver à se faire se soulever et à structurer un mouvement d’écologie populaire qui correspond vraiment aux attentes de la société. C’est l’un des leviers de notre réussite à Poitiers : avoir une approche très ouverte qui s’émancipe de l’identité des partis. Poitiers Collectif était soutenu par des partis mais son fonctionnement était vraiment indépendant localement. C’est ce format très accueillant vis-à-vis de tous les citoyens intéressés par l’écologie et la politique qui a permis d’avoir un mouvement qui ressemblait vraiment aux gens. Je pense qu’il faut écouter l’état des lieux de la société actuelle. Il y a une forte défiance envers la politique et donc envers les politiques et les partis. Si l’on veut que l’écologie arrive aux responsabilités à d’autres échelles, il faut entendre ça et la faire porter par un mouvement qui dépasse les identités partisanes et les historiques partisans qui sont souvent faits de clivages et de guerres de chapelles. Je pense que c’est même un repoussoir pour les gens aujourd’hui.

    C’est comme cela qu’on peut rassembler des gens d’univers très différents. Il y a des partis pris politiques clairs à prendre mais je pense que la société est mûre pour un changement assez radical en faveur de l’écologie. C’est ce que montre la Convention Citoyenne sur le Climat par exemple. Les citoyens étaient apolitiques au début et lorsqu’on les a formés, ils ont compris l’urgence d’agir. Cela témoigne du fait que lorsqu’on ouvre en grand les portes de la politique à tous les citoyens, hors clivages partisans, il y a une appétence pour l’écologie. C’est à nous en tant qu’organisation politique de structurer les formes qui répondent à cette attente-là.

    LVSL Vous vous inscrivez donc dans la rupture avec le clivage gauche-droite qui faut beaucoup débat en ce moment dans la vie politique française ?

    L.M. Pour moi, l’écologie s’inscrit forcément dans l’héritage des politiques de gauche qui ont structuré la vie politique au XXème siècle, ne serait-ce que parce que le contexte écologique fait que les personnes les plus touchées aujourd’hui sont les personnes les plus fragiles socialement. On voit dans le contexte mondial que les pays les plus défavorisés sont les premiers à en subir les conséquences. Si l’on veut faire face à l’urgence écologique dans la justice sociale, on est obligé d’adopter une préoccupation sociale forte issue de l’héritage de la gauche. Mais la situation écologique est telle qu’elle demande à tout le monde de rénover en profondeur son logiciel politique, les organisations de droite comme celles de gauche. Une partie de la situation politique dont on hérite est issue de choix faits par la gauche. Pour évoluer, la gauche ne peut plus être en faveur du productivisme. L’écologie est justement une incitation à rénover les logiciels politiques de droite comme de gauche, et à faire un état des lieux des responsabilités partagées de la situation dans laquelle on se trouve.

    LVSL Votre liste était donc diversifiée mais était tout de même en compétition avec la liste Osons 2020, soutenue par la France Insoumise, pourquoi une telle division et quels freins se sont posés à une fusion des listes ?

    L.M. – C’est là que la méthode qui caractérise vraiment une démarche citoyenne intervient. Avec la liste Osons 2020 nous avions des projets politiques extrêmement similaires si ce n’est quelques points de divergences de l’ordre du détail. Les deux étaient très écologiques, très sociales et très pro-démocratie. Il n’y avait pas de problèmes sur les valeurs communes. En revanche sur la méthode qu’on s’est donné pour aboutir à ce que ce projet arrive aux responsabilités, nous n’étions pas sur la même vision de ce que devait être l’ouverture, la démocratie interne, l’horizontalité des pratiques. Typiquement, nous nous sommes toujours positionnés comme une alternative plutôt qu’une opposition, comme le fait d’être dans la relève plutôt que dans la rupture. On sentait que c’était ce qu’attendaient les citoyens. Cela nous a valu d’être taxés de « bisounours » par la liste que vous mentionnez car nous n’étions « pas assez radicaux ». Or pour moi il faut distinguer la radicalité de fond de la radicalité de forme. S’il on veut que la radicalité de fond arrive aux responsabilités, il faut une forme qui embarque tout le monde. C’est là-dessus que nous avions des incompréhensions mais nous avons consacré énormément d’énergie à faire en sorte que cela fonctionne. Il y a vraiment eu des efforts de part et d’autre pour que cela aboutisse mais il y avait finalement une vraie divergence de méthode et de vision de ce que doit être une démarche citoyenne.

    « IL FAUT QUE CEUX QUI SONT LES PLUS FRAGILES ET DONC LES MOINS RESPONSABLES DE LA CRISE ÉCOLOGIQUE SOIENT LES PLUS PROTÉGÉS PAR L’ACTION POLITIQUE. »

    LVSL Par ailleurs, on présente beaucoup l’écologie comme une thématique d’urbains de classe supérieure, mais votre campagne a été menée par des personnes provenant de tous les quartiers de la ville et notamment les plus défavorisés. Vous êtes arrivée en tête dans beaucoup de bureaux de vote des quartiers populaires comme aux 3 Cités ou à Beaulieu. Comment selon vous la question écologique résonne-t-elle dans ces couches de la population et comment envisagez-vous de combiner engagement écologique et lutte contre la précarité et l’exclusion sociale ?

    L.M. – Je dirai deux choses. D’une part sur la mobilisation qui a accompagné notre victoire dans les quartiers. On a vraiment voulu structurer une démarche citoyenne ouverte à tous mais on s’est rendu compte que ce n’était pas si facile d’avoir une vraie diversité dans les personnes qui s’impliquent en politique. On s’est amélioré au fur et à mesure mais ça reste une piste de progression et un enjeu majeur d’avoir cette diversité. Sur la fin de la campagne, on a constaté qu’on avait un déficit de représentation dans les quartiers et on avait envie d’améliorer ça dans une approche sincère. On ne voulait pas juste aller faire des selfies en bas des tours pour dire « On s’intéresse à vous ». Ce n’est pas notre approche. On a réfléchi et on a pensé que l’angle de la jeunesse était celui sur lequel on avait un vécu générationnel commun. On a beau ne pas vivre dans les mêmes quartiers, ne pas avoir les mêmes origines sociales ou géographiques, peu importe, on partage un vécu générationnel qui fait qu’on aura tous affaire aux mêmes défis à l’avenir, et en particulier le défi écologique. Des jeunes qui parlent à d’autres jeunes de perspectives d’avenir inquiétantes, cela a fait qu’on s’est retrouvé sur un pied d’égalité. On est donc partis sur une approche de projets. On leur a proposé par exemple d’organiser la Fête de la musique ensemble. On était encore sur un pied d’égalité entre nous qui avions l’intention politique de dire « On veut de la culture dans les quartiers » et eux qui avaient le réseau de la musique urbaine à Poitiers et qui nous en ont fait bénéficier. Voilà comment on a essayé de gagner, je l’espère à long terme, la confiance des jeunes dans les quartiers de Poitiers.

    Sur le projet politique et la politique sociale notamment, pour moi les enjeux sont intrinsèquement liés. Quand on prend une approche globale, si l’on veut accompagner la transition écologique, il faut le faire par le prisme de la justice sociale. Il faut que ceux qui sont les plus fragiles et donc les moins responsables de la crise écologique soient les plus protégés par l’action politique. C’est un cadre global, mais si je dis ça aux gens sur les marchés ça ne leur parle pas. Pour moi, ce qui est la clé, c’est le vocabulaire commun. Lorsqu’on discute avec les jeunes des quartiers, ils ont plein de projets de création d’activité pour faire vivre leur ville et ils veulent qu’on soit à l’écoute de leurs projets. Cela se concilie très bien avec un vocabulaire écologiste qui tend à dire qu’il faut relocaliser l’économie. Nous disons cela dans un prisme écologique mais eux l’entendent comme un soutien à leurs initiatives d’activités économiques. C’est le même projet sauf qu’on ne va pas le défendre de la même manière auprès de tout le monde. Dire qu’on soutient leurs projets parce que c’est une richesse économique locale qui vient des quartiers est très cohérent avec un projet écologique et ça parle à tout le monde. C’est la confiance en les acteurs et l’activité locale. C’est un bon exemple d’approche économique qui marie l’aspect écologique ainsi que l’aspect « quartiers » et justice sociale.

    PoitiersVille de Poitiers. © Wikimediacommons

    LVSL Un des projets les plus controversés de Poitiers Collectif est la fermeture de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pourquoi souhaiter sa fermeture ? Que deviendraient ses infrastructures et les personnels qui y travaillent ?

    L.M. – C’est un projet plus différenciant que clivant par rapport aux autres propositions politiques. Quand on est élu, on se rend compte qu’on dit tout haut ce que beaucoup de personnes pensent tout bas. Cet aéroport ne sert pas à grand-chose, il n’a jamais été prouvé qu’il servait vraiment à l’économie et qu’il représente de plus en plus un gaspillage d’argent public. Sa fermeture est avant tout une question de bon sens économique avant d’être une question écologique. D’une manière générale, le transport aérien est un symbole de l’injustice climatique qui se marie à une injustice sociale. Aujourd’hui l’avion est un transport qui est emprunté par une minorité de personnes à l’échelle nationale et à l’échelle mondiale et pourtant il est fortement responsable du changement climatique. Et en plus ceux qui en pâtissent le plus sont ceux qui n’auront jamais l’occasion de prendre l’avion ! D’autant plus que c’est le transport qui est le plus subventionné par l’Etat alors que c’est le moins vertueux d’un point de vue climatique. Voilà pour le cadre général.

    À Poitiers, pourquoi fermer cet aéroport ? Cet aéroport est structurellement déficitaire et financé à 90 % par de l’argent public. Cet argent public, on en a vraiment besoin ailleurs. Les urgences sont dans la mobilité collective du quotidien. On a besoin de redévelopper le train pour permettre aux gens d’aller depuis leur lieu d’habitation à leur lieu de travail ou au Futuroscope en transports collectifs. Je pense que ces moyens seraient bien mieux affectés dans le bus et le train que dans l’aéroport. C’est aussi ce que demandent beaucoup de chefs d’entreprises qui disent qu’ils n’empruntent jamais l’aéroport. Les flux principaux sont composés de touristes qui viennent d’Angleterre et qui viendraient quand même avec le train parce qu’ils ont le temps. Il y a le point de vue politique qui veut être responsable vis-à-vis de l’argent public mais aussi le point de vue économique qui demande des résultats sur les mobilités notamment entre Poitiers et le Futuroscope et pour lesquels on a besoin d’argent. La décision vis-à-vis de l’aéroport pourrait être accélérée par la crise du COVID qui, de fait, a conduit à accélérer la fragilisation des petites structures aéroportuaires comme celles de Poitiers. Il y a un fort déficit du fait de l’arrêt des lignes. Il ne s’agit pas de tout fermer du jour au lendemain. Notre projet parlait de se désengager progressivement de l’aéroport de Poitiers-Biard. Pour ce qui est des salariés, comme dans le cadre d’une évolution industrielle, cela se fait par une gestion prévisionnelle des emplois et des compétences en regardant sur quels secteurs on peut les réorienter localement. Quand c’est anticipé, cela peut bien marcher. D’autant plus que les chiffres ne sont pas énormes, on considère que ce sont entre 50 et 100 personnes qui y travaillent directement ou indirectement. Un certain nombre d’entre eux sont directement repositionnables comme par exemple les équipes de sécurité. Ce sont des métiers qui peuvent s’appliquer sur différents marchés, il n’y a donc pas vraiment de problème là-dessus. Ensuite l’aéroport de Poitiers-Biard est une emprise foncière au cœur d’une zone urbanisée. Je suis convaincue comme un certain nombre d’élus qu’on peut en faire un projet très désirable. Si l’on veut fermer pour fermer on n’emportera pas l’adhésion de la population avec ça mais si on veut fermer pour une alternative désirable, ça pourrait être un tiers-lieu, de l’agriculture urbaine, que sais-je, c’est comme ça qu’on embarquera les gens sur le fait de reconnaître que c’est une solution responsable et à la fois enthousiasmante.

    LVSL Un des thèmes qui a marqué votre campagne a été la promotion de la monnaie locale de Poitiers, le Pois. Les aventures monétaires locales sont souvent des projets incertains et peu fructueux, pourquoi en faire un thème aussi important ?

    L.M. Certes, il y a des modèles fragiles et qui fonctionnent moins bien que d’autres. Cependant ceux qui fonctionnent sont soutenus par les collectivités, comme à Bayonne (l’eusko, NDLR). Si le politique porte un message de soutien fort, cela renforcera l’association qui la porte, et cela encouragera le grand public et les commerçants à se l’approprier. Il faut évidemment voir ce qui est possible d’être fait dans le cadre légal, mais nous souhaitons structurer ces liens entre la collectivité et l’association porteuse de la monnaie locale, en finançant certaines primes autour de Noël par exemple. Je suis encore un peu réservée pour l’instant en ce qui concerne le financement des prestations sociales par le Pois. Mais lorsque les étudiants arrivent à Poitiers sans y habiter à la base, on leur offre un pack d’arrivée qui comprend des cadeaux et des bons d’achat. On envisage de faire passer ces bons par le Pois pour soutenir les commerçants qui y ont recours. C’est un cercle vertueux que nous allons essayer d’encourager.

    « CETTE ASSEMBLÉE CITOYENNE AURA UNE PLACE DE DROIT AU CONSEIL MUNICIPAL (…) POUR QUE LES ÉLUS SOIENT OBLIGÉS DE RÉPONDRE AUX INTERPELLATIONS QUI LEUR SONT FORMULÉeS. »

    LVSL Vous avez imaginé différents dispositifs pour redonner la parole et le pouvoir aux poitevins comme une assemblée tirée au sort ou un référendum d’initiative locale. Vous vous étiez également donné pour mission de ramener les abstentionnistes aux urnes lors des élections. Au vu de l’abstention record de ces élections, pensez-vous pouvoir impliquer l’ensemble des poitevins dans votre démarche et l’articuler avec une ambition écologique ?

    L.M. – C’est vrai que le taux de participation aux municipales invite à l’humilité. Il n’a jamais été aussi bas à Poitiers. Par contre, la lecture que j’en fait est que nous avons gagné parce qu’il y a eu une forte mobilisation autour de notre liste. Je pense vraiment qu’il y a eu un effet de vote d’adhésion ce qui n’est pas si fréquent aujourd’hui, et un vote d’enthousiasme, ce qui n’a pas été le cas pour les autres listes. Cela m’incite à poursuivre dans ce type de modèle, très ouvert, très dynamique, très jeune, parce que c’est ce qui fait revenir les gens vers la politique aujourd’hui. Ce n’est pas du tout gagné parce que redonner confiance après les années qu’on a vécu et avec ce à quoi on assiste au niveau national, c’est un combat de long terme. J’espère que lors des prochaines élections on aura déjà un taux de participation plus élevé.

    Par rapport aux outils que vous évoquez, effectivement on s’est engagé à mettre en place tous les outils qui permettraient à tous les citoyens qui le souhaiteraient de s’investir dans la vie démocratique locale. L’assemblée citoyenne, il y aura une part de tirage au sort mais on ne veut pas rajouter un étage au millefeuille. Il y a un tiers de membres qui seront tirés au sort mais aussi un autre tiers qui sera issu d’instances déjà existantes comme les comités de quartiers, les conseils citoyens, etc parce qu’il s’agit aussi de valoriser tous les gens qui s’engagent déjà sur le territoire. Ce qui pêchait avant c’était que beaucoup de travaux étaient produits dans les différentes instances mais qui n’avaient jamais de retour, ou en tout cas l’impression de ne jamais avoir de retour, de la part des politiques. Cette assemblée citoyenne aura une place de droit au conseil municipal, à chaque fois à l’ordre du jour pour mettre les sujets qu’elle désire justement à l’ordre du jour et pour que les élus soient obligés de répondre aux interpellations qui leur sont formulées. Il y a un droit de suivi des interpellations citoyennes vis-à-vis des politiques.

    Il y a aussi deux autres outils, le droit d’initiative locale et le référendum d’initiative locale pour que les citoyens qui souhaitent se saisir de projets, d’interpellations politiques puissent le faire. Le droit d’initiative locale fonctionne ainsi : si mille cinq cent personnes signent une interpellation, elle est forcément mise à l’ordre du jour du conseil municipal et celui-ci doit rendre un avis. Et l’étage du dessus, c’est le référendum d’initiative locale, c’est cinq mille signatures. Si elles sont réunies, si cela rentre dans le cadre des compétences municipales, elle est soumise au vote de la population. On redonne la main aux citoyens s’ils veulent s’en saisir. Il n’y a pas d’obligation à s’engager donc ça ne fera peut-être pas s’engager tout le monde. En revanche, j’espère qu’on évitera toute frustration sur le fait que les élus kidnappent l’action publique. Tous ceux qui voudront s’engager auront les moyens de le faire. Je pense que c’est petit à petit comme ça, en systématisant les référendums qu’on arrivera à aboutir à un état d’esprit différent vis-à-vis de la politique.

    Pour terminer votre question quant à l’écologie, pour moi on n’arrivera pas à mettre en œuvre les changements écologiques sans embarquer tout le monde et on n’arrivera pas à embarquer tout le monde en les imposant. Justement, c’est pour moi très pragmatique d’associer tout le monde, de trouver les moyens de mettre tout le monde autour de la table, de faire des concertations. Ça prend un peu plus de temps mais à la fin le résultat est beaucoup plus solide et a une acceptation sociale beaucoup plus forte.

    Léonore MoncondLéonore Moncond’huy en entretien avec Antoine Bourdon (LVSL) © Zoé de Soyres

    LVSL Cette idée d’assemblée citoyenne tirée au sort rappelle à plusieurs égards la Convention Citoyenne sur le Climat. Quel bilan tirez-vous de ses travaux ?

    L.M. – Les travaux sont super, je les ai suivis, on les a invités pendant la campagne pour des événements, les Lendemains Collectifs. On avait invité notamment Loïc Blondiaux qui fait partie des animateurs de la Convention Citoyenne. Franchement, le travail qui a été fait est vraiment de qualité. On peut saluer la volonté du gouvernement d’avoir joué le jeu sur le côté prendre les citoyens de façon représentative, accompagner de manière solide, participative et de qualité. Je pense vraiment que les propositions issues de la Convention Citoyenne pour le Climat correspondent aux attentes de la société et c’est ce qui me fait dire que la société est mûre pour un changement radical. Il y a des propositions qu’on n’aurait même pas osé mettre dans notre programme tellement elles vont loin ! Mais ce qui est complètement déprimant c’est l’absence de réponse du gouvernement. Ils avaient dit trois jokers, puis finalement quatre, puis finalement « non, on verra » et puis finalement « non je peux pas » (sic). C’est complètement déprimant, ils ne jouent pas le jeu, ils n’écoutent pas la parole citoyenne alors même qu’ils ont tout faits pour qu’elle soit légitimée. Par exemple, je reviens sur l’aérien, il y a une demande claire de limitation du trafic et en particulier du trafic intérieur mais il y a une frilosité à prendre des décisions politiques. Pareil sur la place de la publicité, pareil sur l’étalement urbain, sur les centres commerciaux, on dit qu’il faut arrêter et en fait on ne prend rien de coercitif vis-à-vis de cela. Je suis vraiment très déçue, si tant est qu’on puisse être encore déçu et déprimé par l’absence de volontarisme du gouvernement. Je suis d’un naturel plutôt ouvert en enthousiaste donc j’étais prête à y croire et puis là, bon, encore raté.

    « Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est (…) le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. »

    LVSL 30 milliards ont été alloués à la transition écologique dans le plan de relance annoncé par Jean Castex. Pensez-vous que le gouvernement se donne suffisamment les moyens de s’atteler aux grands chantiers écologiques ?

    L.M. – Vous tombez bien, j’ai lu tout le plan de relance hier soir ! Dans mes missions à Grand Poitiers, je suis en charge des relations partenariales, je définis ça un peu comme chercheur d’or, c’est-à-dire aller porter notre projet auprès du gouvernement et des différents partenaires pour qu’ils avancent plus vite. Dans le plan de relance, il y a des parties qui vont dans le bon sens. Je pense à tout ce qui est soutien à la production alimentaire locale, à la rénovation énergétique des bâtiments publics, du ferroviaire etc. Il y a des angles qui sont très bon et qui vont dans le sens de ce que l’on souhaite soutenir au niveau politique. Sauf qu’on est dans le « en même temps », on soutient le ferroviaire mais « en même temps » on soutient la filière aéronautique à fond les ballons sans aucune mise en perspective climatique de l’avenir de cette filière-là. Pour moi, c’est clairement irresponsable et pas lucide d’un point de vue écologique. C’est ce que je décrivais vis-à-vis du logiciel politique de mon concurrent à Poitiers. L’écologie ce n’est pas des mesurettes, c’est forcément une vision globale. Si on développe les petites lignes de train et « qu’en même temps » on ne réduit pas le trafic routier ou le trafic aérien, on ne gagnera rien d’un point de vue de l’impact carbone. Donc pour moi ce plan ne va pas assez loin. Non pas en termes de montant financier mais en termes de priorisation financière et d’approche globale : où est-ce qu’on met l’argent et où est-ce qu’on dit « stop, il faut arrêter de financer ça » ? Je pense en particulier au secteur aéronautique et aux infrastructures routières.

    LVSL Les régionales et les départementales approchent à grand pas, quels seront les enjeux principaux de cette campagne au niveau de la Vienne, de la Nouvelle-Aquitaine et au niveau national ? Comptez-vous reconduire la coalition qui a porté Poitiers Collectif ?

    L.M. – Pour moi l’enjeu, c’est celui-là. Depuis notre élection, au niveau local en tout cas, on constate un fort enthousiasme vis-à-vis de cette victoire. Même des gens qui n’y croyaient pas trop jusqu’à la fin voient que ça marche et qu’en s’impliquant on peut changer les choses et reprendre la main sur l’avenir politique. Pour moi ce qui compte, c’est le fait d’avoir des formes politiques qui sont prêtes à accueillir cet enthousiasme, cette relève politique. Ce que les organisations politiques doivent entendre, c’est que ce qui a marché ici, c’est la forte ouverture et le fait d’accepter de passer la relève à une nouvelle génération politique. Si l’on ne veut pas perdre le bénéfice de ces victoires, il faut s’ouvrir à ce pourquoi elles ont fonctionné. L’ouverture et le renouvellement des personnes et des pratiques en font partie. Le défi est que c’est dans six mois, nous avons mis deux ans à structurer tout cela et il n’y avait pas un mois de trop, clairement. C’est donc de réussir à faire ça en « mode flash » alors que cela implique une forte évolution de culture politique au sein des organisations. Au sein d’un groupe local c’est déjà compliqué donc au niveau départemental et régional, bon courage ! Mais avec beaucoup d’énergie et de bonne volonté, je suis convaincue que c’est possible et que la société est mûre pour cela. Non seulement c’est possible mais c’est même à cette condition-là qu’on gagnera selon moi. Si l’on part en mode « tous derrière moi » ou en mode « union de la gauche » ça ne marchera pas parce qu’il manque la partie citoyenne et aujourd’hui il faut la partie citoyenne pour gagner.

    Au niveau départemental, on a clairement une politique qui n’est pas du tout écologique. Il y a des grands projets qui sont complètement à contre-sens de ce qu’on devrait faire pour l’écologie comme par exemple le soutien à l’aéroport. Le département a perdu la compétence de développement économique et pourtant il le finance aux deux-tiers. Et dans le même temps il ne finance pas assez les politiques sociales qu’il devrait financer. Je pense aussi au projet de Mémorial du Poitou, un projet touristique qui me paraît complètement hors-sol. Pour le coup, il y a des marqueurs politiques qui vont être très différenciants entre la gauche et la droite, entre le progressisme et le conservatisme. Je pense aussi qu’il y a une réconciliation à trouver entre les villes et les campagnes, comme on parlait au début de l’entretien. Le côté « écologie dans les villes et pas dans les champs », je n’y crois pas. L’enjeu ça va être de faire reconnaître que la société urbaine comme rurale est mûre pour un changement écologique au niveau départemental, en particulier dans la Vienne qui est un département très rural.

    En ce qui concerne les régionales, c’est la première élection depuis la fusion des régions. Ici, la fusion a énormément marqué les gens. Le sentiment qui est partagé par beaucoup, que ça soit une réalité ou un sentiment, mais on sait qu’en politique le ressenti compte beaucoup, c’est que la région est partie, qu’elle s’est éloignée des territoires et que tout se décide à Bordeaux. Pour moi, le message et le projet principal à porter c’est « la région revient vers les territoires », c’est comment on repense complètement la gouvernance l’organisation de l’administration régionale pour que les citoyens de Poitiers, de Loudun, de Thouars se sentent à égalité avec ceux de la métropole bordelaise. Ce n’est pas du tout le cas aujourd’hui. À Poitiers, il y a une grande peur du déclassement, de la perte des centres de décisions vers Bordeaux, une peur de la métropolisation qui correspondent à des choses réelles mais sur lesquelles il faut porter un message clairement à rebours. En plus de la question des territoires qui pour moi est fondamentale, d’où le fait de porter des projets au niveau des ex-capitales, la région ne pourra pas faire sans Poitiers. Il y a aussi la question écologique. Je suis élue sortante, je rends mon mandat dans quelques semaines, un peu à contrecœur, mais nous avons porté des sujets écologiquement très forts au niveau de la région avec de forts points de clivage avec le président Alain Rousset, qui se représente. Les points de clivage qui ont été les nôtres pendant le mandat resteront les mêmes pendant la campagne. La question des bassines* par exemple, quel modèle se donne-t-on de la gestion de l’eau ? Nous n’avons pas la même vision là-dessus. Sur les transports aussi, je pense que le candidat Alain Rousset va faire une campagne très portée sur les grandes infrastructures de transport comme la LGV au Sud de la région. Nous sommes plutôt pour la défense des mobilités du quotidien et en particulier sur le ferroviaire. Il faut mettre tous les moyens sur la réouverture de lignes de TER, sur l’extension des dessertes, plutôt que sur les gros projets qui sont au service de la métropolisation.


    • Les bassines d’irrigation, présentes dans toute la région Nouvelle-Aquitaine sont un dispositif de pompage des nappes phréatiques pendant l’hiver et de stockage dans de grandes fosses à ciel ouvert pour permettre l’arrosage des champs l’été. Les opposants à ces bassines dénoncent une aberration écologique (pompage des nappes au moment où elles se reconstituent) et la privatisation de l’eau qui en découle. Pour en savoir plus : https://france3-regions.francetvinfo.fr/nouvelle-aquitaine/deux-sevres/niort/projet-bassines-poitou-charentes-pro-anti-manifestent-1434501.html

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